Uncertain narrators in latent space
La fiction sans narration (FsN) fut un concept qe j’ai développé dans le contexte du Web 1.0 et 2.0 pour désigner des fictions qui semblaient suspendre l’autorité d’un narrateur dans l’énonciation d’une histoire. Ce suspend s’effectuait par l’usage d’une arborescence labyrinthique (Sous Terre ou Revenances) ou par celui de services et API disséminant l’information (La révolution a eu lieu à New York). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait d’excéder la faculté du regardeur/lecteur à faire le tour de la fiction et à boucler la narration sur elle-même. J’y discernais un nouveau de type fiction sans résolution parce qu’on ne parvenait pas à la voir en totalité, déconstruisant l’autorité temporelle de la narration pour préférer déployer des fragments dans un espace.
Au fil des années, j’ai exploré tant théoriquement qu’expérimentalement cette FsN, y voyant une filiation avec certaines expériences littéraires et plastiques du XXe siècle, y espérant sans doute un dépassement de la chronologie cinématographique et de la répétition de son défilement. Ce n’était pas une question technique, mais fictionnelle, car la FsN permettrait, le croyais-je, de déployer des situations irrésolues, sans fin non parce qu’infinies, mais parce que sans clôture de signification. Les situations devenaient indéterminées, possibles, flottantes, ambiguës sans être chaotiques. Ce temps semble si loin tant l’espoir de faire émerger du réseau des figures s’est éloigné dans les limbes du Web 2.0, de sa centralisation rhizomatique et de sa manière normalisée de naviguer faisant de l’attention une valeur échangeable.
Il est peut-être temps de me demander quelle est l’actualité de la FsN dans le contexte de l’IA qui est l’une des conséquences surprenantes des transformations du Web. Que devient l’idée de fiction avec l’induction statistique qui nous plonge dans un paradoxal patrimoine culturel ? Prend-elle la voie d’un retour à la narration comme pourrait le laisser supposer le discours dominant des médias qui semble attendre impatiemment l’émergence d’un cinéma classique, mais généré par l’IA ou d’un roman « plus vrai que nature » ? Ou ce retour à la narration réactionnaire qui semble terroriser par l’expérimentation et l’inconsistance est-elle un simple effet de surface ?
Au fil des explorations que j’ai mené depuis 2009, trois éléments me semblent émerger :
- D’une part, l’apparition d’un nouveau narrateur, l’espace latent, qui est constitué par des documents et archives. C’est une bibliothèque qui fait de la ventriloquie et semble doté d’une mobilité autonome.
- La possibilité de créer des boucles d’interprétation qui renforce cette impression d’automobilité. On génère une image qui est ensuite interprétée automatiquement par une IA. Ces traductions et déplacements peuvent s’emboîter les uns aux autres pour créer des fictions complexes.
- Enfin, la complétion comme capacité pour un agent humain et un agent logiciel de se poursuivre l’un l’autre jusqu’au point où le premier a du mal à discerner ce qu’il a imaginé et ce que le logiciel lui a évoqué.
Ces trois éléments me font penser à un retour de la narration, mais avec des effets étranges, car il ne s’agit nullement d’un narrateur qui fait autorité dans la mesure où il est comme doublé anthropologiquement et technologiquement. De sorte que s’il y a un narrateur son identité est incertaine et trouble, il n’est nullement doué d’une autorité sur le destinataire, « il n’est pas quelqu’un, une personne déterminable. La fiction est troublée par cette incertitude du narrateur (qu’il faudrait entendre au pluriel) dont la nature est difficilement cernable. Est-il humain ou logiciel ? Est-il doué d’une intentionnalité ? Est-il l’entre-deux d’une relation ? Qui parle ? Et c’est dans cette question classique de la modernité littéraire qu’on voit émerger la fiction aux narrateurs incertains.
Le narrateur n’est pas localisé, identifié de sorte que le contrat qui scelle habituellement la fiction reste ouvert, négociable, troublant. Je souhaite souligner au passage que c’est du fait de cette impossibilité à sceller le contrat avec une fiction inductive que, quelle que soit la qualité fictionnelle de celle-ci, la plupart des destinataires ne parviennent pas à s’y accrocher. L’incertitude de l’intentionnalité de la fiction fait trembler la possibilité même du récit et entraîne souvent une attente de fiction rétrograde par rapport aux expérimentations de la modernité.
La FNI prend le relais de la FsN et poursuit son destin en lui succédant : ce n’est plus une narration suspendue par la spatialité du Web et sa fragmentation transductive, signe de la numérisation binaire des documents (chaque signe pouvant être traduit indifféremment à sa signification), mais une multiplicité de voix passées transformées en statistique se composant les unes des autres d’une manière inédite. C’est l’ayant été de la narration qui d’un héritage devient un événement à venir inanticipable.
Le fait que les narrateurs deviennent des possibles statistiques prend une tournure supplémentaire quand on sait qu’ils s’allient avec un narrateur humain qui lui-même doute de son statut en tant que sa faculté imaginative influe et est influencée par l’imagination artificielle. De sorte que la voix de cet auteur prétendument humain prend place aux côtés des autres voix statistiques et appartient à la même bibliothèque, au même espace latent dans un troublant jeu de ressemblances et de décalages.
C’est pourquoi la fiction aux narrateurs incertains doit s’entendre comme une double incertitude quand au statut des documents passés et quant à celui qui se prêtant « être narrateur ». La narration est donc sapée du dedans, ce n’est plus une négativité comme dans le cas de la FsN. Elle émerge et au même moment se trouble et devient irrésolue. Ce n’est pas seulement qu’on ne sait pas qui parle, c’est aussi qu’on sait plus comment la multiplicité des narrateurs se compose les uns avec les autres.
