Aux publics

Depuis une vingtaine d’années, les artistes et les lieux culturels doivent remplir un nombre croissant de formulaires de toute sorte. Chacun s’y soumet avec plus ou moins de bonheur et cette acceptation est liée à plusieurs facteurs : premièrement, la demande administrative nous semble intuitivement défendre des intérêts publics plutôt que privés. Deuxièmement, nous souhaitons bien faire, être de bons élèves, car le corps social nous culpabilise d’être des artistes, des inutiles. Troisièmement, nous désirons obtenir des moyens économiques pour nos projets dont l’obtention dépend de cette soumission à la bureaucratie. Or, ces trois arguments s’effondrent lorsque nous comprenons que la bureaucratie est devenue une arme du capital pour capturer le temps des « inutiles » afin de diminuer leur capacité d’action. Plutôt que de faire la révolution, nous remplissons des dossiers…

L’un des traits de cette bureaucratisation croissante du milieu artistique est la référence aux publics et à l’évaluation qui s’en suit. Jouant sur un sentiment démocratique « rendre accessible l’art au public le plus large », cet argument transforme « le peuple qui manque » en consommateurs quantifiables. Pour déconstruire cet argument, il faut démontrer que la perception (à laquelle s’adresse l’œuvre d’art) ne préexiste pas à l’œuvre, elles sont dans un rapport de genèse réciproque. De sorte que c’est l’œuvre qui fait le peuple, plutôt qu’un peuple qui a un goût préexistant et qui aime ou n’aime pas ce qu’il voit. On ne va pas dans une exposition pour exercer un goût préalable, mais pour mettre sa perception à l’épreuve de nouveaux phénomènes qui viennent en déstabiliser l’habitude quotidienne.

L’organogenèse consiste précisément dans le fait que la perception se fait au travers des techniques et des œuvres. Derrière la quantification bureaucratique des publics culturels, il y a une conception naturaliste de l’être humain, l’idée qu’il faut correspondre aux goûts préétablis d’un public et qui donc par définition ne peut rien percevoir, si ce n’est du déjà connu.

Là encore, il faut prendre garde, car l’ensemble des concepts qui peuvent sembler généreux et de gauche tels que les publics, l’économie solidaire, l’innovation sociale, etc. sont autant d’attrape-nigauds récupérés par le capital pour détourner l’attention et la contestation politique. Ces concepts ne circulent-ils pas sur la place publique pour nous donner bonne conscience ? Nous voulons jouer le jeu, être de bons élèves, continuer tant bien que mal à alimenter culturellement l’édifice social. Car si nous cessions, que resterait-il ? Mais d’avance le jeu est truqué, car le capitalisme a la capacité métamorphique de tout capturer, et en particulier les bons sentiments.

La référence a un public n’est pas un argument démocratique, mais un outil de domination, car le public ne désigne pas chaque singularité anthropologique, qui est par définition incalculable, mais simplement la conformation à un ordre quantifiable. « En public » de Groys déconstruit précisément cette époque où l’extrême concentration sur soi a pour effet de produire une nouvelle ressource économique, le selfie, un ego qui n’a d’autre référence que son autoprésentation.