Spectre identitaire

Je n’ai jamais su quelle était mon identité et je ne voulais pas le savoir. Je me regardais dans le miroir ne me reconnaissant pas, un souffle, une palpitation et l’instant d’après j’étais en face de moi, une image. Je suis resté ainsi un certain temps. Il y eut un effroi, j’étais submergé du dedans par une force froide et neutre comme si tout ce qui n’était pas moi ou tout ce qui était sans moi se trouvait en mon centre, une étoile morte aspirant tout. Le paradoxe du sens intime. L’image donc.

De ce souvenir d’enfance je n’ai jamais guéri et je n’ai jamais voulu guérir, car le trouble n’était pas un défaut et s’il l’était, je n’étais que ce défaut. Je ne pouvais pas y remédier si n’est à conjurer et à construire une identité factice tentant d’enfouir mon absence de fondement. Le neutre suspendait le temps et c’était l’espace qui effondrait les limites entre l’intérieur et l’extérieur. Je n’étais qu’une peau, je percevais les os et la matière anonyme que j’étais, cette matière qui avait été avant moi et qui serait après moi. L’informe d’un corps.

Il y a une dizaine d’années, j’ai réalisé plusieurs travaux portant sur l’identité dont l’approche consistait à prendre ce qui était utilisé pour identifier (l’empreinte digitale), c’est-à-dire pour stabiliser et neutraliser nos devenirs, afin d’en faire la ressource sensible d’un change, au sens où notre être ne serait que ce changement dont nous sommes une simple occasion, rencontre hasardeuse avec une matière. Identifier c’est occulter la mort en tant que celle-ci réorganise la matière, la nôtre, en d’autres formes agencées.

L’identité de l’empreinte digitale devenait une île glaciaire infinie (http://chatonsky.net/hisland), la dislocation de ses cernes tel un tableau changeant (http://chatonsky.net/with-myself), une boucle récursive transformant sa forme (http://chatonsky.net/category/corpus/identities), des peaux étendues (http://chatonsky.net/perfect-skin-3), surface touchée et retouchée par mes doigts (http://chatonsky.net/overlay), souvenirs d’enfance traduits par Google (http://chatonsky.net/childhood-memories), battements de coeur superposés à d’autres (http://chatonsky.net/intruders).

Depuis lors, on a plus encore occulté l’effondrement de l’identité. Des couleurs de peau et des sexes sont devenus source non d’émancipation, mais d’identification parce que l’humanisme avait abandonné son cosmopolitisme. Il n’était plus qu’une colonisation de certains par d’autres. Les revendications sont devenues réversibles. On a cru savoir ce que c’était que d’être blanc, noir, femme ou homo. On a cru savoir qui on était, qui ils étaient parce qu’ils avaient des dominés et des dominants, des victimes et des bourreaux. On a reconstruit un intérieur et un extérieur par lesquels on pouvait dire que certains avaient le droit de dire et de se taire : parler de X ne pouvait se faire qu’au nom d’une identité « naturelle » identique à X. Fin du déplacement et de l’empathie. Fin du « Je est un autre ». Retour à la conjuration identitaire sous couvert de libération et d’expression.

Nous nous regardons encore une fois dans le miroir et décidément nous ne savons pas qui nous sommes. Nous ne le saurons jamais et nous ressentons alors une joie qui semble effrayer d’autres qui sont décidément entrés dans une séquence historique où l’identité deviendra meurtrière à force d’expulser au dehors sa propre terreur.