La quadruple causalité et la solitude technologique
Quel est le fondement de notre lien aux technologies et du commerce que nous entretenons avec elles? Sans doute peut-on le retracer dans la distinction aristotélicienne entre quatre types de causes ( Physique II, 3-9) qui fut déconstruite par Heidegger (La question de la technique in Essais et conférences, 1953, 1958, p. 9-48). Cette quadruple causalité est la causa materialis, la cause formalis, la causa effisciens et la causa finalis. Cet ordre est aussi une hiérarchie puisqu’on part d’une matière qu’on transforme pour lui donner une forme, cette transformation est réalisée par un agent humain en vue d’une certaine finalité. Cette séquence temporelle de la causalité technique détermine encore aujourd’hui notre conception implicite et notre usage quotidien des ustensiles. Elle permet de comprendre comment on lie la chose à la volonté anthropologique. Il suffit de réfuter cette quadripartition, comme le fit Heidegger, pour déconstruire de part en part ce qu’il est convenu de nommer l’instrumentalité anthrpologique, c’est-à-dire la matière formée en vue d’une certaine finalité humaine.
On retrouve cette quadripartition dans la modernité esthétique par l’intermédiaire de Greenberg et de sa conception du médium comme approfondissement de l’expressivité propre à une matière. Ici la causa finalis retourne et boucle sur la causa materialis fermant le cercle de la causalité parce que la finalité consiste à exprimer la matière, et c’est pourquoi cette modernité reste humaniste.
Il importe aussi de noter que quand la technique n’est plus utilisable, lorsqu’elle tombe en panne donc, elle revient telle une matière brute, informe. La matière ne disparaît plus dans la forme, c’est-à-dire dans la fonction. Elle n’est donc plus liée à nous, sa causalité s’effondre, elle redevient autonome et inoubliable. Nous pouvons ressentir cette solitude sans pour autant entrer en commerce avec elle selon un certain mode de transaction.
Gilbert Simondon avait bien compris que cette quadruple causalité peut être critiquée à partir de deux premières causes, la matière et la forme. C’est cette première hiérarchie qui entraîne la séquence en son entier. L’hylémorphisme, soumettant la matière à la forme, est problématique parce qu’il ne permet pas d’approcher certaines machines, en particulier les ordinateurs qui ne sont pas seulement déterminés par une volonté préalable, mais par une certaine ouverture, par une certaine indétermination qui n’est pas sans rapport avec la contingence. Les technologies n’ont pas seulement des potentialités mais des possibilités, l’usage d’un ordinateur n’étant pas déterminé une bonne fois pour toute.
Certaines oeuvres d’art sont solitaires parce qu’elles brisent cette quadruple causalité, elles disloquent le médium décidément indéterminé avec le code numérique. Quelque chose en elles entre la forme et la matière ne fonctionne plus. C’est pourquoi l’esthétique numérique produit d’étranges pannes, des pannes inventées, des pannes produites, des arrêts et des barrages désirés. Si cette solitude est une déliaison, et concerne donc l’absolu, l’absolu n’est jamais réalisé comme tel, il est porté à sa limite dans la mesure ou nous devenons sensible à ces solitudes machiniques. Elles ne sont pas simplement célibataires, en attente d’un accouplement, elles sont et restent solitaires parce qu’il n’y a aucune raison a priori de donner une priorité à l’anthropologique sur le machinique.