Déceptions causale et relationnelle

La déception est un lieu commun dans les arts numériques. Les artistes ont en effet souvent tendance à surutiliser cette stratégie esthétique envers leur public. En effet, si l’informatique est la mise en place d’une causalité, d’une relation de cause à effet et d’effet à cause entre l’utilisateur et l’ordinateur par l’intermédiaire d’interfaces d’entrée et de sortie, les artistes tentent de brouiller cette boucle permanente qui ouvre un monde et nous immerge dans un univers informationnel. Ainsi, une installation interactive artistique permettrait de déjouer l’usage classique et réputé normal de l’outil ordinateur en produisant une certaine frustration chez l’utilisateur qui n’aurait plus la compréhension de la relation de causalité qui l’unit à double sens avec la machine.

Il m’arrive parfois, face à ces œuvres numériques qui me résistent, de m’interroger sur la nature même de cette frustration qui m’envahit : est-elle le signe d’un échec, d’une communication manquée, ou au contraire le témoignage d’une rencontre plus authentique avec l’altérité technologique ? N’y a-t-il pas, dans cette suspension momentanée de ma compréhension, dans cette interruption du flux habituel de mes interactions avec la machine, quelque chose qui ouvre la possibilité d’une expérience esthétique plus profonde, plus déroutante aussi ?

Cette déception n’est pas sans rapport avec son opposé apparent : le miroir interactif qui consiste à produire une causalité univoque entre les causes et les effets. Dans les deux cas c’est la même conception esthétique qui est en jeu. Il s’agit de provoquer quelque chose, frustration ou maîtrise, chez le spectateur. La conception de la sensibilité reste causale parce que c’est l’intention de l’artiste implantée dans le programme qui permet de provoquer tel ou tel sentiment chez celui qui regarde et qui agit. En ce sens, il n’y a pas vraiment d’extériorité, la relation est close entre les deux éléments.

Je me souviens de cette installation interactive où chacun de mes mouvements se trouvait immédiatement traduit en formes lumineuses sur un écran géant : fascination initiale devant cette extension numérique de mon corps, puis ennui progressif face à cette causalité trop prévisible, trop littérale. N’était-ce pas là le symptôme d’une conception encore trop pauvre de l’interactivité, enfermée dans le paradigme d’une causalité simple qui ne fait que reproduire, sur un mode technologique, la plus banale des expériences physiques — celle du miroir qui reflète fidèlement nos mouvements ?

Critiquer la déception comme stratégie d’une esthétique numérique c’est aussi devoir critiquer la littéralité du miroir interactif. Il faudrait dès lors distinguer au moins deux déceptions dans le champ des arts numériques. La première dont nous avons parlé et qui ne faisant que déjouer la boucle causale qui fonde l’informatique commerciale ne fait finalement que la rejouer sur une autre scène. La seconde nous est offerte en creux par l’analyse de la première. La déceptivité causale oublie en effet que la relation entre l’œuvre et un individu n’est pas un univers fermé et immersif coupé du reste du monde, mais n’est qu’une césure entre un avant et un après contextuels qui définissent de part en part la perception que l’on a du dispositif. La rupture de la causalité est en ce sens une suspension temporaire du flux causal, flux qui n’est en rien naturel et inhérent à la réalité mais qui constitue une construction idéologique. La seconde déception laisse une place au monde et à celui qui fait face au dispositif, elle est contextuelle et par la même on ne peut pas totalement l’anticiper, c’est pour cette raison que sa définition ne peut être qu’introductive et incomplète.

Cette distinction entre deux modalités de la déception ne nous invite-t-elle pas à repenser en profondeur notre rapport à la technologie ? Car ce qui se joue ici dépasse largement le cadre restreint de l’art numérique : n’est-ce pas notre relation même au monde technicisé qui se trouve mise en question ? La causalité simple, cette relation transparente entre nos actions et leurs effets, n’est-elle pas le modèle dominant de notre interaction quotidienne avec les machines — modèle que l’économie numérique s’efforce de perfectionner sans cesse, à travers des interfaces toujours plus intuitives, des réponses toujours plus immédiates, une fluidité toujours plus grande ?

