Le différend entre les contingences philosophique et artistique

Le matérialisme spéculatif de Quentin Meillassoux a reçu un surprenant écho international dans le champ artistique comme si cette proposition théorique entrait en résonance avec des pratiques esthétiques ou l’inverse : nombreux artistes et curators s’y réfèrent, des expositions s’en inspirent, des œuvres semblent y répondre. Ils parlent de fossiles, d’anticipation de la fin, de matière, d’en soi, d’absolu, de contingence, d’hyperchaos et de possibles. Ils expliquent parfois que l’art est par nature spéculatif.

On peut bien sûr critiquer une telle appropriation qui est souvent tissée d’incompréhensions, d’erreurs de lecture, de raccourcis, d’effets de mode et de moutonnage. Mais on peut aussi, au-delà ou en-deça de la rigueur philologique y entendre le symptôme d’une époque que nous ne comprendrons sans doute que bien plus tard : la convergence entre philosophie et art est un signe suffisamment rare pour qu’il faille le décrypter.

J’aimerais saisir l’occasion d’un texte écrit par Arnaud Regnauld à propos de mon travail (http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=1105) pour essayer de distinguer ce qu’est à mes yeux la différence entre la contingence philosophique dite spéculative et ce que peut être la contingence matérielle et esthétique d’un dispositif artistique. Cette distinction permettra sans doute de mieux comprendre comment philosophie et art peuvent dialoguer en gardant leur autonomie, de façon parallèle et sans jamais commenter un concept par une œuvre ou justifier une œuvre par un concept.

Dans ce texte Arnaud Regnauld se livre à une analyse précise et généreuse de mon travail. Au cours de celle-ci, il signale un décalage entre mon propos théorique sur la contingence qui serait inspiré d’Après la finitude (2006) et la réalité de mes dispositifs artistiques. D’un point de vue théorique, la contingence devrait nécessairement être absolue et sans reste afin de ne pas tomber dans l’aléatoire et la simple variation des règles, la contingence spéculative est un hors-loi sans loi. D’un point de vue artistique, les dispositifs seraient, du fait de leur matérialité esthétique, à percevoir et ne pourraient donc pas structurellement échapper au corrélationnisme : leurs contingences seraient donc relatives.

Remarquons que cette « critique » pourrait s’adresser à toute œuvre, puisqu’elle est catégorielle en distinguant une contingence idéelle, dite spéculative, et une contingence matérielle, dite artistique. Par là, on suppose que rentrer en dialogue avec un concept philosophique consiste, pour un artiste, à lui trouver une forme, à l’exprimer, c’est-à-dire à traduire une idée en matière de la manière la plus proche possible jusqu’au point où la proximité se ferait identité entre les choses de l’esprit et les choses matérielles. Or, j’aimerais proposer que ce passage est tout simplement impossible parce qu’il suppose une troisième structure qui permettrait de garantir le passage d’une forme à une autre, un méta-langage. Or entre les deux, il y a un différend, au sens où l’entendait Lyotard.

Ce passage, Meillassoux l’a, je crois, abordé dans Le Nombre et la Sirène (2011) à propos de Mallarmé. Il fait évoluer sa position spéculative pour montrer qu’une œuvre peut donner dans une forme sensible une intuition de l’absolue contingence : le chiffre porte en lui son suspend, son absence, sa lacune. C’est cette intuition qui est à l’oeuvre dans Missing Space ou encore dans certains de mes travaux portant sur l’hypermnésie du réseau : par une forme sensible limitée, on accèderait à l’absolu et à la contingence non spéculativement mais intuitivement parce qu’il ne s’agirait pas d’abord de reprendre en charge les conditions de son exercice de pensée mais d’expérimenter intuitivement les mécanismes qui sont opératoires dans de tels processus.

Le fait qu’un objet matériel puisse mettre en oeuvre de l’absolu trouve dans l’informatique une voie particulièrement importante : la relation entre la variable, la variation et la variabilité, tout autant que l’accumulation des données sur le Web produisent un étrange effet transfini. Si nous produisons la technique, celle-ci nous dépasse bien souvent et va au-delà de ce que nos systèmes nerveux et nos finitudes sont capables d’assimiler.

Un troisième élément permet d’articuler et de distinguer les contingences théorique et artistique afin d’éviter d’attendre de l’un ce que l’autre peut faire : si au premier abord, la contingence artistique semble relative et la première absolue et sans reste, il faut bien souligner que l’exercice de la première est tout aussi matérielle et relative que la seconde parce qu’elle dépend de l’exercice d’une matière neurologique. En effet, nous pensons spéculativement l’absolue contingence avec un corps, avec une matière. «Avec» n’est pas le bon terme, car il laisserait supposer que la pensée est comme posée à côté, alors qu’elle est ce corps.

On pourrait donc adresser la même « critique » à la philosophie qu’à l’art : oublier ses conditions d’exercice, ne jamais pouvoir être elle-même absolue et donc rentrer en décalage avec son objet. Mais là encore, et je crois que c’est le propre du travail artistique et philosophique, chacun avec ses moyens propres, que de trouver au coeur de la finitude matérielle un accès intuitif ou spéculatif à l’absolu.C’est au sein même de la finitude de son autonomie que le décalage entre les procédures matérielles et l’absolu apparaît non comme une incapacité mais comme l’ouverture d’un possible. Il s’agit de décrire les moyens de cette contraction de la finitude et de l’absolu, contraction sans doute impossible car contradictoire, mais contradiction dans les termes qui ouvre la possibilité et la tension vers un travail à venir : la pensée est capable de penser autre chose qu’elle, l’oeuvre d’art est capable d’excéder son dispositif matériel qui par définition est limité. Il y a donc de l’illimitation dans la limite de l’un comme de l’autre, sans que cette illimitation puisse jamais être stabilisée.

Existe-t-il des formes de pratiques discursives (écriture philosophique) ou de pratiques artistiques qui, tout à étant relatives à une matérialité perçue, ouvre une possibilité d’absolue du fait du « décalage » entre régimes conceptuel et sensible, décalage qui est au coeur de l’exercice de perception réfléchissante ? Sans doute est-ce dans une faille transcendantale plus que dans une adéquation logique qu’il faut aller chercher de telles formes.