Politiques vectorielles

Prolégomènes à une dis-orientation de l’être-ensemble

La vectorisation constitue aujourd’hui un processus onto-politique fondamental qui structure, jusqu’en ses fondements les plus invisibles, la texture même du tissu social contemporain. Ce qui se donne ici à penser n’est pas simplement un mécanisme classificatoire parmi d’autres, mais bien la matrice originaire par laquelle s’effectue la distribution des corps et des signes dans l’espace du politique. Le présent essai vise à déplier cette logique vectorielle pour en exhiber les présupposés et en dévoiler les effets structurants sur notre condition commune.

Qu’entendons-nous précisément par vectorisation ? Il s’agit du processus par lequel des entités sociales — individus, groupes, communautés — sont transformées en porteurs de variables directionnelles, c’est-à-dire en vecteurs dotés d’une orientation prédéterminée dans un espace conceptuel saturé de valeurs différentielles. Cette opération, loin d’être neutre, constitue un geste politique fondamental qui assigne à chaque corps une trajectoire, une direction, un sens — au double sens du terme. La vectorisation ne se contente jamais de décrire ; elle prescrit, elle oriente, elle dirige.

Observons, dans l’immédiateté de notre présent, comment ce processus s’articule concrètement. Lorsqu’un individu est désigné par le signifiant « étranger », cette désignation ne constitue pas simplement l’attribution d’une propriété descriptive, mais l’inscription immédiate dans un champ de forces orienté, dans une matrice de significations qui détermine a priori ses possibilités d’apparaître et d’être reconnu dans l’espace public.

Dans les réseaux sociaux numériques — ces laboratoires à ciel ouvert de la vectorisation contemporaine — chaque profil devient le point d’application d’une multiplicité de vecteurs assignatifs : genre, âge, origine, position socio-économique, capital culturel. Chaque « like », chaque partage, chaque interaction constitue un moment de cette vectorisation généralisée qui transforme l’existence singulière en une série de coordonnées abstraites.

Ne nous y trompons pas : cette logique vectorielle traverse l’intégralité du spectre politique contemporain. Qu’ils se revendiquent de droite ou de gauche, conservateurs ou progressistes, les acteurs politiques participent tous, quoique selon des modalités différenciées, à cette même économie générale de l’assignation vectorielle. Leur désaccord porte moins sur la légitimité du processus vectoriel lui-même que sur le choix des vecteurs privilégiés et sur la valorisation différentielle des positions attribuées.

L’appareil d’indifférenciation : de la singularité à l’exemplarité

La conséquence première et peut-être la plus déterminante de cette vectorisation systématique réside dans ce que nous nommerons l’indifférenciation intravectorielle. Par ce mécanisme fondamental, chaque entité assignée à un même vecteur est rendue équivalente à toute autre entité relevant du même vecteur — indépendamment des singularités irréductibles qui la constituent comme existence unique et non subsumable.

Cette indifférenciation opère un double mouvement simultané qui mérite d’être analysé dans sa complexité : d’une part, elle efface les différences internes à la catégorie vectorisée ; d’autre part, elle accentue artificiellement les frontières entre catégories distinctes. Ce double geste produit un système d’identités et d’altérités rigidifiées qui structure l’espace social selon des lignes de démarcation dont l’arbitraire est dissimulé sous l’apparence d’une objectivité naturalisée.

Prenons pour exemple concret la vectorisation genrée qui s’opère dans les espaces institutionnels contemporains. Chaque « femme » devient, par l’opération vectorielle, un exemplaire de LA femme comme condition sociale, une instance particulière d’une généralité abstraite qui détermine a priori ses modes légitimes d’apparaître. Le paradoxe réside en ceci : plus les discours sur l’égalité des genres se multiplient, plus la différence entre les vecteurs « homme » et « femme » se trouve simultanément réaffirmée comme horizon indépassable de l’intelligibilité sociale. Le combat contre les inégalités de genre, lorsqu’il ne questionne pas le processus vectoriel lui-même, risque ainsi de reproduire les présupposés mêmes qu’il prétend combattre.