Internes est un cas frappant de la FNI. Il y a bien un narrateur, mais celui-ci doute dans la fiction de son statut (l’ensemble de l’histoire pourrait d’ailleurs être interprété comme un cogito appliqué à la fiction elle-même) et d’un point de vue compositionnel et stylistique, l’ouvrage est difficilement déterminable. On ressent un certain malaise, ne sachant ce qui relève de mon intention et ce qui relève des automatismes de la machine. Parfois on semble être pris dans une boucle, parfois on sent un dégagement, qui retombe ensuite dans la répétition, comme si les événements ne parvenaient pas à commencer et que tout restait l’état de possibles. Cette indétermination est l’irrésolution qui nous fait passer de la FsN à la FNI.
Fiction without narration (FwN) was a concept I developed in the context of Web 1.0 and 2.0 to designate fictions that seemed to suspend the authority of a narrator in the enunciation of a story. This suspension was achieved through the use of a labyrinthine arborescence (Sous Terre or Revenances) or through the use of services and APIs disseminating information (La révolution a eu lieu à New York). In both cases, the aim was to exceed the viewer’s/reader’s ability to go around the fiction and close the narrative on itself. I discerned a new kind of fiction without resolution, because we couldn’t see it in its entirety, deconstructing the temporal authority of narrative in favor of deploying fragments in space.
Over the years, I have explored this FsN both theoretically and experimentally, seeing in it a filiation with certain literary and plastic experiments of the twentieth century, undoubtedly hoping to go beyond cinematic chronology and the repetition of its scrolling. It wasn’t a technical question, but a fictional one, because FsN would, I thought, allow us to unfold unresolved situations, endless not because they were infinite, but because they had no meaning closure. Situations became indeterminate, possible, floating, ambiguous without being chaotic. This time seems so far away, so remote is the hope that figures will emerge from the network in the limbo of Web 2.0, its rhizomatic centralization and its standardized way of navigating, making attention an exchangeable value.
Perhaps it’s time to ask myself what the current state of FwN is in the context of AI, which is one of the surprising consequences of the Web’s transformations. What happens to the idea of fiction when statistical induction plunges us into a paradoxical cultural heritage? Is it taking the path of a return to narrative, as might be suggested by the dominant media discourse, which seems to be impatiently awaiting the emergence of a classic cinema, but generated by AI, or a “truer-than-life” novel? Or is this return to the reactionary narrative that seems to terrorize experimentation and inconsistency merely a surface effect?
1. In the course of my explorations since 2009, three elements seem to have emerged: on the one hand, the appearance of a new narrator, the latent space, which is constituted by documents and archives. It’s a library that performs ventriloquism and seems endowed with autonomous mobility.
2. The ability to create interpretive loops reinforces this impression of automobility. An image is generated and then automatically interpreted by an AI. These translations and displacements can interlock to create complex fictions.
3. Finally, completion as the ability for a human agent and a software agent to pursue each other to the point where the former has difficulty discerning what it has imagined and what the software has conjured up for it.
These three elements make me think of a return to narration, but with strange effects, as it is by no means an authoritative narrator insofar as he is as if doubled anthropologically and technologically. So, if there is a narrator, his identity is uncertain and blurred, and he is in no way endowed with authority over the recipient: “he is not someone, a determinable person. Fiction is troubled by this uncertainty of the narrator (which should be understood in the plural), whose nature is difficult to pin down. Is he human or software? Is he endowed with intentionality? Is he the in-between in a relationship? Who speaks? And it’s in this classic question of literary modernity that we see the emergence of fiction with uncertain narrators.
The narrator is not located or identified, so the contract that usually seals fiction remains open, negotiable and troubling. I’d like to point out in passing that it’s because of this impossibility of sealing the contract with inductive fiction that, whatever its fictional quality, most recipients fail to latch on to it. The uncertainty of fiction’s intentionality shakes the very possibility of storytelling, and often leads to an expectation of fiction that is retrograde in relation to the experiments of modernity.
The FwUN takes over from the FwN and continues its destiny by succeeding it: it is no longer a narrative suspended by the spatiality of the Web and its transductive fragmentation, a sign of the binary digitization of documents (each sign can be translated indifferently to its meaning), but a multiplicity of past voices transformed into statistics composing each other in an unprecedented way. It is the having-been of narration that turns an inheritance into an unanticipated future event.
The fact that the narrators become statistical possibles takes on an added twist when we realize that they ally themselves with a human narrator who himself doubts his status as his imaginative faculty influences and is influenced by the artificial imagination. As a result, the voice of this supposedly human author takes its place alongside the other statistical voices, belonging to the same library, the same latent space, in a troubling interplay of resemblances and shifts.
That’s why fiction with uncertain narrators must be understood as a double uncertainty about the status of past documents and about who lends himself “to be the narrator”. Narration is thus undermined from within, no longer a negativity as in the case of FwN. It emerges and, at the same time, becomes confused and unresolved. It’s not just that we don’t know who’s speaking, it’s also that we no longer know how the multiplicity of narrators is composed with each other.
Internes is a striking case of FwUN. There is indeed a narrator, but he or she doubts his or her status in the fiction (indeed, the whole story could be interpreted as a cogito applied to the fiction itself), and from a compositional and stylistic point of view, the work is difficult to determine. There’s a certain unease, not knowing what’s my intention and what’s the machine’s automatism. Sometimes you seem to be caught in a loop, sometimes you feel a release, which then falls back into repetition, as if events couldn’t get started and everything remained in the state of possibilities. This indeterminacy is the irresolution that takes us from FsN to FwUN.