Cinéma et numérique : production et imagination comparées

L’hypothèse de départ est une symétrie entre la fiction cinématographique et la fiction numérique. Comment penser les espaces esthétiques contemporains dans leur relation au temps, à la perception et à l’imagination ? Quelle symétrie fondamentale structure les rapports entre cinéma et numérique, ces deux modalités dominantes de notre expérience médiatique ? L’hypothèse de départ qui guidera notre réflexion postule l’existence d’une symétrie structurelle et fonctionnelle entre la fiction cinématographique et la fiction proprement numérique (par numérique nous n’entendons pas simplement l’usage instrumental et technique d’une caméra numérique dans un projet cinématographique conventionnel, mais bien la structure fondamentalement variable, modulable et fragmentaire du numérique en tant que paradigme esthétique spécifique) dans leurs relations respectives au temps et à l’espace, dans la manière dont elles configurent ces dimensions fondamentales de l’expérience humaine. Pour comprendre plus précisément leur mode opératoire respectif, nous supposons que le cinéma est essentiellement du temps (artificiellement séparé de l’espace par le dispositif même) qui devient esthétiquement, par le travail de l’imagination spectatorielle, de l’espace cohérent et habitable, tandis que le numérique est fondamentalement de l’espace (séparé du temps par sa structure même) qui devient esthétiquement, par la navigation et l’interaction, du temps d’une nature particulière.

Cette hypothèse initiale, qui pourrait sembler arbitraire ou abstraite, prend toute sa signification lorsqu’on observe attentivement les dispositifs concrets qui structurent notre expérience des médias. Leurs modes de production respectifs sont intimement liés à leurs modes de réception et d’imagination, chacun des moments du processus étant liés de façon symétrique de part et d’autre, formant ainsi deux constellations d’expériences distinctes mais complémentaires. L’objectif esquissé, mais non encore entièrement confirmé, de ce schéma conceptuel est ambitieux : il s’agit de remettre fondamentalement en cause le caractère prétendument transcendantal de la perception, son apparente universalité et son indépendance supposée des conditions matérielles et techniques, et de montrer par là même le caractère productif et constitutif de l’imagination qui structure activement la perception et qui est elle-même induite, configurée, façonnée par la production matérielle propre à chacun des modes médiatiques.

Suivons pas à pas ce schéma conceptuel pour en déployer toutes les implications : le cinéma, dans sa configuration classique, opère une neutralisation systématique de l’espace concret par l’instauration d’un lieu spécifique et hautement codifié qui est la salle de cinéma, dispositif architectural et technique qui permet l’oubli momentané mais nécessaire de l’espace environnant en tant qu’espace matériel. La salle de cinéma est en effet conçue comme un environnement stable, relativement silencieux, immobile, où les corps des spectateurs sont plongés dans une semi-obscurité qui favorise leur disparition perceptive au profit de l’image projetée. En amont de cette expérience de réception, la production cinématographique commence par un tournage souvent chaotique et discontinu, puis se poursuit par un dérushage méticuleux que l’on pourrait légitimement assimiler à un démontage analytique du flux temporel apparemment continu du tournage (les rushs). Vient ensuite la phase cruciale du montage qui recompose une temporalité fictive à partir de ces fragments, suivie de l’étalonnage technique qui homogénéise subtilement le son et l’image pour créer une continuité perceptive.

Du côté du numérique, en revanche, c’est le temps qui se trouve neutralisé dans son écoulement conventionnel, et cela parce que le lieu privilégié de diffusion n’est plus la salle collective mais plutôt l’intimité domiciliaire, l’espace privé : on est typiquement chez soi, dans un temps de loisir disponible, un temps flottant et vaquant, un temps paradoxalement vide de toute détermination forte. La production numérique, quant à elle, commence par une opération caractéristique de fragmentation en de multiples médias hétérogènes (textes, images, sons, vidéos, animations) qu’il s’agit ensuite d’indexer minutieusement, soit manuellement par un travail humain de catégorisation, soit automatiquement par des algorithmes de plus en plus sophistiqués. Une fois ces médias fragmentés et soigneusement indexés selon diverses logiques, on en programme la cohérence formelle et les conditions d’apparition et d’interaction.