Pour approcher cette déception esthétique nous pouvons faire référence au projet Capture qui provoque une certaine déception qui n’est pas d’ordre causal. De quoi s’agit-il ? Si Capture se présente comme un dispositif capable de générer les différentes composantes produites habituellement par un groupe de musique pop, au sens large du terme, le résultat reste moyen, gris, maussade, neutre. On a le sentiment qu’il manque quelque chose et c’est ce manque qu’il faut endurer. En effet, Capture ne pourra jamais produire quelque chose d’identique à un être humain, justement parce que la génération utilisée veut s’en rapprocher et ne consiste absolument pas en une production formelle et expérimentale de musique électronique. La génération se rapproche de l’humain par une moyenne, c’est cette grisaille dont nous parlions, et c’est justement elle qui produit une déception parce qu’on ne peut être enthousiasmé ni par le caractère machinique (qui mime l’être humain) ni par le caractère humain (qui sonne comme une machine). Cet entre-deux, qui est nouvelle forme de mimesis, ne permet pas à la perception de se localiser par rapport à cet objet.

N’est-ce pas précisément dans cet espace indéterminé, dans cette zone de flottement entre l’humain et le machinique, que se joue quelque chose d’essentiel ? Cette indétermination n’est-elle pas plus féconde, plus riche de possibilités, que la détermination stricte d’une causalité transparente ou que son simple renversement ? Je songe à ces moments d’écoute de Capture où mon esprit oscille perpétuellement entre la reconnaissance de patterns musicaux familiers et l’étrangeté d’une construction algorithmique : cette oscillation même, cette instabilité de ma perception, n’est-elle pas le lieu d’une expérience esthétique singulière ?

Capture est donc réellement déceptif non pas parce qu’il disloque la causalité à laquelle nous sommes habitués face à un ordinateur, mais parce que contextuellement nos attentes ne reçoivent aucune réponse, ni du côté de l’être humain ni du côté de la machine. Peut-être est-ce là la source d’une nouvelle émotion fondée sur une indistinction entre l’anthropologique et le technologique. Ne plus savoir à quoi on a affaire c’est bien sûr au premier abord provoquer chez le public une frustration et un énervement, mais c’est aussi remettre en cause la causalité en tant que telle parce que par une telle neutralisation de la relation entre l’être humain et la machine on parvient à disloquer ce qui structure la condition même de la causalité, c’est-à-dire l’instrumentalité comme telle qui permet au sujet de poser un objet qu’il est capable d’utiliser et qui est une voie de communication avec le monde.

Cette remise en cause de l’instrumentalité ne touche-t-elle pas à quelque chose de fondamental dans notre être-au-monde contemporain ? Car l’instrumentalité n’est-elle pas devenue le mode dominant de notre rapport aux choses, aux êtres, à nous-mêmes ? N’est-ce pas elle qui structure notre conception même de la subjectivité, comme instance souveraine capable de manipuler des objets, de les plier à sa volonté, de les utiliser comme moyens en vue de fins préétablies ? La déception provoquée par Capture, en nous confrontant à un objet qui résiste à cette logique instrumentale, qui n’est ni tout à fait outil ni tout à fait œuvre, ni tout à fait moyen ni tout à fait fin, ne nous invite-t-elle pas à imaginer d’autres modalités de relation au monde technologique ?

En distinguant les deux modes de déception dans les arts numériques, nous entrevoyons aussi deux modes d’insertion des œuvres dans le monde. Un premier mode qui se fonde sur l’idéologie de la causalité pour l’interrompre, et donc en affirmer encore le pouvoir. Un second mode qui en remettant en cause la relation entre l’homme et la machine, interroge la sensibilité et la reprise de la perception, c’est-à-dire qui met en jeu l’intelligence esthétique. Les deux modes de déception correspondent chacun à un mode d’attente. C’est dans ce dédoublement qu’il sera possible sans aucun doute de découvrir de nouvelles modalités esthétiques dans les arts numériques qui ne seront plus considérés comme des systèmes fermés d’expérimentation, mais comme des dispositifs dans un monde, dans un avant et un après, dans un flux fait de turbulences continues.

Ce flux de turbulences continues n’est-il pas précisément ce qui définit notre monde contemporain ? Un monde où les frontières entre le naturel et l’artificiel, entre l’humain et le technologique, entre le vivant et l’inerte, se brouillent de plus en plus ? Un monde où la causalité linéaire, cette fiction rassurante qui nous permettait d’ordonner notre expérience, cède la place à des réseaux complexes d’interactions, à des boucles de rétroaction, à des émergences imprévisibles ? Les arts numériques, en explorant ces zones d’indétermination, en nous confrontant à des objets qui résistent à nos catégories habituelles, ne nous aident-ils pas à habiter ce monde turbulent, à y développer de nouvelles formes de sensibilité ?