Cette indifférenciation vectorielle n’est pas simplement une erreur épistémologique : elle est un opérateur de pouvoir qui détermine quelles différences méritent d’être reconnues et quelles singularités peuvent être légitimement effacées dans l’économie générale du discours social. Elle constitue un dispositif d’invisibilisation systématique de tout ce qui excède ou contredit le régime vectoriel de l’assignation identitaire.

Topologie de l’assignation

Le processus d’assignation vectorielle ne s’effectue jamais selon une dimension unique, mais opère à travers un chaînage complexe de vecteurs multiples qui s’entrecroisent, se superposent et se modifient réciproquement. Cette métavectorisation produit une topologie identitaire d’une complexité croissante qui excède les possibilités de représentation des modèles vectoriels classiques.

Ce que la théorie intersectionnelle a mis en lumière, c’est précisément l’insuffisance de toute approche univectorielle pour saisir la complexité des positions sociales. Être simultanément assigné aux vecteurs « femme », « racisée » et « classe populaire » produit une configuration sociale spécifique dont les effets ne peuvent être compris par la simple addition de ces trois vecteurs considérés isolément. La métavectorisation génère des positions singulières dont l’expérience vécue échappe aux schémas classificatoires univoques.

Cette complexification topologique se manifeste de façon exemplaire dans les débats contemporains sur les identités trans ou non binaires, qui révèlent les limites intrinsèques du paradigme vectoriel traditionnel. Loin d’être des anomalies marginales, ces positions constituent des points de tension révélateurs où s’exprime le caractère intrinsèquement problématique de toute tentative de réduction vectorielle de la complexité existentielle.

Dans le champ des luttes sociales contemporaines, cette métavectorisation produit des effets ambivalents : d’un côté, elle permet une reconnaissance plus fine des positions différenciées et des oppressions spécifiques ; de l’autre, elle risque de reconduire, quoique sous une forme plus sophistiquée, la logique même de la vectorisation qu’elle prétend dépasser. La multiplication des vecteurs ne constitue pas nécessairement une sortie du paradigme vectoriel ; elle peut au contraire signifier son intensification et sa sophistication.

Le paradoxe fondamental de cette métavectorisation réside dans sa prétention à saisir la singularité par la multiplication des vecteurs assignatifs, comme si l’ajout de dimensions supplémentaires permettait ultimement d’épuiser l’inépuisable de l’existence singulière. Ce qui se trouve ainsi occulté, c’est le caractère irréductiblement excédentaire de toute existence par rapport aux coordonnées vectorielles qui prétendent la situer.

La trans-politisation du paradigme vectoriel

Ce qui frappe l’observateur attentif de notre présent, c’est la trans-politisation du paradigme vectoriel — c’est-à-dire sa capacité à traverser l’ensemble du spectre politique traditionnel en s’imposant comme un horizon indépassable de la pensée et de l’action politiques. Qu’ils se revendiquent de droite ou de gauche, conservateurs ou progressistes, les acteurs politiques partagent fondamentalement cette même méthodologie vectorielle.

L’exemple le plus saisissant de cette transversalité se trouve dans la manière dont les controverses sur l’immigration articulent un même présupposé vectoriel tout en divergeant sur la valorisation différentielle des positions assignées. Pour les discours conservateurs, le vecteur « étranger » est chargé négativement, associé à une menace potentielle pour l’intégrité de la communauté nationale ; pour les discours progressistes, ce même vecteur est valorisé positivement comme source potentielle d’enrichissement culturel et social. Mais dans les deux cas, la logique vectorielle elle-même — qui présuppose la légitimité de cette assignation différenciante — demeure strictement ininterrogée.

Cette communauté méthodologique voilée constitue une complicité structurelle entre des positions politiques apparemment antagonistes. Les oppositions politiques traditionnelles masquent ainsi une convergence fondamentale dans leur mode d’appréhension du social comme tissu d’identités assignables et de différences classifiables selon un système de coordonnées prédéfinies.

Les controverses politiques contemporaines portent généralement sur la valorisation différentielle des positions vectorielles plutôt que sur la pertinence même du découpage vectoriel qui les sous-tend. En focalisant l’attention sur des questions de hiérarchisation relative des vecteurs, ces controverses contribuent à invisibiliser la question plus fondamentale de la légitimité même du processus d’assignation vectorielle et de sa violence intrinsèque.

