Art autoréférentiel et scolaire
« Ces fantômes des bons artistes morts faisant travailler sous leur dictée de mauvais artistes vivants. » (Aldous Huxley)
Cette sentence d’Huxley résonne comme l’écho d’une hantise propre à la création contemporaine : spectres du passé qui planent sur le présent, ombres tutélaires devenues tyrans invisibles, présences absentes qui pèsent sur la main qui crée. Comment penser cette relation ambiguë entre l’artiste vivant et ses prédécesseurs, entre l’œuvre nouvelle et la tradition qui la précède ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément tragique dans cette dictée d’outre-tombe, dans cette ventriloquie où le créateur d’aujourd’hui prête son corps à la voix des morts ? Étrange renversement temporel où ce n’est plus le présent qui interprète le passé, mais le passé qui semble instrumentaliser le présent, l’utiliser comme médium, comme simple canal de transmission.
Si Nietzsche avait longuement enseigné et travaillé sur la philosophie Antique, il critiquait certains historiens parce qu’ils vidaient la philosophie de sa substance en la prenant comme un objet en soi. La philosophie devenait une langue morte parce qu’en se référant à une discipline déjà constituée on ne lui faisait plus courir le risque de sa contingence et de sa possible insignifiance : paradoxe fondamental d’une pensée qui, à force d’être étudiée, cesse d’être vivante ; d’une sagesse qui, à force d’être vénérée, n’est plus pratiquée ; d’une quête qui, à force d’être objectivée, n’est plus poursuivie. Qu’est-ce donc finalement que philosopher ? Question vertigineuse qui nous renvoie non à un corpus défini, à un canon établi, mais à une activité dont le sens même reste à inventer, à un geste dont la forme n’est jamais donnée d’avance. Être philosophe serait hériter de cette question dans sa problématicité et donc reprendre à zéro le fil de ce questionnement : non pas s’installer confortablement dans une tradition, mais accepter l’inconfort d’une interrogation sans cesse renouvelée, le risque d’une pensée qui pourrait toujours s’avérer vaine, insignifiante, inutile.
En observant le domaine artistique et les arts « numériques » (même si cette formule ne me convient aucunement), le même processus est en cours : étrange parallélisme entre deux sphères apparemment distinctes, qui révèle peut-être une condition plus générale de notre rapport contemporain à la création, à l’innovation, à l’originalité. Tout comme il ne s’agit pas de contester l’intérêt de l’histoire de la philosophie, on ne saurait dénier tout intérêt aux stratégies d’autoréférentialité contemporaines (prendre quelque chose comme son objet même) : nuance nécessaire qui nous préserve de tout jugement trop hâtif, de toute condamnation trop brutale d’une tendance dont la complexité mérite d’être reconnue. Mais de la même façon qu’une historicisation massive de la philosophie lui fait perdre son caractère vivant et incertain, l’autoréférentialité actuelle peut tourner à la figure de style et au maniérisme : pétrification progressive d’un geste qui, à force de se répéter, perd sa puissance disruptive, sa capacité à nous faire voir le monde autrement, à nous faire sentir différemment.
Ainsi, on voit de plus en plus de travaux prendre l’art comme objet, parfois comme une simple référence, souvent comme un clin d’œil, parfois avec ironie : multiplication vertigineuse des miroirs où l’art ne cesse de se contempler lui-même, de s’observer, de se commenter, dans un jeu de reflets potentiellement infini. Combien d’exposition sur l’exposition même ? Combien d’œuvres sur l’art même ? Combien d’autodiscours ? Questions qui résonnent comme un constat, comme le relevé d’une tendance qui semble s’amplifier, s’accélérer, jusqu’à devenir l’un des traits dominants de notre paysage artistique contemporain. En la matière, un artiste quelconque se met dans l’ombre portée d’un artiste déjà reconnu (et souvent mort) et hérite de sa postérité : étrange vampirisme symbolique où la notoriété des défunts nourrit l’ambition des vivants, où la reconnaissance déjà acquise sert de caution à celle qu’on espère obtenir. Par là même, il ne reprend pas véritablement le fil conducteur de la problématicité toujours singulière de cet artiste reconnu, il ne reprend qu’une marque : réduction du questionnement à sa signature, de la démarche à son label, de la recherche à son résultat déjà validé par l’histoire.
