La circulation et les flux

Flux et Circulation : Une Distinction Ontologique

On semble faire régulièrement la confusion entre la circulation et les flux, en particulier dans le domaine de l’économie politique. Les théoriciens qui rejettent les flux comme étant la forme même du capitalisme financier parce que celui-ci exige une fluidification, une transparence, une vitesse des échanges selon les règles de l’OMC, prennent au premier degré le discours dominant. Le capitalisme en effet tente de rendre flou ce qui distingue et oppose même flux et circulation parce qu’il tente d’opérer une capture de la liberté en faisant croire que son avancée est parallèle à celle de la démocratie et la permet même.

Cette confusion terminologique n’est-elle pas symptomatique d’une opération conceptuelle plus profonde ? Il nous faut interroger cette homonymie apparente qui masque une hétérogénéité ontologique fondamentale. La question qui se pose est celle d’une différence de nature et non simplement de degré entre deux modes d’être-au-monde, deux manières d’habiter le temps et l’espace, deux régimes de production du réel. Le capitalisme opère ici une capture sémantique qui n’est pas accidentelle mais constitutive de son fonctionnement même : l’appropriation du vocabulaire de l’émancipation pour désigner son contraire, la récupération du lexique de la liberté pour nommer ce qui contraint.

Le capitalisme financier promeut la circulation en adoptant la terminologie des flux. Qu’est-ce qui différencie ces deux concepts? La circulation est un flux organisé sous le contrôle d’une autorité de sorte que son écoulement suit un ordre prévisible et poursuit des objectifs déterminables. Par exemple les flux migratoires sont organisés par des règles et deviennent une libre circulation. Rien de plus contradictoire donc que l’association de ces deux termes dans la mesure où la circulation c’est justement ce qui est contraint par une autorité extérieure qui prend la forme d’un métalangage dont on ne saurait sortir sans devenir irréaliste.

Il convient dès lors d’établir une distinction conceptuelle rigoureuse entre circulation et flux, distinction qui engage une ontologie politique. La circulation relève de ce que Deleuze et Guattari nommeraient un “espace strié” : un espace quadrillé, mesuré, organisé selon des trajectoires prédéfinies, des canaux préétablis. La circulation implique nécessairement un dispositif de contrôle qui s’exerce à travers une double opération : canalisation et quantification. Canaliser, c’est imposer une direction, un parcours, un tracé à ce qui, sans cette contrainte, pourrait s’écouler de manière imprévisible. Quantifier, c’est transformer des singularités qualitatives en unités homogènes et commensurables, c’est produire une équivalence générale qui permet l’échange et la comparaison.

Cette mathématisation du mouvement n’est pas neutre : elle relève d’une axiomatique qui, comme l’a montré Alain Badiou, constitue le cœur opérationnel du capitalisme contemporain. L’axiomatique capitaliste procède par abstractions successives qui permettent de rendre équivalent ce qui ne l’est pas, de produire une commensurabilité artificielle entre des éléments hétérogènes. C’est le discours absurde de l’économie de marché qui tente actuellement de discréditer tout discours dissident par la pire et la plus globale des critiques : le manque de réalité et donc la négation même de la vérité.

Que serait un flux migratoire qui ne serait pas une circulation, c’est-à-dire suspendant l’autorisation d’un aller par la possibilité d’un retour? Que serait ce flux s’il échappait radicalement à tout contrôle et à tout ordre? L’exigence de circulation est absolue mais elle tente d’étouffer par sa compacité et sa substancialité un autre absolu, turbulent, indécis, changeant toujours d’échelle et de mesure.

Il faut ici convoquer une métaphysique des flux, une hénologie (science de l’Un) renouvelée qui ne ferait plus du flux un simple avatar de la substance, mais qui le penserait comme mode primordial d’être. Le flux n’est pas un état transitoire entre deux états stables, il est la condition même de toute stabilité apparente. Penser le flux en lui-même et pour lui-même, c’est échapper à la métaphysique occidentale de la présence, cette métaphysique qui, depuis Parménide, privilégie l’être sur le devenir, l’identité sur la différence, la stabilité sur le changement.

Les flux relèvent en effet d’une autre logique, ils sont même antérieures à la logique en tant que celle-ci doit découper en unité, rendre discret le continu pour mathématiser par une telle équivalence ce qui est. Les flux débordent, excèdent, cèdent par le trop ou par le pas assez. Ainsi les flux ne circulent pas toujours, leur écoulement peut s’interrompre, varier en quantité et en qualité : le déluge et la sécheresse.

On pourrait dire, avec Gilbert Simondon, que le flux relève d’un mode d’être pré-individuel, d’une ontogenèse plutôt que d’une ontologie. Le flux est ce qui précède toute individuation, ce qui la rend possible tout en la débordant constamment. Il est cette réserve d’être non actualisée qui habite toute forme constituée et qui peut toujours la déstabiliser. Le flux est intensité pure avant toute extensivité, puissance avant tout pouvoir, virtuel avant tout actuel.

