L’art contre l’oeuvre
Est-ce Godard qui disait qu’il y a ceux qui veulent faire des films et d’autres du cinéma? J’ai toujours eu le sentiment que faire du cinéma avait quelque chose de ridicule. Cette distinction sémantique, apparemment anodine, révèle pourtant une fracture profonde qui traverse le champ artistique contemporain : celle qui sépare ceux qui prétendent faire de l’art et ceux qui, plus modestement peut-être, se contentent de faire des œuvres. Cette tension, loin d’être nouvelle, structure depuis toujours les rapports sociaux et esthétiques qui définissent le monde de l’art.
C’est une vieille histoire que celle du conflit entre l’art et l’œuvre. On le voit chaque jour dans les comportements, dans les non-dits et les stratégies de nos confrères. Tout se passe comme si certains artistes voulaient faire de l’art, non des œuvres, pour entrer dans un certain milieu social. Ils miment des œuvres passées, s’y réfèrent, sans doute espèrent-ils se placer ainsi dans l’ombre des étoiles filantes et croient-ils appartenir par là à la grande histoire au côté de leurs aînés. Cette posture, qui consiste à faire de l’art au sens institutionnel du terme plutôt que des œuvres au sens d’une production singulière, traduit une forme de conscience malheureuse : celle d’un créateur qui cherche sa légitimité non pas dans la nécessité intrinsèque de ce qu’il produit, mais dans sa capacité à se référer à un corpus préexistant, à jouer le jeu selon des règles établies avant lui et sans lui.
Cette logique référentielle s’observe partout avec une acuité particulière dans le champ de l’art contemporain. Les artistes s’inspirent de livres selon la mode du moment, tentent de coller à l’actualité en espérant sans doute qu’on s’intéressera à leurs tentatives. Ces stratégies d’adhésion aux tendances du moment révèlent la prégnance d’un certain conformisme sous les apparences de la transgression ou de l’innovation. L’autoréférentialité devient alors le mode privilégié d’un art qui se prend lui-même pour objet, dans un geste spéculaire qui confine parfois au narcissisme institutionnel.
Combien de projets reprenant Duchamp, Warhol ou un autre grand nom par un artiste quelconque qui remet en circulation un code préexistant avec sa petite part de singularité herméneutique? On aura beau jeu de dire que c’est là une faiblesse et pour tout dire un académisme. Cette critique est facile et pourtant pertinente : le recyclage permanent des grands noms et des gestes fondateurs de la modernité témoigne d’une forme d’épuisement créatif, d’une incapacité à penser au-delà du déjà-vu, du déjà-fait. L’histoire de l’art devient alors non plus un réservoir d’inspiration mais un carcan conceptuel, un horizon indépassable qui limite les possibilités d’émergence du nouveau.
Combien de projets sur la situation d’un musée, sur le White Cube, sur une histoire parallèle dont les seuls destinataires semblent être les commissaires et conservateurs qui sont effectivement les décideurs? Ce constat révèle l’une des apories fondamentales de l’art contemporain : sa tendance à produire des œuvres dont les destinataires premiers ne sont plus un public générique mais les instances de légitimation elles-mêmes. Il n’est pas absurde de s’adresser à eux selon leurs codes, fut-ce à titre critique, car ce sont eux qui détiennent le pouvoir de consécration. Mais cette stratégie ne risque-t-elle pas de transformer l’art en un simple jeu d’initiés, en un dialogue fermé entre producteurs et validateurs institutionnels?
Pourtant c’est une histoire infiniment plus complexe, car qui pourrait nier qu’il y a un intérêt à questionner l’art même, son histoire et ses présupposés, son idéologie et ses codes? L’autoréférentialité n’est pas en soi condamnable : elle peut constituer une forme de réflexivité critique nécessaire à l’évolution du champ artistique. Interroger les conditions de possibilité de l’art, ses modes de présentation, ses structures institutionnelles, c’est potentiellement ouvrir des espaces de transformation, des lignes de fuite qui permettent de dépasser les limites actuelles du système.
Qui pourrait refuser une analyse institutionnelle à l’heure des réseaux et des protocoles? Notre époque est marquée par une complexification sans précédent des modes de circulation et de validation des œuvres. Les réseaux numériques, les plateformes de diffusion, les algorithmes de recommandation constituent désormais un écosystème complexe qui redéfinit profondément ce que signifie produire et recevoir une œuvre d’art. Dans ce contexte, l’analyse institutionnelle n’est plus un luxe théorique mais une nécessité pratique pour quiconque entend comprendre les enjeux contemporains de la création.