Le film achevé ou le programme numérique sont alors diffusés dans des contextes de réception fort différents qui induisent des expériences esthétiques distinctes. Alors que le film traditionnel est simplement projeté dans sa linéarité temporelle préétablie et reçu passivement par un public immobile, le spectateur-utilisateur du dispositif numérique navigue activement dans le programme selon des logiques variables. Alors que la réception du film présuppose idéalement un certain abandon de soi, une forme de lâcher-prise attentionnel, la navigation dans l’environnement numérique suppose théoriquement une série d’actions volontaires, de décisions et de choix. Mais la caractéristique étrange et paradoxale de cette navigation est précisément de ne pas être obligatoirement ou entièrement intentionnelle, consciente et maîtrisée, de sorte qu’il existe aussi, contre toute attente, dans l’expérience de la navigation numérique une forme spécifique d’abandon, une passivité paradoxale au cœur même de l’interactivité présumée.

Cette première analyse des dispositifs nous permet d’approfondir notre compréhension en montrant comment les modalités spécifiques de production vont se retrouver, se prolonger et se transformer dans l’imagination perceptive des individus récepteurs, de sorte qu’on peut établir des couplages significatifs de part et d’autre. La réception du film cinématographique va être fondamentalement basée sur un phénomène de synchronisation des consciences spectatorielles : le spectateur, immobile dans son fauteuil, va progressivement synchroniser son flux de conscience, le rythme de son attention et de sa perception, avec le défilement machinique imperturbable de la pellicule ou, aujourd’hui, du fichier numérique. Cette synchronisation n’est pas un phénomène accessoire mais la condition même de l’expérience cinématographique dans sa spécificité.

Une fois cette synchronisation établie, le spectateur va ensuite accomplir un travail cognitif complexe : il va remonter mentalement les fragments de temps que lui présente successivement le film pour se donner une représentation cohérente d’un espace fictionnel qui n’est présent dans aucune image particulière en totalité mais qui contient virtuellement toutes les images d’un lieu déterminé. Il va ainsi reconstruire imaginairement l’espace diégétique à partir des indices temporels fournis par le film. Il va ensuite accorder à ce renversement subtil du temps vers l’espace une fonction ontologique particulière que nous pouvons nommer, en suivant la terminologie technique du cinéma, le hors-champ. Mais ce hors-champ n’est pas seulement ce qu’il y a concrètement en dehors du cadre visible de l’image à un moment donné, mais aussi et surtout ce qu’il y a en dehors de l’histoire racontée, son extension virtuelle. Le spectateur s’imagine ainsi activement ce qu’est ce monde fictionnel quand le film est terminé, ce que deviennent les personnages après le générique final, comment ils ont vécu avant le début du récit, etc. Le film excède alors considérablement son support matériel d’inscription pour se déployer dans l’imagination. On passe ainsi, par un mouvement constitutif, du support technique d’inscription à l’imagination productive.

La navigation dans la fiction sans narration proprement numérique va, quant à elle, opérer selon une logique très différente. Elle va en premier lieu donner accès à ce qu’on pourrait appeler la factualité pure, c’est-à-dire à des fragments médiatiques qui n’ont pas obligatoirement entre eux un lien de nécessité narrative ou causale, qui coexistent sans hiérarchie préétablie. Cette factualité est fondamentalement contingente précisément parce que la nécessité comme le hasard peuvent également y avoir lieu, sans qu’aucun des deux régimes n’exclue définitivement l’autre. Le spectateur-utilisateur ne peut donc pas distinguer clairement et avec certitude ce qu’il produit lui-même par ses actions, ce qu’il projette subjectivement et ce qui relève de la logique objective inscrite dans le programme. Celui-ci demeure largement inapparent dans son fonctionnement profond et se fond donc insensiblement dans le flux de la conscience, non plus par synchronisation volontaire comme au cinéma, mais par indistinction fondamentale, par incapacité structurelle à distinguer nettement ce qui relève de notre intention propre et ce qui relève des algorithmes du programme.