Si l’on parle de flux migratoires sans l’associer à la circulation, on s’imagine un déferlement, quelque chose d’incontrôlé qu’on ne pourra pas ficher, identifier et classer. On ne sait plus quoi faire de cette migration, on ne peut plus la penser parce qu’on ne parvient plus à la découper, c’est-à-dire à transformer les singularités (cet être qui migre, celui-ci en particulier chargé d’une histoire unique, d’un devenir irremplaçable) en unités additionnables.

Cette résistance à la quantification n’est pas accidentelle mais essentielle : le flux est par nature ce qui échappe à la mesure commune, ce qui défie l’équivalence générale. Il introduit une hétérogénéité irréductible dans le champ social, une différence qui ne peut être résorbée dans l’identité. Le flux est porteur d’une puissance de déterritorialisation qui menace constamment l’ordre établi, non pas au sens où il le détruirait pour en instaurer un autre, mais au sens où il révèle sa contingence fondamentale, son caractère non nécessaire.

Les flux ne sont pas le chaos mais ce qui suspend la règle (le chaos étant une règle parmi d’autre). Les flux sont la contingence, c’est-à-dire non seulement la variabilité des règles mais la variabilité même de la possibilité des règles. Les flux ne sont-ils pas la nécessité même de la contingence?

Voilà le paradoxe qu’il nous faut penser : les flux incarnent la nécessité de la contingence, ils sont l’absolu de la relativité. C’est précisément ce que Meillassoux nomme “la contingence nécessaire de toute chose”, cette contingence qui n’est pas elle-même contingente mais absolue. Les flux manifestent cette contingence ontologique fondamentale, cette capacité de toute chose à être autrement qu’elle n’est, à devenir autre sans limite assignable.

Par une telle distinction nous comprenons que la circulation relève de l’économie de marché mais aussi de l’état qui est également une autorité qui organise la contingence des multitudes. Il serait naïf de vouloir contrecarrer la finance par le biais de l’appareil étatique en croyant que celui-ci défend plus justement le bien commun. Ce serait oublier qu’il est constitutif d’une autorité qui tente d’occulter ce qui défie tout pouvoir, la puissance des multitudes.

L’État et le Marché, dans leur apparente opposition, partagent une même structure axiomatique, un même impératif de contrôle, une même logique de l’équivalence. Tous deux procèdent par capture et codage des flux, tous deux transforment les singularités qualitatives en quantités homogènes. L’État se prend lui-même pour objet et assure sa survie au-delà même du vivable.

Les multitudes ne relèvent pas de l’unité mathématique, du chiffre et de l’identité (puisque n’importe quel 1 est toujours 1, l’axiomatique est une autorité). Elles ne sont pas pensables selon l’ordre d’une autorité qui organise logiquement tout ce qui va suivre. Elles sont inanticipables, imprévisibles, incalculables, mais ceci ne veut pas dire qu’elles soient impensables, seulement qu’on ne peut les penser en les soumettant d’avance à l’autorité d’un discours.

Il nous faut donc élaborer une pensée des multitudes qui ne les réduise pas à une simple collection d’individus, à une masse quantifiable. Les multitudes sont des multiplicités qualitatives, des agencements de singularités irréductibles à l’unité. Elles manifestent ce que Spinoza nommait la puissance de la multitude (potentia multitudinis), cette puissance constituante qui excède toujours le pouvoir constitué. Les multitudes sont le sujet politique des flux, comme l’État et le Marché sont les sujets politiques de la circulation.

La circulation est une tentative pour discréditer les flux en en prenant la forme mais en en retirant la matière, c’est-à-dire l’infinitude de la division et l’incapacité de celle-ci à revenir au même par opérations successives d’addition et de soustraction. Elle est un absolu compact qui tente d’intégrer la contingence des flux. Quoi de moins contingent en effet qu’un discours sur la circulation du capital et des êtres humains? Tout y apparaît en effet selon l’ordre d’une nécessité qui ne laisse aucun choix, aucune marge, simplement l’acceptation de l’invivable : il faut payer le prix d’une vie. Les flux quant à eux sont un absolu clairsemé, dispersé, granuleux, ténu, éparpillé.

Cette distinction ontologique entre flux et circulation ouvre la voie à une politique qui ne serait plus fondée sur la capture et le contrôle, mais sur la libération des puissances créatrices immanentes au social. Une politique qui ne chercherait pas à imposer un ordre transcendant aux multiplicités, mais qui s’efforcerait de composer avec leurs mouvements immanents, d’accompagner leur auto-organisation. Une telle politique ne serait pas l’abolition de toute forme, mais l’invention de formes ouvertes, capables d’accueillir l’indétermination créatrice des flux sans les figer dans une circulation prévisible.