Qui pourrait ainsi opposer de façon binaire l’art et l’œuvre? Cette opposition, si elle a une valeur heuristique, ne saurait être absolutisée sans risquer de sombrer dans un manichéisme stérile. L’art et l’œuvre ne sont pas deux entités séparées mais plutôt deux pôles d’un même continuum, deux modalités d’existence qui s’interpénètrent et se nourrissent mutuellement. L’œuvre n’existe jamais dans un vide social ou historique, elle s’inscrit toujours dans un réseau de relations qui la constitue en tant qu’art. Réciproquement, l’art comme institution n’a de sens que par la multiplicité des œuvres singulières qui le font exister concrètement.
Alors existe-t-il un critère pour distinguer la reprise simplement académique de celle qui est problématique? Cette question est cruciale car elle touche au cœur même de ce qui fait la valeur d’une production artistique aujourd’hui. La reprise ou la référence n’est pas condamnable en soi : toute création s’inscrit nécessairement dans une histoire, dialogue avec des précédents, s’approprie des gestes ou des formes préexistantes. Ce qui distingue la répétition fertile de la simple redite académique, c’est peut-être la capacité à produire de la différence dans la répétition même, à faire surgir de l’inédit là où l’on pourrait n’attendre que du déjà-vu.
Sans doute faut-il regarder cette situation avec circonspection car l’heure est à l’infini ressassement de la modernité et à un jeu académique qui se mêle sans vergogne à la critique. Ce ressassement témoigne d’une certaine mélancolie contemporaine, d’une difficulté à imaginer un au-delà de la modernité qui ne soit pas une simple postmodernité ludique et citationnelle. Il traduit aussi une forme d’insécurité ontologique : dans un monde où tout semble avoir été déjà fait, déjà dit, déjà pensé, comment produire encore quelque chose qui vaille? Comment échapper au sentiment d’après-coup qui semble condamner toute création contemporaine à n’être que l’écho affaibli de gestes plus radicaux accomplis par d’autres, ailleurs, jadis?
Mais la critique elle-même, nous le savons, est intégrée d’avance, car le système trouve plus économe d’intégrer la critique que de la laisser au dehors. C’est là l’un des paradoxes les plus troublants de notre condition contemporaine : la capacité du système à absorber ses propres critiques, à les transformer en produits culturels, en objets de consommation ou en valeurs marchandes. La critique institutionnelle devient alors une modalité de l’institution elle-même, un genre artistique parmi d’autres qui a ses codes, ses stars et ses marchés. Cette intégration de la négativité au sein même du système qu’elle prétend contester pose la question vertigineuse des possibilités réelles de transformation : comment produire un art véritablement critique quand la critique elle-même est devenue une marchandise?
Malgré l’intérêt de l’exposition de l’exposition, il nous faut prendre parti, ressentir la nécessité de notre époque et dire nos adieux à cette interminable reprise. Cette injonction à dépasser l’autoréférentialité n’est pas une simple posture rhétorique : elle découle d’un constat de saturation, d’une lassitude face à un art qui tourne en rond, qui se regarde en permanence dans le miroir de sa propre histoire. L’exposition qui se prend elle-même comme objet a constitué un moment important de la réflexivité artistique, elle a permis de mettre à nu les mécanismes de légitimation et de consécration qui structurent le champ. Mais ce geste, à force d’être répété, perd de sa puissance critique et devient un simple cliché formel.
Elle a été déjà largement développée. Cela suffit. Cette formulation lapidaire marque la nécessité d’une rupture, d’un dépassement qui ne soit pas une simple négation mais plutôt l’ouverture d’un nouvel espace de possibilités. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc l’héritage de la critique institutionnelle ou de l’autoréférentialité artistique, mais de reconnaître que ces stratégies ont atteint leurs limites et qu’elles ne constituent plus aujourd’hui des voies fécondes pour une création véritablement innovante.
Rejeter toute idée d’art, c’est-à-dire toute définition, et ne voir que l’extension infinie et singulière des œuvres, c’est lutter contre l’autorité du langage qui met en place une définition préalable à l’exploration du sensible. Cette proposition radicale invite à renverser la hiérarchie traditionnelle entre le concept et le percept, entre la théorie et la pratique. Plutôt que de partir d’une définition a priori de ce qu’est ou devrait être l’art, il s’agit de s’immerger dans la multiplicité irréductible des œuvres concrètes, dans leur singularité résistant à toute catégorisation. Le refus de définir l’art n’est pas ici un aveu d’impuissance théorique mais un geste politique : celui d’une résistance à l’autorité normative du discours qui prétend circonscrire a priori le champ des possibles.