La déception causale porte sur la relation fermée d’une instrumentalité. La déception relationnelle porte sur la relation au monde. De sorte que la déception provoquée par Capture n’est pas anecdotique, elle est structurelle, c’est la déception même de notre relation à nos projections technologiques qui ne sont jamais au bon endroit, ni machine ni êtres humains. Et c’est au travers de cette déception qu’une relation à un reste, encore inconnu et indéfini, peut s’ouvrir.

Ce reste, cet inconnu, cet indéfini, n’est-ce pas précisément ce que nous cherchons dans l’expérience esthétique ? Non pas la confirmation de nos attentes, la satisfaction de nos désirs préformés, mais l’ouverture à ce qui excède nos catégories, à ce qui déborde nos anticipations, à ce qui déjoue nos projections ? La déception dont nous parlons ici n’est-elle pas, en ce sens, le contraire même de ce que désigne ordinairement ce terme : non pas l’échec d’une promesse, mais la promesse d’un échec fécond, d’un désenchantement qui ouvre sur de nouvelles enchantements ?

Je pense à ces moments où, face à une œuvre numérique qui me décevait initialement, j’ai progressivement découvert une autre forme d’attention, une autre qualité de présence : non plus l’attente d’une réponse immédiate à mes actions, mais une disponibilité à ce qui émerge dans la durée, dans la patience, dans l’écoute attentive des écarts et des dissonances. N’est-ce pas là une forme de perception plus subtile, plus nuancée, que celle qui se contente de la satisfaction immédiate d’une causalité transparente ?

La déception structurelle dont témoigne Capture nous invite peut-être à développer cette patience attentive, cette disposition à l’écoute de ce qui, dans l’objet technique, échappe à la technique elle-même. Elle nous suggère que nos projections technologiques, ces extensions de nous-mêmes que nous projetons dans le monde sous forme de machines, d’interfaces, d’algorithmes, ne sont jamais tout à fait là où nous les attendons : elles ne sont ni purement machines, objets inertes soumis à notre volonté, ni purement humaines, doubles parfaits de notre subjectivité. Elles habitent cet entre-deux, cet espace intermédiaire où quelque chose d’autre peut advenir.

Et c’est peut-être dans cet entre-deux, dans cette zone d’indétermination entre l’humain et le technologique, que se dessine la possibilité d’une relation renouvelée au monde : non plus la maîtrise instrumentale d’un sujet sur des objets, non plus la fusion immersive qui abolirait toute distance, mais une forme de cohabitation attentive avec des altérités techniques qui ne se réduisent ni à de simples outils ni à des doubles de nous-mêmes. Une cohabitation qui accepterait la part d’opacité, d’étrangeté, de résistance de ces objets, qui verrait dans cette résistance même non pas un obstacle à surmonter mais une invitation à penser, à sentir, à vivre autrement.

La déception esthétique, telle qu’elle se manifeste dans les arts numériques les plus exigeants, ne serait-elle pas alors le nom de cette invitation ? Une invitation à abandonner nos attentes trop définies, nos projections trop rigides, pour nous ouvrir à ce qui, dans le monde technologique que nous avons créé, excède encore nos créations, les déborde de toutes parts, les travaille de l’intérieur ? Une invitation à habiter poétiquement ce monde où l’humain et le technique s’entrelacent de façon toujours plus complexe, toujours plus ambiguë ?

C’est peut-être là, dans cette ambiguïté même, dans ce flottement perpétuel entre le familier et l’étrange, entre la maîtrise et la dépossession, que réside la puissance propre des arts numériques : non pas nous réconcilier avec nos machines, nous offrir l’illusion d’une harmonie retrouvée, mais nous maintenir dans cet espace inconfortable mais fertile de la déception, de l’écart, de la non-coïncidence. Un espace où quelque chose d’autre peut advenir, où un reste encore inconnu et indéfini peut s’ouvrir — ce reste qui est peut-être l’humanité elle-même, toujours en excès sur ses propres définitions, toujours irréductible à ses propres créations.