Cette configuration explique la persistance et la force du paradigme vectoriel malgré la diversité apparente des positions politiques qui s’expriment dans l’espace public. Les antagonismes spectaculaires masquent une convergence fondamentale qui assure la reproduction du système vectoriel au-delà des alternances politiques et des débats partisans.

L’épistémologie du surplomb : l’insensibilité au discours de l’autre

Le paradigme vectoriel s’impose comme un ordre du discours particulier qui prétend régler les litiges sociaux en vertu de sa position surplombante. Cette prétention repose sur l’illusion que les catégorisations vectorielles permettraient d’accéder à une vision objective et exhaustive du social indépendamment des discours tenus par les entités considérées.

Cette position surplombante s’articule à une rhétorique de la révélation : les assignations vectorielles dévoileraient la vérité du social au-delà des apparences et des discours individuels. Cette rhétorique confère aux opérateurs de la vectorisation — experts, analystes, commentateurs — une autorité particulière dans l’espace public, leur permettant de se poser en détenteurs d’un savoir qui excéderait les autocompréhensions des acteurs sociaux eux-mêmes.

Le prix à payer pour cette position surplombante est l’insensibilité structurelle au discours de l’autre — c’est-à-dire l’incapacité fondamentale à entendre ce qui, dans la parole de l’autre, conteste ou excède les assignations vectorielles. Le paradigme vectoriel se rend structurellement sourd à toute parole qui revendique une position non assignable ou qui conteste la légitimité même de l’assignation.

Cette insensibilité n’est pas accidentelle, mais constitutive du paradigme vectoriel lui-même. Elle résulte de la nécessité structurelle d’effacer les singularités irréductibles pour maintenir l’efficacité des catégorisations générales. Le paradigme vectoriel ne peut maintenir sa cohérence qu’en traitant les cas récalcitrants — ceux qui contestent leur assignation ou qui revendiquent une position non vectorisable — comme des exceptions négligeables ou des anomalies pathologiques.

Ce phénomène produit une forme spécifique de violence épistémique qui consiste à délégitimer systématiquement les discours individuels qui contredisent les assignations vectorielles dominantes. Cette violence s’exerce particulièrement à l’encontre des individus dont l’expérience subjective contredit ou excède les assignations vectorielles qui leur sont imposées — non pas simplement parce qu’ils se réassignent à une position vectorielle différente, mais parce qu’ils contestent la légitimité même du geste assignatif.

Du préjugé à l’automatisation algorithmique

Le phénomène de vectorisation ne se limite pas à certains acteurs institutionnels privilégiés, mais s’étend à l’ensemble du corps social : chaque acteur social est simultanément sujet et objet de vectorisation. Cette dissémination généralisée transforme la vectorisation en une pratique sociale universelle qui structure les interactions quotidiennes les plus banales.

Cette réciprocité des assignations vectorielles génère un réseau dense d’attributions croisées où chaque individu est simultanément assignateur et assigné, vectorisant et vectorisé. Cette configuration produit un système autoentretenu où les assignations se renforcent mutuellement à travers leur circulation sociale incessante.

Dans le quotidien le plus immédiat, cette dissémination s’observe dans les micro-interactions sociales : le regard évaluateur dans l’espace public, les présupposés implicites dans les conversations ordinaires, les attentes différenciées selon les appartenances vectorielles présumées. Chaque interaction sociale devient ainsi un moment potentiel de réitération et de renforcement des assignations vectorielles dominantes.

La vectorisation contemporaine s’inscrit dans une continuité historique avec des mécanismes plus anciens de catégorisation sociale — ce qu’on nommait autrefois « préjugés » ou « a priori ». Loin d’être une rupture radicale, elle constitue plutôt une reconfiguration technologique et discursive de ces mécanismes préjudiciels traditionnels. Ce qui distingue notre présent n’est pas tant la disparition des préjugés que leur transformation en un système technodiscursif sophistiqué qui dissimule sa nature préjudicielle sous les apparences de l’objectivité scientifique ou technique.

