Corrélation philosophique et autoréférencialité artistique
N’y-a-t-il pas un rapport entre le corrélationisme kantien et l’autoréférencialité en art ? De la même manière qu’on ressent une certaine lassitude face à des théories qui ne cessent de se retourner sur leurs propres conditions de possibilités et sur leur propre herméneutique, on ressent aussi un écoeurement face à une certaine production artistique contemporaine qui ne cesse de tourner autour du monde de l’art, des conditions de monstration, de l’histoire de l’art (comme si celle-ci était déjà constituée).
Cette question nous entraîne dans les méandres d’une réflexion où l’art et la philosophie semblent prisonniers d’un même vertige circulaire : le repli sur soi comme ultime horizon. Comment ne pas voir, en effet, cette troublante symétrie entre l’enfermement de la pensée dans le cercle de la corrélation sujet-objet et l’obsession de l’art contemporain pour ses propres dispositifs institutionnels ? Deux mouvements qui, par des voies différentes, culminent dans une même impasse : l’impossibilité apparente de sortir du cercle spéculaire où la pensée ne pense que sa propre activité, où l’art ne représente plus que ses propres conditions d’existence.
Le corrélationisme, cette posture philosophique qui, depuis Kant, affirme l’impossibilité de penser l’être indépendamment de sa relation au sujet pensant, trouve ainsi son pendant esthétique dans ces pratiques artistiques qui ne savent plus parler que d’elles-mêmes, de leurs conditions d’émergence et de réception. Double enfermement qui produit cette impression diffuse d’épuisement, d’asphyxie intellectuelle et sensible : comme si toute ouverture vers un dehors était désormais impossible, comme si la pensée et l’art étaient condamnés à tourner indéfiniment autour de leur propre ombre, incapables de saisir autre chose que le mouvement même de leur quête.
Il y a dans ces démarches quelque chose de très institutionnelle et de très scolaire, quelque chose qui s’adresse à des individus ayant le sentiment d’appartenir à un monde de spécialistes, et finalement qui parle du monde et au monde des commissaires, c’est-à-dire à ceux qui détiennent, fut-ce fantasmatiquement, le pouvoir. Sans doute faut-il distinguer dans le procès de l’autoréférentialité des éléments essentiels mettant en relation la forme et la matière, mais il est aussi devenu au fil des ans un lien commun, de la même manière que le cercle interprétatif peut être la source d’intensités tout autant que constituer une habitude qui a perdu la puissance du surgissement.
Que reste-t-il, en effet, de la puissance subversive de ces gestes autoréflexifs lorsqu’ils deviennent eux-mêmes les nouveaux académismes ? N’assiste-t-on pas à la domestication paradoxale de ce qui devait précisément nous arracher aux évidences, aux habitudes de pensée et de sensibilité ? L’autoréférentialité, qui fut d’abord rupture et mise en question radicale des présupposés, se fige peu à peu en posture obligée, en passage obligé pour qui veut exister dans le champ institutionnel de l’art contemporain. De même, le corrélationisme, qui visait à problématiser notre accès au réel, devient formule rituelle qui dispense de toute confrontation véritable avec l’altérité du monde.
Ce qui frappe, c’est cette étrange convergence entre des pratiques apparemment critiques et les logiques institutionnelles qu’elles prétendent subvertir : la mise en abyme devient elle-même un code reconnaissable, identifiable, une signature stylisée qui garantit l’appartenance au monde de l’art contemporain. Ruse suprême d’un système qui neutralise la critique en l’intégrant à son fonctionnement même, qui transforme la mise en question en signe d’appartenance, en marqueur d’identité professionnelle.
Et pourtant, comment ne pas reconnaître ce qu’il y avait de nécessaire, voire de vital, dans ces mouvements de retour sur soi ? Comment ne pas voir que l’autoréflexivité fut d’abord un geste d’honnêteté intellectuelle, une façon de reconnaître les limites et les présupposés de toute entreprise de pensée ou de création ? Le problème n’est pas tant l’autoréférentialité en elle-même que sa transformation en habitude non questionnée, en réflexe culturel qui, paradoxalement, finit par occulter ce qu’il prétendait mettre à nu.
Si on ne saurait occulter l’intérêt des théories de la corrélation et des esthétiques de l’autoréférentialité, on aimerait ouvrir de nouvelles directions, les laisser pour un moment de côté, comme quelque chose qui a peut être fait son temps et qui du fait de cet usage passé a perdu de sa capacité à nous déstabiliser. La perturbation devient un nouvel ordre et c’est pourquoi la proposition d’un nouveau réalisme exogène (le réalisme des machines) est aussi historiquement située.
N’est-ce pas le destin paradoxal de toute rupture conceptuelle ou esthétique que de se stabiliser progressivement en nouvelle norme ? Ce qui fut d’abord décentrement radical, secousse sismique dans le paysage de la pensée, finit par constituer un nouveau centre, un nouveau point fixe autour duquel s’organisent les pratiques et les discours. L’histoire de la philosophie comme celle de l’art semble ainsi rythmée par ce mouvement pendulaire qui transforme l’exception en règle, la transgression en convention.
Peut-être faut-il alors envisager une forme de pensée et de création qui ne chercherait ni à ignorer naïvement les acquis de l’autoréflexivité, ni à s’y enfermer comme dans une prison conceptuelle : une pensée qui saurait tenir ensemble la conscience de ses propres opérations et l’ouverture à ce qui excède toujours le cercle de la corrélation. Non pas tant dépasser l’autoréférentialité que la traverser pour atteindre, par-delà ses vertiges, cette zone où le réel résiste à toute mise en abyme, où quelque chose persiste qui ne se laisse pas réduire au jeu infini des renvois et des reflets.
Étrange conceptualisation de l’informe et de l’information… Étrange “tribunal du réel” qui s’opposerait à la précarité du possible, comme si ce dernier n’était que dérivé d’une consistance primordiale.
Cette étrangeté même n’est-elle pas le signe que quelque chose, dans notre rapport au réel, résiste obstinément aux tentatives de le réduire à nos catégories conceptuelles ? Comme si, par-delà les spirales vertigineuses de l’autoréférence, persistait un noyau d’altérité irréductible, une résistance silencieuse qui rappelle les limites de toute entreprise de totalisation théorique. Le “tribunal du réel” n’est peut-être rien d’autre que cette instance anonyme qui, sans cesse, vient déjouer nos constructions les plus élaborées, introduire du jeu là où nous croyions avoir établi des certitudes définitives.