Les Strates du Temps : De la Succession à la Superposition
Décidément le préfixe “post” est ambivalent tant il semble exprimer deux logiques opposées : la séquence chronologique qui clôt une période dans le cadre d’un récit historique de la nécessité et la prise en compte d’un héritage qui ne cesse pas avec le présent.
Comment penser cette ambivalence fondamentale, ce vacillement sémantique qui est peut-être l’indice d’une transformation plus profonde dans notre rapport au temps ? Le “post” ne serait-il pas le symptôme d’une incapacité à nommer ce qui advient, la trace d’une hésitation entre rupture et continuité, entre dépassement et héritage ? Plus qu’une simple préfixation, n’est-ce pas toute une conception de la temporalité historique qui se trouve mise en question, tout un régime d’historicité qui vacille sur ses bases ?
C’est le second sens qui nous intéresse ici, car nous observons une transformation majeure dans la construction culturelle. Jusqu’avant Internet, tout était question de revival. La structure en était bien connue : tous les 25 ans, un mouvement de teenagers renaissait de ses cendres comme si les adolescents d’une époque revivaient ce que leurs parents avaient ou n’avaient pas vécus. En rejouant ainsi le passé, ils le transformaient, le caricaturaient, et exprimaient plus profondément encore un retour en arrière qui était en rapport avec la structure existentielle de l’adolescence qu’ils étaient en train de vivre et qui n’est qu’un moment. En remontant à une origine imaginaire, ils écoulaient leur propre adolescence, c’était le sens du bel album de La Souris Déglinguée “Aujourd’hui et demain”.
Cette rythmique générationnelle du revival, cette pulsation du retour qui scandait le temps culturel, n’était-elle pas aussi une manière d’apprivoiser le temps, de lui donner forme et sens ? Dans sa répétition même, dans son apparente régularité cyclique, le revival offrait un cadre intelligible à l’expérience temporelle : il rattachait le présent à un passé reconnaissable, il inscrivait l’expérience individuelle dans une continuité générationnelle, il donnait à l’adolescence même — ce moment de rupture et de construction identitaire — une forme culturelle partagée, transmissible. La caricature, la transformation, la réinterprétation qui caractérisaient chaque revival n’étaient pas simplement des déformations du passé, mais des modalités actives d’appropriation, des façons de rendre ce passé habitable pour une nouvelle génération.
Le revival était ainsi paradoxalement à la fois une façon de conjurer l’angoisse du nouveau — en se rattachant à des formes culturelles déjà constituées, déjà légitimées — et une manière d’affirmer sa propre singularité, de marquer sa différence par rapport à la génération précédente. Double mouvement de reconnaissance et de distanciation, de continuité et de rupture, qui permettait d’intégrer le changement dans une structure temporelle ordonnée, intelligible.
C’est dans ce cadre de ces revivals que la conception postmoderne américaine (à différencier de ce que disait Lyotard sur ce sujet) prenait appui : le présent ne pouvait être qu’une (re)composition des passés.
Cette (re)composition n’était cependant pas simplement une répétition mécanique, un retour de l’identique : elle impliquait un travail de sélection, de combinaison, de transformation qui, dans sa dynamique même, produisait du nouveau. Le présent postmoderne n’était pas condamné à la simple réitération d’un passé figé, mais s’ouvrait à la possibilité d’une reprise créatrice, d’une réactivation différenciante des héritages. La citation, le pastiche, le détournement n’étaient pas les signes d’un épuisement de la créativité, mais les modalités mêmes d’une créativité qui avait pris acte de l’impossibilité d’une originalité absolue, d’un commencement radical.