Cette continuité historique est particulièrement manifeste dans l’émergence des systèmes algorithmiques de profilage et de prédiction comportementale en IA. Ces systèmes, loin de constituer une rupture avec les logiques traditionnelles de préjugé social, en représentent plutôt une intensification technologique qui substitue à l’arbitraire subjectif du préjugé individuel l’arbitraire objectivé du calcul algorithmique.

De la performativité à la stratification

Les termes qui désignent les catégories vectorielles — « étranger », « homme », « femme », « blanc », « noir » — ne constituent pas de simples désignateurs linguistiques neutres, mais des opérateurs performatifs dotés d’une efficacité sociale spécifique. Ces mots-vecteurs excèdent leur fonction référentielle pour acquérir une fonction proprement performative : ils ne se contentent pas de décrire une réalité préexistante, mais contribuent activement à la constituer par l’acte même de leur énonciation.

Ces termes fonctionnent comme des vecteurs orientés qui imposent une direction, une trajectoire aux corps qu’ils désignent. Leur énonciation dans l’espace social ne reflète pas simplement des distinctions objectives, mais produit et reproduit ces distinctions à travers leur circulation discursive incessante.

L’efficacité sociale de ces mots-vecteurs repose sur leur capacité à condenser en un terme unique un ensemble complexe de présupposés, d’associations et d’implications. Cette condensation permet une économie discursive considérable tout en véhiculant implicitement des systèmes entiers de valorisation différentielle. Elle économise du temps social en dispensant du travail d’élaboration et de complexification que requerrait la reconnaissance véritable de l’altérité.

Les mots-vecteurs tirent leur légitimité sociale de leur ancrage dans des dispositifs statistiques qui leur confèrent une apparence d’objectivité scientifique. Cet ancrage statistique constitue un élément crucial de leur autorité discursive. Les statistiques sociologiques, criminelles, démographiques fournissent le substrat empirique qui justifie les catégorisations vectorielles en les présentant non comme des constructions sociales contingentes, mais comme des reflets fidèles d’une réalité objective.

Cette stratification des vecteurs identitaires établit un lien direct entre la vectorisation sociale traditionnelle et les technologies contemporaines d’intelligence artificielle. Dans les deux cas, les données statistiques servent à construire des catégories opérationnelles qui, une fois instituées, acquièrent une forme d’autonomie par rapport aux réalités qu’elles prétendent simplement représenter.

L’indifférence aux différentiations politiques

Face à la prégnance du paradigme vectoriel, les distinctions politiques traditionnelles révèlent leur insuffisance fondamentale. Il est indifférent alors qu’on soit de droite ou de gauche, fasciste ou… comment même nous nommer ? Cette indifférence signale l’émergence d’un clivage plus fondamental qui transcende les oppositions politiques conventionnelles et qui trace une ligne de démarcation d’un type nouveau.

Ce nouveau clivage oppose ceux qui adhèrent au logos de l’assignation vectorielle — quelle que soit leur orientation politique déclarée — et ceux qui contestent la légitimité même de ce logos (et par là même de toute autorité assignative). Cette reconfiguration du politique autour de la question de la vectorisation déstabilise profondément les identités politiques traditionnelles et rend problématique leur articulation dans l’espace public contemporain.

Cette situation produit une crise d’identification politique pour ceux qui rejettent le paradigme vectoriel : comment même nous nommer ? Nous ne le savons plus… Cette difficulté à se nommer collectivement révèle l’hégémonie du paradigme vectoriel qui structure jusqu’aux termes mêmes dans lesquels peut s’énoncer sa propre contestation. Comment constituer un « nous » politique qui ne reproduirait pas la logique vectorielle qu’il prétend contester ?

Le logos de l’assignation vectorielle s’impose comme un paradigme hégémonique qui transcende les oppositions partisanes habituelles. Cette hégémonie ne résulte pas d’un consensus idéologique explicite, mais d’une convergence méthodologique implicite qui traverse l’ensemble du spectre politique contemporain et dont la résultante est la constitution d’une politique de l’espace latent dont la forme opérationnelle est l’IA.