Mais il nous faut aborder celui-ci par son propre détour, selon l’aperception. L’aperception, cette conscience réfléchie de nos propres perceptions, constitue une voie privilégiée pour approcher le sensible sans le réduire à des catégories préétablies. Elle implique une attention particulière à la manière dont nous percevons, aux modalités de notre relation aux œuvres plutôt qu’à leur seul contenu objectif. Cette approche phénoménologique permet de saisir l’œuvre dans son déploiement temporel, dans sa capacité à affecter le spectateur, à transformer sa perception du monde plutôt que comme un simple objet figé dans son identité.
L’objet lui-même a ses exigences que l’artiste tente de suivre. Cette formulation renverse la conception romantique de l’artiste comme génie créateur qui imposerait sa volonté à une matière passive. Elle suggère au contraire une forme d’écoute, d’attention aux potentialités immanentes de l’objet lui-même, à ce qu’il demande ou exige du créateur. L’artiste n’est plus alors celui qui projette une intention préalable sur le monde, mais celui qui se rend disponible à des forces qui le traversent et le dépassent, qui se met à l’écoute d’une nécessité qui n’est pas la sienne propre mais celle de l’objet en devenir.
Ce n’est pas la virtualité de la forme derrière la matière, car des formes il y en a trop et elles sont déjà en un nombre immense qui hante nos esprits. Cette mise en garde contre une conception platonicienne de la création artistique comme actualisation d’une forme idéale préexistante témoigne d’une méfiance légitime envers tout essentialisme esthétique. Le problème contemporain n’est pas celui d’un manque de formes disponibles, mais au contraire celui d’une saturation, d’une surabondance qui conduit paradoxalement à une forme d’appauvrissement. Nos esprits sont hantés par un nombre immense de formes préexistantes, de clichés visuels ou conceptuels qui limitent notre capacité à percevoir ou à produire du nouveau.
C’est plutôt l’arrachement à une histoire qui a été répétée pour laisser émerger le possible, c’est-à-dire ce qui ne devrait pas avoir lieu et qui en tout état de cause défie le programme de l’art, que celui-ci soit un milieu, des autorités ou autres choses. Cette conception de la création comme arrachement, comme rupture avec le poids d’une histoire qui ne cesse de se répéter, définit une tâche à la fois esthétique et politique pour l’artiste contemporain. Il s’agit non pas simplement de s’inscrire dans la continuité d’une tradition, fût-ce pour la critiquer de l’intérieur, mais d’opérer une véritable césure, de créer les conditions d’émergence de ce qui, en droit, ne devrait pas avoir lieu.
Le possible dont il est question ici n’est pas le simplement potentiel, ce qui pourrait advenir dans le cadre des possibilités déjà définies par le système. Il désigne plutôt ce qui excède toute programmation préalable, ce qui défie les attentes codifiées de l’institution artistique, ce qui échappe aux catégories établies et aux modes de validation reconnus. Faire émerger ce possible, c’est œuvrer à l’avènement d’un art qui ne se contente pas de reproduire des gestes consacrés ou de s’inscrire dans des problématiques déjà balisées, mais qui ouvre des espaces de création inédits, des zones d’indétermination où peuvent surgir des formes de vie et de pensée encore inimaginées.
Défier le programme de l’art, qu’il prenne la forme d’un milieu social fermé sur lui-même, d’autorités institutionnelles ou de toute autre instance de normalisation, c’est affirmer la puissance disruptive de l’œuvre contre les tentatives de récupération ou de neutralisation. C’est reconnaître que la valeur d’une création ne réside pas dans sa capacité à satisfaire des attentes préexistantes, à s’inscrire dans des cadres préétablis, mais au contraire dans sa capacité à produire de l’écart, à générer de la différence, à rendre possible ce qui, jusque-là, semblait impossible.
Cette conception de l’art comme arrachement et émergence du possible dessine les contours d’une pratique artistique qui ne serait plus prisonnière de l’autoréférentialité stérile ni de l’obsession critique, mais qui s’ouvrirait à l’aventure d’une création véritablement transformatrice. Elle invite à renouer avec une certaine innocence – non pas au sens d’une naïveté ignorante des enjeux théoriques ou politiques, mais au sens d’une disponibilité au surgissement de l’inattendu, d’une capacité à s’étonner encore face à ce qui advient.
Dans un monde saturé de signes et de références, où tout semble avoir été déjà vu, déjà dit, déjà pensé, cette disponibilité à l’inattendu constitue peut-être la forme la plus radicale de résistance. Non pas une résistance qui s’épuiserait dans la critique ou la dénonciation, mais une résistance qui œuvrerait à l’invention de nouvelles formes de vie et de pensée, à l’émergence de possibles qui déjouent les programmations du système. Une résistance, en somme, qui ne se contenterait pas de dire non à ce qui est, mais qui s’efforcerait de faire advenir ce qui n’est pas encore.