Exposition d’une exposition

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L’autotélie artistique trouve un regain d’intérêt chez les jeunes générations qui semblent se préoccuper des conditions de monstration. Ce n’est pas là une problématique nouvelle. Elle parcourt une bonne part de la modernité et eu son apogée lors de la Documenta 5 et de l’intervention de Daniel Buren qui écrivait en février 1972 :

« Exposition d’une exposition
De plus en plus, le sujet d’une exposition tend à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition comme œuvre d’art.
Ici, c’est bien l’équipe de Documenta, dirigée par Harald Szeemann, qui expose (les œuvres) et s’expose (aux critiques). Les œuvres présentées sont les touches de couleurs – soigneusement choisies – du tableau que compose chaque section (salle) dans son ensemble. Il y a même un ordre dans ces couleurs, celles-ci étant cernées et composées en fonction du dess(e)in de la section (sélection) dans laquelle elles s’étalent/se présentent. Ces sections (castrations), elles-mêmes “touches de couleurs” – soigneusement choisies – du tableau que compose l’exposition dans son ensemble et dans son principe même, n’apparaissent qu’en se mettant sous la protection de l’organisateur, celui qui réunifie l’art en le rendant tout égal dans l’écrin-écran qu’il lui apprête. Les contradictions, c’est l’organisateur qui les assume, c’est lui qui les couvre.
Il est vrai alors que c’est l’exposition qui s’impose comme son propre sujet, et son propre sujet comme œuvre d’art.
L’exposition est bien le “réceptacle valorisant” où l’art non seulement se joue, mais s’abîme, car si hier encore l’œuvre se révélait grâce au Musée, elle ne sert plus aujourd’hui que de gadget décoratif à la survivance du Musée en tant que tableau, tableau dont l’auteur ne serait autre que l’organisateur de l’exposition lui-même. Et l’artiste se jette et jette son œuvre dans ce piège, car l’artiste et son œuvre, impuissants à force d’habitude de l’art, ne peuvent plus que laisser exposer un autre : l’organisateur. D’où l’exposition comme tableau de l’art, comme limite de l’exposition de l’art.
Ainsi, les limites créées par l’art lui-même pour lui servir d’asile, se retournent contre lui en l’imitant, et le refuge de l’art que ses limites constituaient, se révèle en être la justification, la réalité et le tombeau. »

On se souvient du dialogue, par le biais de textes, entre Buren et Troncy sur le rôle respectif de l’artiste et du commissaire. Prendre l’exposition comme objet même de l’exposition répond aux philosophies du langage et de la performativité (Quand dire c’est faire, 1962) : dire ce qui se dit. Elle apparaît comme une évidence (une exposition est une exposition) et sa redondance produit pourtant un décalage (si l’exposition est ce qui est exposé que reste-t-il à montrer ?). Il y a une différence entre l’exposé (au sens langagier) et la monstration ou le display. La disparité de cette répétition laisse une place vide, un manque, un possible.

La séquence temporelle où les limites entre les rôles de commissaire et d’artiste furent brouillées, est relativement brève, mais son influence fut profonde sur la génération des années 90 de Parenno à Huyghe (il y aurait une intéressante comparaison à faire de leurs expositions parisiennes), à une rétrospective (Tomorrow is anoher fine day) de Rirkrit Tiravanija en 2005, theanyspacewhatever au Guggenheim, From 199C to 199D de Liam Gillick au Magasin, en passant par Vides à  Beaubourg.

Cette reprise contemporaine est-elle la réactivation quelque peu académique et scolaire d’une problématique passée ? De jeunes artistes reprennent-ils les codes de leurs aînés afin de faire de l’entrisme ? Ne s’agit-il pas justement aujourd’hui de sortir de cette répétition du dispositif du white cube dont la déconstruction, on le sait, produit une confirmation du pouvoir en place ?