Depuis Internet, cette structure s’est effondrée sur elle-même. Au début des années 2000, on se disait dans le domaine musical : rien de neuf à l’horizon. On avait le sentiment de vivre une suite de revivals (retromania) de plus en plus absurde parce que la durée de leur cycle devenait de plus en plus courte, de sorte qu’on imaginait même que le revival allait rattraper le présent. Puis, une nouvelle image de la répétition culturelle s’est imposée : cette génération avait accès à tous les styles, à toutes les musiques, l’underground n’avait même plus de sens tant il devenait accessible. Dans les années 80, écouter Sham 69 ou de la musique 50’s, supposait d’aller dans des magasins spécialisés, repère d’une faune hétérogène. Le réseau a rendu tout cela disponible. Nous nous sommes rendus compte que nos goûts si originaux n’étaient plus que banalité.
Cette disponibilité généralisée, cette accessibilité immédiate de tous les passés culturels, n’a-t-elle pas profondément modifié la structure même de notre expérience temporelle ? Le temps ne se présente plus comme une succession ordonnée de périodes, comme un écoulement linéaire scandé par des ruptures, des avancées, des retours, mais comme un immense réservoir synchronique où tout coexiste simultanément, où tout est également accessible dans une sorte de présent étendu, dilaté jusqu’à englober la totalité du passé. La distance temporelle qui séparait auparavant les différentes strates culturelles s’efface dans cette disponibilité instantanée, dans cette accessibilité immédiate qui fait de chaque moment du passé un contemporain potentiel de tous les autres.
Ce qui se perd dans cette transformation, ce n’est pas seulement la notion d’originalité — déjà mise en question par la pensée postmoderne — mais plus fondamentalement la possibilité même d’une expérience historique structurée, d’un rapport au temps orienté par une dynamique de transmission, d’héritage, de reprise. La banalisation qui affecte désormais nos “goûts si originaux” n’est pas simplement l’effet d’une démocratisation de l’accès à la culture, mais le symptôme d’une mutation plus profonde dans notre façon d’habiter le temps, de nous y inscrire, de nous y orienter.
De là la relation à la répétition d’un style passé, répétition différenciante car actualisée, n’eut plus du tout le même sens. Il ne s’agissait plus de revivals avec son arsenal identitaire (je suis mods, skins, 50’s, psycho, etc.), mais d’une superposition. Grimes parle bien de cela quand elle explique son goût pour Timberlake et pour de la musique plus pointue, car ce qui pourrait sembler au premier abord comme un snobisme est en fin de compte isomorphe avec la structure du réseau : une mise à plat, une ligne de flottaison, une équidistance.
Cette notion de superposition ne nous invite-t-elle pas à repenser fondamentalement les catégories mêmes à travers lesquelles nous appréhendons la production culturelle ? Non plus en termes de succession, d’influence, de filiation, mais en termes de stratification, de coexistence, de simultanéité ? L’image géologique des couches sédimentaires qui se déposent les unes sur les autres sans s’annuler mutuellement ne serait-elle pas plus adéquate pour penser ce nouveau régime temporel que la métaphore habituelle du flux, de l’écoulement, du cours ?
Ce qui se joue dans cette superposition, c’est peut-être moins la fin des distinctions stylistiques, identitaires, culturelles en tant que telles, que la transformation du mode même sur lequel ces distinctions opèrent : non plus comme des appartenances exclusives, comme des marqueurs d’une position déterminée dans un espace social hiérarchisé, mais comme des éléments disponibles pour des combinaisons multiples, pour des assemblages provisoires qui ne constituent plus des identités stables mais des configurations momentanées, des cristallisations éphémères dans un flux constant d’informations et d’influences.