Bref, il applique un « branding » à son travail : formule lapidaire qui dit bien la logique marchande à l’œuvre dans cette stratégie, la transformation de l’influence artistique en opération marketing, de l’héritage en placement financier. En faisant une exposition sur l’exposition même, on sera assuré qu’il s’agit bien d’une exposition (puisque c’est une exposition) et on parlera le langage des commissaires, supposés avoir du pouvoir, puisqu’ils tentent d’articuler l’expérience d’une exposition particulière à une expérience de l’art même : cercle vicieux où la définition se nourrit d’elle-même, où l’institution se légitime par sa propre existence, où le discours trouve sa validation dans sa conformité aux discours déjà tenus.
C’est aussi le cas pour la sphère Internet où les projets artistiques se succèdent et font référence à différents services sociaux en les utilisant en feedback ou en déplaçant légèrement le cadre de référence : transposition dans le domaine numérique d’une logique qui transcende les médiums, réapparition sous de nouveaux atours d’une tendance plus profonde qui caractérise notre rapport contemporain à la création. On retrouve aussi là une manière de l’autoréférentialité qui n’a plus aucun rapport avec la modernité (qui était invention de forme), mais qui est qu’on aime ou pas ce concept, postmoderne au sens où elle reprend des éléments de l’industrie culturelle et les détachent de la totalité constituée de cette industrie : distinction fondamentale entre deux modes d’autoréférence, entre deux manières pour l’art de se prendre lui-même pour objet – l’une qui ouvrait vers l’invention de formes nouvelles, l’autre qui se contente de recycler, de déplacer, de recombiner des formes déjà existantes.
Dans les deux cas, l’autoréférentialité est une réification : processus par lequel ce qui était activité vivante, questionnement ouvert, recherche incertaine se transforme en chose, en objet stable, en produit fini. Elle rompt la problématicité et elle transforme la question (« Pourquoi cette forme plutôt qu’une autre ? »), en une stratégie d’appropriation et de pouvoir (« Comment puis-je hériter d’un art déjà constitué ? ») : déplacement significatif qui substitue à l’interrogation sur le sens de la forme, sur sa nécessité, sur sa pertinence, une réflexion purement tactique sur les moyens de s’inscrire dans un champ déjà balisé, de s’approprier un capital symbolique déjà accumulé. De sorte que l’artiste en tant que subjectivité devient le seul objet persistant : étrange persistance d’un sujet qui survit à la dissolution de son œuvre dans le flux des références, des citations, des appropriations.
L’autoposition de l’art ou d’Internet n’est-elle pas une manière de se soustraire au non-art qui hante l’émergence de nouvelles formes ? Question troublante qui nous invite à penser ce qui se joue dans cette stratégie autoréférentielle, au-delà de ses manifestations les plus visibles, de ses effets les plus évidents. N’y aurait-il pas, dans ce repli sur soi, dans cette clôture autoréférentielle, une forme de conjuration, d’exorcisme d’une angoisse plus profonde – celle de l’insignifiance, de l’inutilité, de la vanité potentielle de toute création ? Quand on fait référence à tel ou tel artiste ou à tel ou tel service Web, n’a-t-on pas réglé d’avance ce qui justement devrait poser problème ? Ne donne-t-on pas un signe artistique à son travail, alors même que ce dernier devrait faire vaciller ce que nous entendons par le mot « art » ? Questions qui nous renvoient à la fonction protectrice, rassurante de l’autoréférence – protection contre le risque de l’insignifiance, contre la possibilité toujours présente que ce que nous créons ne soit, en définitive, qu’un geste vain, une forme vide, un signe sans résonance.
L’autoréférentialité réificatoire (qu’il faut nettement distinguer de celle moderne) effectue un retournement entre la définition et l’extension : inversion fondamentale qui transforme la nature même du rapport entre l’œuvre singulière et le concept général qui la subsume, entre le cas particulier et la catégorie qui l’englobe. En art, l’extension (l’œuvre particulière) fait trembler la définition (le concept « art »), et c’est pourquoi cette définition est un devenir, non une norme, car alors l’art n’est pas un processus de création mais une institutionnalisation : formulation qui exprime l’essence même d’une conception vivante, dynamique, ouverte de l’art – conception où chaque œuvre nouvelle vient non pas s’inscrire dans une définition préexistante, mais interroger cette définition, la remettre en question, la faire vaciller sur ses bases. Avec l’autoréférentialité actuelle, la définition précède l’extension et la soumet de part en part : renversement radical où l’œuvre n’est plus ce qui questionne la définition, mais ce qui la confirme, la renforce, la stabilise ; où la création n’est plus ce qui déplace les frontières, mais ce qui les consolide, les durcit, les rend plus imperméables. L’émergence d’une forme ne s’effectue qu’à la marge de cette soumission : mince interstice où peut encore se glisser quelque chose comme une invention, un déplacement, une surprise, dans un système qui tend à tout ramener à du déjà connu, à du déjà validé, à du déjà intégré.
