Une intelligence (artificielle) sans imagination
Si on peut se féliciter qu’avec le rapport Villani le gouvernement semble prendre en compte l’évolution de l’intelligence artificielle, ce terme fût-il problématique, on se doit d’y plonger pour comprendre le monde qu’il décrit ou prétend faire advenir.
Ce qui nous est annoncé est comparable à la révolution industrielle du XIXe siècle. Quand on sait la transformation radicale des modes de vie induite par celle-ci, on frémit un peu. Tout comme elle, l’IA affectera, nous dit-on, non seulement le travail et l’économie, mais l’intimité de nos existences, transformant radicalement nos habitudes en généralisant le sentiment de précarité, et poursuivant la “révolution culturelle” déjà engagée par les réseaux sociaux.
Face à ce bouleversement anticipé, mais aussi mal et peu décrit qu’il est annoncé, Villani souhaite redonner à l’État un rôle de coordinateur perdu au fil des années sous les coups du néolibéralisme. C’est l’État qui devrait simplifier et fluidifier l’innovation. Le volontarisme affiché du texte semble le rattacher tout aussi bien à une tradition interventionniste qu’à l’húbris de la Silicon Valley. Or, derrière cette volonté politique se cachent trois attitudes contestables: l’angélisme, le solutionnisme et l’utilitarisme.
L’angélisme tout d’abord, puisque le volontarisme étatique semble occulter les rapports de force préexistants dans la société et particulièrement l’accumulation pathologique du capital de ces dernières décennies. On veut diminuer les inégalités sans jamais les contextualiser. Les entreprises sont présentées comme des partenaires fiables des politiques publiques. On reste songeur devant tant de naïveté qui oblitère la violence des relations de classes et leurs surdéterminations. L’entreprise apparaît ici comme le modèle et la mesure de toute chose. Cet oubli du contexte est constant dans l’idéologie moderne depuis la Révolution industrielle qui occulte le social, les conditions matérielles et énergétiques ainsi que le culturel.
Le solutionnisme ensuite dont l’un des exemples frappants est la question écologique. Le raisonnement suit toujours le même enchaînement: l’IA et le big data sont énergivores et constituent un problème écologique. Il faut donc les rendre verts. Ainsi, ils vont permettre de régler le problème écologique en général. On aperçoit l’erreur de raisonnement – voire le syllogisme – dans le fait de régler un problème local et de croire qu’on a trouvé une solution globale par ce qui posait problème. Là encore, généralisation hâtive et absence de contexte empêchent de comprendre combien l’épuisement de la planète est déterminé par des objectifs entrepreneriaux à court terme devenus suicidaires.
L’utilitarisme enfin est le défaut principal de ce rapport qui refuse le saupoudrage de l’argent public et qui souhaite se concentrer sur un nombre très limité de secteurs : la sécurité, le transport, l’éducation et la santé. Derrière ce rapport sur l’IA se cache une proposition pour une politique industrielle qui permettrait de faire en sorte que l’innovation française cesse de singer la Silicon Valley, mais se constitue selon son identité propre. On nous promettait une révolution globale, on nous sert un plan quinquennal industriel dans un régime où l’énergie n’est plus abondante ni abordable.
Si la question de la spécificité nationale est posée, c’est toujours du point de vue économique et jamais culturel. Sommes-nous tombés si bas que nous définissons notre pays par sa seule économie ? Si le rapport Villani remarque que la science-fiction et l’imaginaire ont un rôle important dans l’élaboration de l’lA, il n’en tire aucune conséquence pratique et refuse de voir que l’IA n’est pas seulement une technologie instrumentale inspirée des sciences, mais est aussi un imaginaire puisant ses sources dans la fiction, la littérature, l’art et les images, ce que les entreprises états-uniennes ont parfaitement compris sachant que l’innovation n’est pas ce qui est utile mais ce qui est désirable. Remarquons que Google s’installant à Paris, le coeur de ses activités européennes, a fait de l’art et de la culture son titre et son leimotiv. Le rapport passe ainsi totalement à côté de son sujet parce qu’en voulant être efficace, pragmatique et obtenir des résultats, il oublie là encore le contexte. Ce biais est d’autant plus incompréhensible que le titre même du rapport fait référence au fait de donner un sens à l’IA. Mais qu’est-ce qui peut lui donner et rassembler un sens si ce n’est une culture ?
Cette dernière est explicitement laissée de côté dès les premières pages, alors même qu’une grande partie de l’activité de la Silicon Valley consiste moins en des résultats fonctionnels qu’en une capacité à trasnformer un storytelling en imaginaire collectif et que l’identité française, aussi problématique soit-elle, est réputée à l’étranger du fait de la création artistique et d’un rapport intelligent à son patrimoine. Comment expliquer dans ce rapport l’absence de toute politique publique concernant l’art dans un domaine, l’IA où se mêlent la technique et l’imagination ? Villani semble méconnaître l’importance symbolique, économique, technologique des pratiques artistiques, et leur impact plus direct dans l’innovation numérique. On voulait donner un sens à l’IA, on oublie sa principale composante. Pire, cet utilitarisme qui survalorise le monde de l’entreprise reproduit à l’identique ce qu’il croit critiquer, c’est-à-dire l’instrumentalisation de l’être humain. En effet, l’obsession du gain économique provient précisément d’une conception instrumentale inspirée par la technique. En voulant des résultats, on transformera à coup sûr les êtres humains en résultats quantifiables. Voilà le fin mot de l’histoire dont l’éthique n’est qu’un habit.
Si le budget de la culture dans les grands travaux publics est traditionnellement de 1 %, il disparaît purement et simplement avec l’IA qu’on nous vend comme le summum du capitalisme cognitif. Il ne reste plus qu’un monde constitué d’entreprises de plus en plus financées par l’argent public. Qu’on ne s’y trompe pas, beaucoup de startups vivent de l’argent public, voguant de subvention en subvention, et adaptant leur innovation au goût du moment selon une logique du moutonnage mimétique jusqu’à ce qu’un autre appel d’offres suscite d’autres intérêts. L’imagination, l’incident, l’anomalie indispensables à l’invention véritable, sont quasi-absentes du monde utilitariste, efficace et quantifiable de l’entreprise.
Il ne s’agit aucunement de nier l’importance de l’économie privée, mais “travailler plus pour gagner plus” ne saurait être l’alpha et l’oméga de notre civilisation. Si nous sommes un peuple historique, si nous sommes tissés des évolutions techniques, c’est que nous les métabolisons en commun par la culture. L’IA du rapport Villani manque cruellement d’imagination, elle manque de cette culture qui constitue notre cœur et notre histoire commune. Elle manque d’une histoire et d’une philosophie des technologies sachant dépasser le présentisme et l’idéologie instrumentale. La culture permet quant à elle de contextualiser l’IA, d’insérer cette évolution dans le fil conducteur de notre histoire. Elle invente surtout des usages non-instrumentaux de l’IA, qui ne répondent pas à un besoin préexistant et qui ouvrent alors de nouvelles façons de percevoir, de penser et d’imaginer. Sans culture, le futur de l’IA sera à coup sûr une émancipation du capital et non l’émancipation de chacun d’entre nous, non parce que la culture nous permettrait par elle-même de réduire les inégalités mais parce qu’en l’oubliant, nous occultons aussi ce que nous sommes.