Cette superposition produit une zone indifférenciée qui trouble les identités et les séparations classiques (haute et base culture, culture pop et underground, etc.) Dans la période précédente, ceci était déjà en germe, mais notre temps semble généraliser cette structure en “layers” superposés, non seulement dans le domaine musical mais aussi dans les arts visuels. C’est donc la notion d’art contemporain qu’il faut déconstruire : certaines œuvres actuelles pourraient simplement sembler répéter un style passé devenu un peu kitsch et pour tout dire académique, par exemple les années 80 dans le postdigital. Mais c’est tout autre chose qui est en jeu, c’est la mise à égalité des différentes strates du temps et leur coexistence. De là une autre intuition : la structure n’est plus temporelle, chronologique et historique, mais spatiale, coextensive, lisse. Les simulacres se déposent en couche les uns sur les autres et leur évanescence diaphane permet de les voir en transparence. Cette superposition spatiale transforme la structure historique porteuse d’un discours de la nécessité, en un discours des possibles et de la contingence. Elle n’est pas sans relation avec la mutation actuelle du capitalisme consistant en une transformation de la répétition et de la valeur.
Cette spatialisation de la temporalité, cette transformation du temps en espace, n’est-elle pas l’indice d’une mutation anthropologique plus profonde ? Ce qui se joue dans cette mise à plat, dans cette équidistance entre les différentes strates temporelles, c’est peut-être une transformation radicale de notre façon même d’habiter le monde, de nous y orienter, d’y agir. Car si le temps se présente désormais comme un espace homogène où tout coexiste simultanément, si le passé n’est plus ce qui nous précède et nous détermine mais ce qui nous environne et nous enveloppe de toutes parts, alors c’est le sens même de notre inscription dans l’histoire, de notre rapport à l’héritage, à la transmission, à la mémoire qui se trouve profondément modifié.
La diaphanéité des simulacres, leur transparence qui permet de percevoir à travers eux les couches sous-jacentes, n’est-elle pas aussi le signe d’une nouvelle forme de mélancolie ? Mélancolie non plus d’un passé perdu, inaccessible, mais d’un passé trop présent, trop accessible, qui ne peut plus constituer un objet de désir, de nostalgie, de projection fantasmatique. Mélancolie d’un temps qui ne s’écoule plus, qui ne creuse plus la distance nécessaire à l’émergence du désir, mais qui stagne dans une sorte de présent perpétuel où tout est également disponible, également consommable.
Cette transformation de la structure temporelle en structure spatiale, cette métamorphose du flux historique en strates superposées, cette mutation de la succession en superposition n’est-elle pas aussi une manière de neutraliser la charge disruptive du nouveau, de l’événement, de ce qui vient rompre la continuité du temps ? Car dans un espace homogène où tout coexiste simultanément, où la nouveauté se présente toujours déjà comme la réactivation d’un possible préexistant, l’événement perd sa puissance de rupture, sa capacité à instaurer un avant et un après, à redistribuer les coordonnées mêmes de l’expérience.
Et pourtant, n’y a-t-il pas dans cette mise à plat, dans cette équidistance, dans cette transparence des couches superposées, la possibilité d’une autre forme de créativité, d’une autre modalité du nouveau ? Non plus le nouveau comme rupture radicale, comme émergence ex nihilo d’une forme inédite, mais le nouveau comme reconfiguration incessante de l’existant, comme combinaison inépuisable d’éléments préexistants, comme variation infinie sur des thèmes donnés ? Un nouveau qui ne serait plus de l’ordre de l’invention mais de la découverte, non plus de la création mais de l’exploration, non plus du commencement mais de la métamorphose ?
C’est peut-être dans cette tension entre la mélancolie d’un temps qui ne passe plus et la promesse d’une créativité qui s’alimente de toutes les strates du passé, entre l’indifférenciation qui menace les distinctions culturelles traditionnelles et la possibilité de nouvelles formes de différenciation qui émergeraient de cette indifférenciation même, que se joue la singularité de notre moment historique. Moment qui n’est peut-être plus exactement historique, si l’histoire implique une forme de directionnalité, d’orientation, de progression, mais qui n’est pas non plus simplement a-historique, comme si le temps s’était arrêté, figé dans une éternité immobile. Moment plutôt d’une temporalité nouvelle, d’une façon inédite d’habiter le temps et d’être habité par lui, dont la structure en couches superposées, en strates transparentes, en “layers” coextensifs constitue peut-être la figure la plus adéquate.