La trahison de l’art et de la théorie

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Il y a un étonnement quant à la perception de certains par rapport à la relation entre pratiques artistiques et discursives. Le développement de la recherche-création nous amène à nous interroger à nouveau sur les relations entre les deux. Immédiatement, un soupçon est apparu dont le refus de certaines écoles en France à mettre en place un PhD standard peut constituer un symptôme : « Il ne faudrait pas que l’artiste se soumette au discours théorique et justifie sa pratique par celui-ci. » Un autre symptôme : souvent on reproche aux artistes de suivre, par une espèce de moutonnage mèmetique, les dernières avancées théoriques que celles-ci soient matérialistes, spéculatives ou accélérationnistes, et pour ainsi de venir après, après la pensée, après la réflexion pour l’appliquer de manière littérale et naïve. L’art étant alors considéré comme second par rapport à la pensée théorique relayant la traditionnelle dévalorisation de la matière.

Il n’y a pas lieu de réfuter ces deux risques, mais simplement de contester leur caractère général et finalement de déconstruire leurs présupposés relativement classiques quant à la fonction de l’artiste. En effet, dans le domaine de la recherche-création on valorise, particulièrement en France, le discours réflexif, l’artiste se comportant à la manière d’un chercheur expérimental observant son « œuvre » avec la distance et la fascination narcissique adaptées à un tel paradoxe spéculaire. Mais que certains artistes puissent théoriser de manière désintéressée, qu’ils puissent s’intéresser à autre chose que leur propre production plastique, ou partir de celle-ci pour rencontrer une extériorité, que même certaines pratiques artistiques soient une occasion pour cette advenue du grand dehors, voilà qui semble suspect et constituer pour ainsi dire une trahison.

Par là, on se refuse à questionner la longue et difficile histoire des relations entre art et théorie partant de la violence faite aux artistes dans la République de Platon, leur caractère paradigmatique de la réalisation de soi avec Nietzsche et l’avènement de la bourgeoisie jusqu’à la figure de l’artiste-entrepreneur. Certains imaginent que quand un artiste développe un raisonnement discursif c’est toujours pour en arrière-plan justifier son travail et qu’il reste motivé par un égocentrisme quelque peu régressif. Qu’un artiste ne soit pas qu’un artiste, qu’il y ait dans un individu une multiplicité d’intérêts et de connaissances, que cette personne, qui a une pratique artistique, puisse aussi avoir un intérêt sincère et désintéressé pour quelque chose d’autre, voilà qui semble constitue d’avance une trahison. Vous êtes artiste ou théoricien, choisissez !

Mais ce n’est pas seulement les présupposés naïfs quant à l’artiste qui sont réfutables, ce sont ceux quant à l’activité théorique qui reste ancrée dans une croyance platonicienne du privilège donné aux Idées sur les phénomènes et le monde. On croit en effet qu’il s’agit là d’une activité qui constitue le monde et qui lui est antérieure. Lorsqu’un artiste s’intéresse au réalisme ou au matérialisme spéculatifs, on l’accuse de suivre par un mimétisme irréfléchi l’air du temps plutôt que, comme on devrait le faire, de prendre au sérieux cet « air du temps » et de penser que la théorie elle-même en est l’objet plutôt que le sujet, permettant d’expliquer ces convergences historiques entre diverses disciplines qui chacune ont leur dignité. La théorie n’est pas avant l’art, mais parallèle. Ma découverte de Quentin Meillassoux après que j’ai élaboré le concept de télofossile constitue une preuve d’une telle convergence.

Le mot même de « théorie » laisse penser à une activité intemporelle et incontextuelle. La théorie n’existe pas, il existe des pratiques discursives de la même manière qu’il existe des pratiques artistiques. Ce sont toujours des pratiques parce qu’il faut bien qu’elles s’inscrivent sur un support matériel de mémoire. La relation inextricable de la technique à la pensée permet d’élaborer une image matérielle du cerveau. Croire que la pensée constitue le monde et lui est antérieur, ce monde étant par exemple celui de l’art, relève de la supercherie et du discours d’autorité essayant de s’accorder un rôle génétique et reléguant le rôle de l’artiste à la figure hugolienne de l’idiot-artiste qui serait dénué de langage.

Que par ailleurs des excès dans le commentaire ou la justification art-théorie aient lieu, ceci est incontestable, nous en voyons des exemples chaque jour en école d’art ou dans des colloques académiques. Mais que de tels excès permettent d’essentialiser, cette relation en déterminant les rôles de chacun c’est là une erreur logique. Car il n’y a pas de concept d’artiste ou d’œuvre d’art, il n’y a pas d’universalité en ce domaine parce que ce n’est pas là la visée de telles pratiques, à la différence de la philosophie ou des sciences. En ce sens, la trahison des artistes quand ils théorisent de manière désintéressée est le résultat d’une projection des méthodologies scientifiques dans le domaine artistique, alors même qu’il faudrait penser leur individuation spécifique afin d’élaborer une relation entre eux deux selon un plan d’égalité plutôt que d’autorité. L’artiste n’a donc pas à théoriser comme il n’a pas à ne pas le faire, car il n’est pas seulement ce qu’on a déjà identifié en lui. Il n’y a pas de généralité en art si ce n’est celle de l’exception contingente. La trahison consiste à se déplacer sur les lignes de partage disciplinaire dressées par les gardiens. Trahir l’art par la théorie et la théorie par l’art.

« Le moment est venu d’interrompre la terreur théorique. C’est une très grosse affaire que nous allons avoir sur les bras pour un long moment. Le désir du vrai, qui alimente chez tous le terrorisme, est inscrit dans notre usage le plus incontrôlé du langage, au point que tout discours paraît déployer naturellement sa prétention à dire le vrai, par une sorte de vulgarité irrémédiable, or le moment est venu de porter remède à cette vulgarité, d’introduire dans le discours idéologique ou philosophique le même raffinement, la même force de légèreté, qui se donne cours dans les œuvres de peinture, de musique, de cinéma dit expérimental. »
Lyotard, J.-F.(1998). Rudiments païens. Paris : 10-18, 9.