La contingence qui caractérise l’expérience numérique est donc absolue précisément parce qu’elle n’exclut jamais définitivement la possibilité de la nécessité, mais cette nécessité (tout comme son opposé apparent, le chaos pur) restent toujours des possibles virtuels, des horizons. Ils ne sont jamais définitivement fixables comme des substances déterminables une fois pour toutes. Cette contingence radicale produit ce que nous pouvons appeler un flux, concept que j’ai longuement analysé par ailleurs et qu’il ne faut surtout pas entendre comme le sens commun l’entend habituellement. Le flux n’est nullement le chaos indifférencié, le pur mouvant sans structure ; le flux est plus précisément le monde appréhendé en tant que champ de possibles qui n’exclut a priori rien car il n’est soumis à aucune logique prédéterminée (hormis le principe ontologique minimal d’identité). De sorte que l’espace fragmenté et recombinable du numérique produit paradoxalement un temps qui n’est pas le temps subjectif de la conscience synchrone, mais plutôt le temps du néant productif, un temps qui n’est plus localisé en nous comme expérience intime mais se déploie hors de nous comme horizon impersonnel, un temps étrange sans temporalité conventionnelle.

Cette symétrie fondamentale entre cinéma et numérique nous permet de mieux comprendre les transformations contemporaines de notre rapport à l’image et à la fiction. Le cinéma, en tant qu’art du temps qui devient espace par le travail de l’imagination, a dominé le XXe siècle et façonné profondément notre manière de percevoir et de comprendre le monde. Le numérique, en tant qu’art de l’espace qui devient temps par la navigation interactive, semble caractériser de plus en plus le XXIe siècle et transformer radicalement notre expérience médiatique.

Mais cette transformation n’est pas simplement technique ou formelle : elle engage tout notre rapport au réel et à l’imaginaire. Le cinéma, par son dispositif même, implique une certaine conception de la subjectivité comme conscience temporelle capable de se synchroniser avec un flux extérieur. Le numérique, quant à lui, suppose une subjectivité plus diffuse, plus fragmentée, capable de naviguer dans un espace de possibles sans nécessairement chercher à les unifier dans une narration cohérente.

Cette différence fondamentale se manifeste également dans les formes narratives privilégiées par chaque médium. Le cinéma, même dans ses expressions les plus expérimentales, reste généralement attaché à une certaine forme de linéarité temporelle, à un déroulement qui, s’il peut être complexe ou fragmenté, tend néanmoins vers une résolution ou une signification globale. Le numérique, en revanche, favorise des formes narratives non-linéaires, multimodales, où le sens émerge moins d’une progression temporelle que d’une exploration spatiale.

Cette symétrie structurelle entre cinéma et numérique nous invite également à repenser la frontière traditionnelle entre producteur et récepteur, entre artiste et spectateur. Dans le dispositif cinématographique classique, cette distinction reste relativement claire : le film est produit par une équipe déterminée puis reçu par un public distinct. Dans l’environnement numérique, cette frontière devient beaucoup plus poreuse : le “spectateur” est aussi, dans une certaine mesure, un “producteur” qui contribue à configurer l’œuvre par sa navigation, ses choix, ses interactions.

Cette reconfiguration des rôles traditionnels nous oblige à repenser fondamentalement les catégories esthétiques héritées de la modernité. L’œuvre numérique n’est plus un objet fini et stable, mais un processus en devenir constant, un champ de possibles actualisés différemment selon les interactions. L’auteur n’est plus le créateur souverain d’une œuvre achevée, mais plutôt le concepteur d’un environnement interactif que le spectateur-utilisateur contribue à façonner.

La symétrie entre fiction cinématographique et fiction numérique nous permet ainsi de mieux comprendre la coexistence actuelle de ces deux régimes esthétiques. Le cinéma n’a pas disparu avec l’avènement du numérique, il s’est transformé en intégrant certaines de ses logiques tout en maintenant sa spécificité temporelle. Le numérique, quant à lui, n’a pas simplement remplacé le cinéma mais a ouvert un nouvel espace d’expérimentation esthétique, un nouveau rapport au temps et à l’espace qui enrichit notre imaginaire collectif.

Cette coexistence n’est pas sans tensions ni contradictions. Le cinéma contemporain semble parfois osciller entre une fidélité à sa tradition narrative et une tentation d’intégrer les logiques fragmentaires du numérique. Les œuvres numériques, quant à elles, oscillent souvent entre une volonté d’exploiter pleinement les possibilités de l’interactivité et une nostalgie de la puissance immersive du récit cinématographique classique.

Ces tensions productives témoignent de la richesse de notre écosystème médiatique actuel, où différentes logiques esthétiques coexistent, s’influencent mutuellement et se transforment au contact l’une de l’autre. La symétrie entre cinéma et numérique n’est pas une opposition binaire, mais plutôt un champ complexe d’interactions et de métamorphoses continues.