Beyond criticism and enthusiasm

La question de la technique reste irrésolue. Sa proximité quotidienne rend paradoxalement difficile sa réflexion tant elle disparaît et devient inapparente dans son usage. Dans la situation contemporaine de crise planétaire, de nombreux artistes et théoriciens estiment qu’il faudrait se rapprocher et s’inspirer des « mécanismes » naturels afin de parvenir à un usage moins destructif du monde.


La plupart du temps, la technique est considérée comme le problème ou la solution. Elle est un problème jusqu’au point où il y a en elle quelque chose d’inhérent, le capitalisme semble lui coller à la peau tant elle en est le produit. On suppose par là l’isomorphie entre les causes de production et les conséquences. Elle apparaît pour d’autres comme la solution, au sens où ce ne serait qu’un « bon » usage de la technique qui permettrait de mettre en œuvre une solution. Cet usage, on le nomme « transition » écologique.


Mais la technocritique et le technosolutionnisme sont les deux versants d’une même approche (instrumentale et anthropologique) et d’un même affect (l’enthousiasme conjuratoire). Sur la scène du débat, ils sont solidaires l’un de l’autre se répondant toujours, faisant mine d’une discorde. D’un côté, la technocritique, a des degrés divers, peut aller jusqu’à estimer qu’il faut en finir avec le monde technique, que c’est ce monde-ci qui nous fait mal et qui nous met en danger. Qu’il y a en elle un mal ! Elle pressent que nous ne sommes toujours pas parvenus à penser la technique et sa matérialité spécifique qui semble « boucher » le monde, produisant une matière négative, un déchet, une ordure, un reste qui affecte tout le reste et rend la vie impossible. Une ontologie et un matérialisme du rebut restent des tâches à venir.
Le technosolutionnisme lui aussi à des degrés divers estime qu’il n’y a pas de salut sans technique et sans une transformation de notre relation à la technique. Cette dernière, en tant que projet, permet de différer le moment de la mise en pratique, car on peut toujours la reporter à plus tard : « on trouvera une solution ». Le biomimétisme est une des formes de ce technosolutionnisme qui rêve d’un thomisme fusionnel entre nature et technique, cette dernière n’étant en apparence qu’une part de la première. Mais là encore, l’encombrement du monde reste impensée par une simple conception de ce que devrait être la technique plutôt que ce qu’elle est.


La dite « nature » n’est pas un modèle dont on pourrait s’inspirer, car en la modélisant on la fait dériver vers l’instrumentalité à laquelle elle résiste. Elle n’est pas un fondement, une assise qui protège et sauvegarde. Elle n’est pas ce qui subsiste et toute approche privative (la nature ou le dit « réel » c’est ce qui reste quand on ne croit plus en rien) permet simplement de constituer un hors champ inéffable.
La question de la technique reste irrésolue parce que nous l’envisageons selon l’idéalité d’un projet à faire, à venir, toujours promis et différé. Nous ne parvenons pas à l’aborder, comme nous croyons aborder la nature, comme quelque chose qui subsiste, qui insiste et résiste. Par commodité, nommons cette technique, la logistique, c.-à-d. la manière de faire circuler, en entrée et en sortie, les flux, quelle que soit leur sorte.

La question de la technique reste irrésolue parce que nous rendons le « système » qui la produit inhérent à cette production. Ainsi, les débats sur l’IA sont symptomatiques, tant on les accuse d’être des agents du capitalisme (de renforcer les biais, les clichés, les préjugés), un mot si général et vague qu’il perd toute signification discursive. Ces critiques finissent par refuser la technique ou vouloir la réformer radicalement en en reprenant tous les présupposés et fondements. On suppose que les effets techniques ont des causes localisables dans la production. Par là même, on méconnaît qu’on ne fait que reproduire la structure de la quadruple causalité élaborée par Artistote entre cause formelle, matérielle, finale et efficiente et qu’une telle reproduction est bien la structure qu’il faut problématiser.


En rendant le capital et la domination inhérents à la technique, on occulte que ceux-ci ne sont pas qu’eux-mêmes, ne se réduisent par à être une identité localisable et qu’ils produisent de l’altérité, autre chose, d’autres possibles. La totalisation critique du capital oublie son ambiguïté. Ce n’est pas dire là que nous pourrions détourner les productions du capital, qui sont en effet chargées de présupposés, ou que nous pourrions par un autre usage en modifier la structure même, mais plutôt qu’en transformant dès le départ la structure instrumentale et anthropologique, la technique s’altère et s’aliène. Mais cette aliénation ne consiste absolument pas à convertir la technique capitaliste en une technique chargée d’un autre projet politique, mais simplement à suspendre la possibilité même d’une identité technique. L’aliénation est alors la possibilité d’une suspension du principe d’identité relié à celui d’instrumentalité ou de fonctionnalité.


L’art en ce domaine, aussi contesté et fragile qu’il est dans le sens commun actuel, n’en est pas moins le seul exemple d’une technique qui n’est pas instrumentale et dont l’objectif n’est pas d’opérer dans le monde à la manière décrite par Heidegger d’un Arraisonnement et d’une domination de la rationalité calculante.


Quand nous allons visiter le Cyclop de Tinguély et ses ami.e.s, nous voyons un objet bel et bien technique qui est praticable, mais nous ne comprenons pas à quoi il sert parce qu’il reste inhabitable. Ou alors nous le comprenons réellement comme un lieu d’expérimentation et d’expérience qui permet à l’être humain de ne pas être simplement considéré comme une des opérations de la causalité instrumentale du monde technique, mais comme un sujet d’expérience.


