L’objet de la Terre
Ils étaient entrés dans le magasin en courant en tous sens. Ils prenaient tout ce qui était possible. Ils étaient affamés sans avoir faim. Leurs corps bougeaient dans toutes les directions et cherchaient à s’éviter. Parfois, ils se bousculaient ou dérapaient, les corps s’effondraient alors les uns sur les autres.
Ces images sont à 30 ans de distance. D’un côté, la chute du mur de Berlin et la découverte de la profusion des objets de consommation à l’Ouest. De l’autre côté, le Black Friday en Amérique du Nord, et parfois ailleurs, ayant lieu en novembre. D’un côté comme de l’autre, la même frénésie consumériste, le même désir rendant inextricable la souveraineté du sujet et le plaisir de prendre en main un objet.
Mais aussi, notre regard posé sur chacun de ces phénomènes et ce mélange de jouissance et de répulsion qu’ils provoquent en nous. Nous conjurons, au double sens du terme, le spectacle du consumérisme, ainsi mis à distance, non pas tant comme le plaisir de posséder des objets, mais de les acquérir, de ce moment, juste de ce moment-là où un objet sous la main est dans notre main. On passe ainsi du possible constitué par le stock disponible à son effectuation. Dans l’objet l’image du monde.
Il m’a toujours semblé que le caractère tragi-comique du consumérisme pointait d’une part la dynamique de la subjectivation élaborée en Occident depuis le XIXe siècle consistant à garantir au sujet sa liberté par sa capacité à librement acquérir des objets, liberté modérée par les inégalités économiques d’accès à ces objets, inégalités permettant de faire converger les désirs puisque l’argent est le stock possible du stock disponible, une valeur d’échange absolue. D’autre part, le déchaînement du désir consumériste témoigne du passage entre un objet particulier et la relation entre représentation du monde et persistance de la Terre. En effet, derrière l’appropriation d’un tel objet, il y a des méthodes de production extrayant de la Terre des matières se formant selon des cycles millénaires, les transformant en vue d’un usage de quelques dizaines d’années tout au plus, puis les ramenant à la Terre et aux cycles millénaires lorsqu’ils sont devenus inutilisables et sont envisagés comme des déchets à mettre aux ordures. L’occupation d’un monde.
Ces corps courant dans les magasins et tentant de saisir tout ce qu’ils peuvent sont à l’image de notre prochaine extinction : la Terre en tant que magasin où tout est disponible avant que plus rien ne le soit, ce sont les derniers soldes. Derrière la démarche zombie de ces corps il y a l’espoir d’avoir une dernière chose, une toute dernière chose, jusqu’à la disparition des marchandises, des clients et du magasin.