La circulation et les flux

On semble faire régulièrement la confusion entre la circulation et les flux, en particulier dans le domaine de l’économie politique. Les théoriciens qui rejettent les flux comme étant la forme même du capitalisme financier parce que celui-ci exige une fluidification, une transparence, une vitesse des échanges selon les règles de l’OMC, prennent au premier degré le discours dominant. Le capitalisme en effet tente de rendre flou ce qui distingue et oppose même flux et circulation parce qu’il tente d’opérer une capture de la liberté en faisant croire que son avancée est parallèle à celle de la démocratie et la permet même.

Le capitalisme financier promeut la circulation en adoptant la terminologie des flux. Qu’est-ce qui différencie ces deux concepts? La circulation est un flux organisé sous le contrôle d’une autorité de sorte que son écoulement suit un ordre prévisible et poursuit des objectifs déterminables. Par exemple les flux migratoires sont organisés par des règles et deviennent une libre circulation. Rien de plus contradictoire donc que l’association de ces deux termes dans la mesure où la circulation c’est justement ce qui est contraint par une autorité extérieure qui prend la forme d’un métalangage dont on ne saurait sortir sans devenir irréaliste. C’est le discours absurde de l’économie de marché qui tente actuellement de discréditer tout discours dissident par la pire et la plus globale des critiques : le manque de réalité et donc la négation même de la vérité. Que serait un flux migratoire qui ne serait pas une circulation, c’est-à-dire suspendant l’autorisation d’un aller par la possibilité d’un retour? Que serait ce flux s’il échappait radicalement à tout contrôle et à tout ordre? L’exigence de circulation est absolue mais elle tente d’étouffer par sa compacité et sa substancialité un autre absolu, turbulent, indécis, changeant toujours d’échelle et de mesure.

Les flux relèvent en effet d’une autre logique, ils sont même antérieures à la logique en tant que celle-ci doit découper en unité, rendre discret le continu pour mathématiser par une telle équivalence ce qui est. Les flux débordent, excèdent, cèdent par le trop ou par le pas assez. Ainsi les flux ne circulent pas toujours, leur écoulement peut s’interrompre, varier en quantité et en qualité : le déluge et la sécheresse. Si l’on parle de flux migratoires sans l’associer à la circulation, on s’imagine un déferlement, quelque chose d’incontrôlé qu’on ne pourra pas ficher, identifier et classer. On ne sait plus quoi faire de cette migration, on ne peut plus la penser parce qu’on ne parvient plus à la découper, c’est-à-dire à transformer les singularités (cet être qui migre, celui-ci en particulier chargé d’une histoire unique, d’un devenir irremplacable) en unités additionnables. Les flux ne sont pas le chaos mais ce qui suspend la règle (le chaos étant une règle parmi d’autre). Les flux sont la contingence, c’est-à-dire non seulement la variabilité des règles mais la variabilité même de la possibilité des règles. Les flux ne sont-ils pas la nécessité même de la contingence?

Par une telle distinction nous comprenons que la circulation relève de l’économie de marché mais aussi de l’état qui est également une autorité qui organise la contingence des multitudes. Il serait naif de vouloir contrecarrer la finance par le biais de l’appareil étatique en croyant que celui-ci défend plus justement le bien commun. Ce serait oublier qu’il est constitutif d’une autorité qui tente d’occulter ce qui défie tout pouvoir, la puissance des multitudes. L’état se prend lui-même pour objet et assure sa survie au-delà même du vivable. Les multitudes ne relèvent pas de l’unité mathématique, du chiffre et de l’identité (puisque n’importe quel 1 est toujours 1, l’axiomatique est une autorité). Elles ne sont pas pensables selon l’ordre d’une autorité qui organise logiquement tout ce qui va suivre. Elles sont inanticipables, imprévisibles, incalculables, mais ceci ne veut pas dire qu’elles soient impensables, seulement qu’on ne peut les penser en les soumettant d’avance à l’autorité d’un discours.

La circulation est une tentative pour discréditer les flux en en prenant la forme mais en en retirant la matière, c’est-à-dire l’infinitude de la division et l’incapacité de celle-ci à revenir au même par opérations successives d’addition et de soustraction. Elle est un absolu compact qui tente d’intégrer la contingence des flux. Quoi de moins contingent en effet qu’un discours sur la circulation du capital et des êtres humains? Tout y apparaît en effet selon l’ordre d’une nécessité qui ne laisse aucun choix, aucune marge, simplement l’acceptation de l’invivable : il faut payer le prix d’une vie. Les flux quant à eux sont un absolu clairsemé, dispersé, granuleux, ténu, éparpillé.