On pourrait aisément moquer cette approche en l’estimant partielle et comme surévaluant l’art, mais dans l’immensité et l’intrication du monde de la logistique, l’art est bel et bien le seul exemple d’une tradition historique où la technique n’est pas simplement instrumentale (même si par ailleurs le monde de l’art, qui est tout autre chose que l’œuvre d’art, invente son instrumentalité). Répétons-le, il faudrait faire l’expérience de pensée que de considérer toutes les techniques réelles qui nous entourent comme chargées de la puissance du simulacre artistique comme nous y enjoignait Klossowski dans la Monnaire vivante.


Ce serait peut être là une des seules façons de nous extirper de la fausse opposition entre la technocritique, idéaliste parce qu’elle envisage poussée à son terme un monde débarrassé de la technique, et le technosolutionnisme, idéaliste à sa façon parce qu’il considère la technique comme un projet mené par l’être humain constitutif de son avenir et toujours ramené à une potentialité future.


The question of technology remains unresolved. Paradoxically, its everyday proximity makes it difficult to reflect on, as it disappears and becomes inapparent in its use. In today’s global crisis, many artists and theorists believe that we need to draw closer to and draw inspiration from natural “mechanisms” in order to achieve a less destructive use of the world.


Most of the time, technology is seen as either the problem or the solution. It’s a problem up to the point where there’s something inherent in it, and capitalism seems to stick to it because it’s so much a product of it. This assumes isomorphism between the causes of production and the consequences. Others see it as the solution, in the sense that it would only be a “good” use of technology that would enable a solution to be implemented. This use is called ecological “transition”.


But technocriticism and technosolutionism are two sides of the same coin (instrumental and anthropological) and the same affect (conjuring enthusiasm). On the stage of debate, they are interdependent, always responding to each other and pretending to be at odds. On the one hand, technocriticism can, to varying degrees, go so far as to say that we must put an end to the world of technology, that it is this world that is hurting us and endangering us. That there is evil in it! She senses that we still haven’t managed to think about technology and its specific materiality, which seems to “clog up” the world, producing negative matter, waste, refuse, a remnant that affects everything else and makes life impossible. An ontology and materialism of refuse remain tasks for the future.


Technosolutionism also believes, to varying degrees, that there can be no salvation without technology and without a transformation of our relationship to it. The latter, as a project, makes it possible to postpone the moment of implementation, because we can always put it off until later: “we’ll find a solution”. Biomimicry is one form of this technosolutionism, which dreams of a Thomistic fusion of nature and technology, with the latter seemingly only a part of the former. But here again, the cluttering up of the world remains unaddressed by a simple conception of what technology should be, rather than what it is.


So-called “nature” is not a model from which we can draw inspiration, because by modeling it we cause it to drift towards the instrumentality it resists. It is not a foundation, a base that protects and safeguards. It is not what remains, and any privative approach (nature or the so-called “real” is what’s left when we no longer believe in anything) simply allows us to constitute an inescapable off-field.


The question of technology remains unresolved because we see it in terms of the ideality of a project yet to be made, yet to come, always promised and deferred. We fail to approach it, as we believe we approach nature, as something that subsists, insists and resists. For the sake of convenience, let’s call this technique logistics, i.e. the way in which flows of all kinds are circulated, in and out.

The question of technique remains unresolved because we make the “system” that produces it inherent to that production. Thus, debates on AI are symptomatic, so much so are they accused of being agents of capitalism (of reinforcing biases, clichés, prejudices), a word so general and vague that it loses all discursive meaning. These critics end up rejecting or radically reforming technology, taking on board all its presuppositions and foundations. Technical effects are assumed to have localized causes in production. At the same time, we fail to recognize that we are simply reproducing the structure of the quadruple causality elaborated by Artistote between formal, material, final and efficient causes, and that such reproduction is indeed the structure that needs to be problematized.


By making capital and domination inherent in technique, we obscure the fact that they are not just themselves, that they cannot be reduced to a localizable identity, and that they produce otherness, something else, other possibilities. The critical totalization of capital forgets its ambiguity. This is not to say that we could divert the productions of capital, which are indeed loaded with presuppositions, or that we could use them in a different way to modify their very structure, but rather that by transforming the instrumental and anthropological structure from the outset, technique alters and alienates itself. But this alienation does not consist at all in converting capitalist technique into a technique charged with another political project, but simply in suspending the very possibility of a technical identity. Alienation is then the possibility of suspending the principle of identity, linked to that of instrumentality or functionality.
Art in this respect, as contested and fragile as it is in today’s common sense, is nonetheless the only example of a technique that is not instrumental, and whose aim is not to operate in the world in the way described by Heidegger of an Arraisonnement and a domination of calculating rationality.


When we visit the Cyclop by Tinguély and his friends, we see a technical object that is indeed practicable, but we don’t understand what it’s for, because it remains uninhabitable. Or maybe we really do understand it as a place of experimentation and experience, where the human being is seen not simply as one of the operations of the instrumental causality of the technical world, but as a subject of experience.
This approach could easily be mocked as partial and as overvaluing art, but in the immensity and intricacy of the world of logistics, art is indeed the only example of a historical tradition in which technique is not simply instrumental (even if the world of art, which is quite different from the work of art, invents its instrumentality). Let’s repeat: it would be a thought experiment to consider all the real techniques that surround us as charged with the power of artistic simulacra, as Klossowski enjoins us to do in Monnaire vivante.


This could be one of the only ways to extricate ourselves from the false opposition between technocriticism, which is idealistic because it envisages a world free of technology, and technosolutionism, which is idealistic in its own way because it sees technology as a project carried out by human beings, constitutive of their future and always reduced to a future potentiality.