Ce mode d’autoréférence doit être, me semble-t-il, rattaché à la scolarisation de l’art : phénomène complexe qui transforme profondément notre rapport à la création, à l’apprentissage, à la transmission des savoirs et des pratiques artistiques. Les écoles constituent un réseau de plus en plus étroit avec les institutions, mettant donc en contact deux modes relationnels entre extension et définition différents : confluence qui n’est pas sans conséquences sur la nature même de ce qui est enseigné, transmis, valorisé dans ces lieux de formation. L’objectif des écoles est de soumettre les processus de création à l’antériorité de la définition sur l’extension afin de permettre aux étudiants d’entrer dans le milieu de l’art : finalité pragmatique qui transforme la nature même de l’enseignement artistique, le détourne de ce qui pourrait être sa vocation la plus haute – non pas préparer à une intégration dans un milieu constitué, mais donner les moyens d’inventer de nouvelles formes, de nouvelles manières de voir, de sentir, de penser.
Les étudiants comprennent rapidement que « faire de l’art » c’est en fin de compte « faire art », c’est-à-dire non pas faire apparaître une nouvelle forme inouïe, mais faire une forme qui corresponde au jeu de la définition : apprentissage implicite, souvent non verbalisé, qui structure pourtant profondément la relation des jeunes artistes à leur propre pratique, à leur propre recherche. C’est sans doute pourquoi ces formes de création, quel que soit l’âge des artistes, sont forcément scolaires : marquées par une certaine conformité, par une relation ambiguë à l’autorité, par une difficulté à s’émanciper véritablement des modèles, des références, des influences qui leur ont été transmises. Elles provoquent un sentiment de déjà-vu, qui n’est pas le signe d’une prise en compte critique d’un contexte globalisé, mais la simple redite d’une facture, d’une manière de faire, d’un style, alors que ceux-ci ont été vidés de leur intensité, c’est-à-dire du tremblement qu’ils avaient provoqué en leur temps : coquille vide d’où s’est envolée l’âme vivante qui l’habitait, forme dont la nécessité s’est évanouie, geste dont la puissance s’est dissipée dans la répétition, dans l’imitation, dans la reproduction.
Loin de vouloir opposer un art maniériste et un art créateur, un art académique et un art moderne, loin de réitérer naïvement des oppositions déjà connues et simplistes, il faut envisager cela comme des polarités entre lesquelles nous naviguons les uns et les autres : mise en garde contre toute tentation manichéenne, contre toute division trop nette du champ artistique en territoires clairement délimités, en camps antagonistes. La réalité est plus complexe, plus nuancée, plus ambiguë : chaque artiste, chaque œuvre, chaque démarche se situe quelque part dans cet espace de tension entre répétition et invention, entre soumission à la définition et questionnement de cette définition, entre conformité aux attentes et surprise déstabilisante.
Ce qui importe, alors, n’est peut-être pas tant de rejeter toute forme d’autoréférentialité, de condamner sans appel toute démarche qui prendrait l’art pour objet, que de réintroduire dans ce jeu de miroirs la possibilité d’un tremblement, d’une incertitude, d’un questionnement authentique. Comment faire pour que la référence ne soit pas simple répétition mais véritable dialogue ? Comment citer sans se soumettre, comment hériter sans être écrasé par le poids de l’héritage ? Comment, en somme, redonner à l’autoréférentialité sa dimension problématique, sa puissance interrogative, sa capacité à faire vaciller les certitudes plutôt qu’à les renforcer ?
Ces questions, qui ne souffrent aucune réponse définitive, dessinent pourtant l’horizon d’une pratique artistique qui ne renoncerait ni à sa relation avec la tradition, ni à sa capacité d’invention, ni à sa conscience réflexive, ni à son pouvoir de surprise. Elles esquissent la possibilité d’un rapport à l’art qui ne serait ni simple soumission à l’autorité des « fantômes des bons artistes morts », ni prétention naïve à une originalité absolue, mais dialogue critique, conversation vivante, confrontation fertile avec ce qui nous précède et nous constitue.