Déceptions causale et relationnelle

La déception est un lieu commun dans les arts numériques. Les artistes ont en effet souvent tendance à surutiliser cette stratégie esthétique envers leur public. En effet, si l’informatique est la mise en place d’une causalité, d’une relation de cause à effet et d’effet à cause entre l’utilisateur et l’ordinateur par l’intermédiaire d’interfaces d’entrée et de sortie, les artistes tentent de brouiller cette boucle permanente qui ouvre un monde et nous immerge dans un univers informationnel. Ainsi, une installation interactive artistique permettrait de déjouer l’usage classique et réputé normal de l’outil ordinateur en produisant une certaine frustration chez l’utilisateur  qui n’aurait plus la compréhension de la relation de causalité qui l’unit à double sens avec la machine.

Cette déception n’est pas sans rapport avec son opposé apparent : le miroir interactif qui consiste à produire une causalité univoque entre les causes et les effets. Dans les deux cas c’est la même conception esthétique qui est en jeu. Il s’agit de provoquer quelque chose, frustration ou maîtrise, chez le spectateur. La conception de la sensibilité reste causale parce que c’est l’intention de l’artiste implantée dans le programme qui permet de provoquer tel ou tel sentiment chez celui qui regarde et qui agit. En ce sens, il n’y a pas vraiment d’extériorité, la relation est close entre les deux éléments.

Critiquer la déception comme stratégie d’une esthétique numérique c’est aussi devoir critiquer la littéralité du miroir interactif. Il faudrait dès lors distinguer au moins deux déceptions dans le champ des arts numériques. La première dont nous avons parlé et qui ne faisant que déjouer la boucle causale qui fonde l’informatique commerciale ne fait finalement que la rejouer sur une autre scène. La seconde nous est offerte en creux par l’analyse de la première. La déceptivité causale oublie en effet que la relation entre l’oeuvre et un individu n’est pas un univers fermé et immersif coupé du reste du monde, mais n’est qu’une césure entre un avant et un après contextuels qui définissent de part en part la perception que l’on a du dispositif. La rupture de la causalité est en ce sens une suspension temporaire du flux causal, flux qui n’est en rien naturel et inhérent à la réalité mais qui constitue une construction idéologique. La seconde déception laisse une place au monde et à celui qui fait face au dispositif, elle est contextuelle et par la même on ne peut pas totalement l’anticiper, c’est pour cette raison que sa définition ne peut être qu’introductive et incomplète.

Pour approcher cette déception esthétique nous pouvons faire référence au projet Capture qui provoque une certaine déception qui n’est pas d’ordre causal. De quoi s’agit-il ? Si Capture se présente comme un dispositif capable de générer les différentes composantes produits habituellement par un groupe de musique pop, au sens large du terme, le résultat reste moyen, gris, maussade, neutre. On a le sentiment qu’il manque quelque chose et c’est ce manque qu’il faut endurer. En effet, Capture ne pourra jamais produire quelque chose d’identique à un être humain, justement parce que la génération utilisée veut s’en rapprocher et ne consiste absolument pas en une production formelle et expérimentale de musique électronique. La génération se rapproche de l’humain par une moyenne, c’est cette grisaille dont nous parlions, et c’est justement elle qui produit une déception parce qu’on ne peut être enthousiasmé ni par le caractère machinique (qui mime l’être humain) ni par le caractère humain (qui sonne comme une machine). Cet entre deux, qui est nouvelle forme de mimesis, ne permet pas à la perception de se localiser par rapport à cet objet. Capture est donc réellement déceptif non pas parce qu’il disloque la causalité à laquelle nous somme habitué face à un ordinateur, mais parce que contextuellement nos attentes ne reçoivent aucune réponse, ni du côté de l’être humain ni du côté de la machine. Peut-être est-ce là la source d’une nouvelle émotion fondée sur une indistinction entre l’anthropologique et le technologique. Ne plus savoir à quoi on a affaire c’est bien sûr au premier abord provoquer chez le public une frustration et un énervement, mais c’est aussi remettre en cause la causalité en tant que telle parce que par une telle neutralisation de la relation entre l’être humain et la machine on parvient à disloquer ce qui structure la condition même de la causalité, c’est-à-dire l’instrumentalité comme telle qui permet au sujet de poser un objet qu’il est capable d’utiliser et qui est une voie de communication avec le monde.

En distinguant les deux modes de déception dans les arts numériques, nous entrevoyons aussi deux mode d’insertion des oeuvres dans le monde. Un premier mode qui se fonde sur l’idéologie de la causalité pour l’interrompre, et donc en affirmer encore le pouvoir. Un second mode qui en remettant en cause la relation entre l’homme et la machine, interroge la sensibilité et la reprise de la perception, c’est-à-dire qui met en jeu l’intelligence esthétique. Les deux modes de déception correspondent chacun à un mode d’attente. C’est dans ce dédoublement qu’il sera possible sans aucun doute de découvrir de nouvelles modalités esthétiques dans les arts numériques qui ne seront plus considérés comme des systèmes fermés d’expérimentation, mais comme des dispositifs dans un monde, dans un avant et un après, dans un flux fait de turbulences continues. La déception causale porte sur la relation fermée d’une instrumentalité. La déception relationnelle porte sur la relation au monde. De sorte que la déception provoquée par Capture n’est pas anecdotique, elle est structurelle, c’est la déception même de notre relation à nos projections technologique qui ne sont jamais au bon endroit, ni machine ni êtres humains. Et c’est au travers de cette déception qu’une relation à un reste, encore inconnu et indéfini, peut s’ouvrir.