J’aimerais simplement souligner deux points qui peuvent éclairer l’actualité de cette autoréférentialité esthétique. D’une part, celle-ci se retrouve dans la généralisation de l’ordinateur et dans une problématicité de la cybernétique qui a en même temps gagné et perdue la partie. L’ordinateur est en effet, depuis son origine, une machine autoréférentielle, une « boîte noire » (Minsky) qui retourne le monde dans son intériorité. Il y a un lien profond entre l’autonomisation fantasmatique du white cube et l’expérience informatique qui structure notre quotidienneté. Quelle est la relation entre la souveraineté de l’espace d’exposition. telle que la modernité a pu la penser, et cet espace ni intérieur ni extérieur qu’est l’ordinateur ? Celui-ci ne réalise-t-il pas (ou ne retourne-t-il pas contre lui-même) l’intériorité de l’oeuvre d’art parce que par son isolement même il influence le monde ? Le feed back, en tant que signal de signal, n’a-t-il pas une ressemblance avec une possible productivité de l’autoréférentialité, c’est-à-dire un rôle positif de la répétition quand celle-ci constitue la chose par disparité ?  Les fondements d’Internet sont en étroit rapport avec cette problématique. Ce qu’on nomme le post-Internet désigne très précisément cette étrange convergence entre le monde de l’exposition (boîte blanche) et celui de la machine (boîte noire).

D’autre part, la financiarisation de l’économie est aussi une autoréférentialisation grandissante qui a de nombreuses conséquences sur l’existence concrète de chacun. Elle n’est pas sans rapport avec une part de l’art contemporain, mais plus profondément encore, au-delà de la question de l’échange monétaire du trader vers l’artiste et « sa » galerie, il y a une ressemblance formelle de la finance avec les mécanismes autotéliques de l’art. La finance c’est l’économie se prenant elle-même pour objet avec d’un côté un mouvement maniaco-dépressif de montée et de chute, d’espoir et de dépression, et de l’autre côté un mouvement se portant lui-même dont personne ne semble pouvoir définir les limites et le cadre. Ceci doit être relié à la question du consumérisme, c’est-à-dire à la conjonction entre les objets et les affects, qui semble tout aussi autoréférentielle. Quand on désire consommer un objet, celui-ci ne répond à aucun besoin préalable, mais produit sa sphère causale qui correspond à une esthétique par défaut dont on retrouve les marqueurs matériels dans un nombre grandissant d’expositions qui utilisent le faux marbre, les plantes de bureau, les portes-iPhones, etc.

Cette double autotélie d’un mouvement se prenant pour son propre objet a à voir avec le pouvoir et l’ordinateur, puisque la finance est de plus en plus automatisée et programmée pour spéculer à haute fréquence. D’ailleurs, il faudrait analyser plus profondément la relation entre la spéculation, qu’elle soit numérique ou économique, et les tendances actuelles du réalisme spéculatif pour en détecter une possible convergence historique au-delà des intentions mêmes de leurs auteurs.

Par cette attention portée à l’exposition de l’exposition se dessine peut-être une certaine silhouette de notre époque. Qu’est-ce que ces mécanismes qui se prennent pour leur propre objet et qui semblent ainsi alterner dans la crise les moments de crainte et d’espoir, les chutes et les montées ? Qu’est-ce que le discours de la croissance et du développement ? Qu’est-ce que l’innovation permanente des technologies ? Qu’est-ce que cette manière d’exister au cœur des flux autotéliques ? N’est-ce pas à chaque fois l’existence, dans sa concrétude à la fois intense et insensible, qui se dédouble aussi ? L’existence ne se prend-elle pas pour son objet ?

Sans doute, cet intérêt des jeunes générations n’est en rien un académisme. Il témoigne d’une compréhension profonde et pour ainsi dire vitale envers notre époque et produit de nouvelles formes d’autoprésentations qui permettent de mettre, avec une intelligence sensible, un peu à distance ce que nous vivons. Il s’agirait alors de rentrer plus encore dans la répétition productive, non pas pour confirmer le pouvoir en place, pas même pour le dépasser par une accélération dialectique ou pour nous fournir des outils critiques, mais pour en observer les structures avec des yeux inhumains.