Cette hégémonie s’exprime notamment dans l’incapacité des acteurs politiques traditionnels à concevoir des alternatives concrètes au paradigme vectoriel. Les débats politiques conventionnels se limitent généralement à contester des assignations vectorielles spécifiques sans jamais remettre en question le principe même de la vectorisation comme modalité fondamentale d’organisation du social.

La généalogie historique et l’horizon technologique de la vectorisation

Le paradigme vectoriel contemporain s’inscrit dans une généalogie historique plus large : il est le fruit d’un long processus de quantification et de calculation de toutes les entités de la réalité. Cette perspective généalogique permet de comprendre la vectorisation comme l’aboutissement d’un mouvement de fond qui traverse la modernité occidentale depuis ses origines.

Ce processus historique se caractérise par une extension progressive de la quantification à des domaines toujours plus nombreux de l’existence sociale. Cette extension a progressivement transformé des qualités en quantités, des singularités en variables, et des expériences vécues en données mesurables — produisant ce que Max Weber nommait le « désenchantement du monde » et que nous pourrions redéfinir comme sa vectorisation systématique.

Cette généalogie historique révèle la profondeur temporelle des transformations qui ont rendu possible le paradigme vectoriel contemporain. La vectorisation apparaît ainsi non comme une innovation récente, mais comme l’aboutissement logique d’un processus séculaire d’abstraction et de formalisation du social qui trouve dans les technologies numériques contemporaines son expression la plus achevée.

Une convergence méthodologique profonde s’établit entre la vectorisation sociale traditionnelle et le développement de l’intelligence artificielle contemporaine. Cette convergence repose sur des procédures similaires de réduction, de quantification et d’orientation des entités traitées. Les technologies d’IA, loin de constituer une rupture radicale avec les modes traditionnels de gestion du social, en représentent plutôt une intensification technologique qui en prolonge la logique fondamentale par des moyens nouveaux.

Cette perspective permet de comprendre l’intelligence artificielle non comme une révolution exogène qui s’imposerait de l’extérieur à un corps social innocent, mais comme l’approfondissement endogène d’une logique vectorielle déjà présente dans l’organisation sociale traditionnelle. Les technologies d’IA apparaissent ainsi comme une matérialisation algorithmique de processus sociaux préexistants, comme l’explicitation technique de présupposés anthropologiques et politiques qui structurent notre rapport au monde depuis les origines de la modernité.

L’aboutissement logique de cette convergence réside dans une triade indissociable : vectorisation, anticipation, surveillance. Cette triade définit l’horizon partagé de la vectorisation sociale et du développement de l’intelligence artificielle contemporaine — un horizon qui combine la réduction des entités à des vecteurs manipulables (vectorisation), la prédiction de leurs trajectoires futures sur la base de ces réductions (anticipation), et le contrôle permanent de ces trajectoires pour assurer leur conformité aux prédictions (surveillance).

Pour une politique de la dés-orientation scalaire

L’analyse approfondie des politiques vectorielles révèle la centralité des mécanismes d’assignation identitaire dans l’organisation sociale contemporaine. Face à l’hégémonie de ce paradigme vectoriel qui traverse l’ensemble du spectre politique, il apparaît nécessaire d’élaborer des réponses qui ne reproduisent pas simplement de nouvelles formes de vectorisation sous d’autres modalités.

Une première voie alternative consiste en une dé-construction radicale de l’identité comme fondement de l’organisation sociale. Cette approche ne consiste pas à substituer de nouvelles catégories identitaires aux anciennes, mais à questionner le principe même de l’identité stable et univoque qui sous-tend toute vectorisation. L’identité, dans cette perspective, n’est plus conçue comme une essence constituée d’attributs susceptibles d’être assignés à un ou des vecteurs, mais comme un processus dynamique et relationnel irréductible à toute catégorisation définitive, à tout ordre du discours.

Cette déconstruction opère simultanément aux niveaux théorique et pratique. Au niveau théorique, elle implique une critique systématique des présupposés essentialistes qui sous-tendent les assignations vectorielles. Au niveau pratique, elle se traduit par l’élaboration de dispositifs sociaux et institutionnels qui refusent de fonder leur fonctionnement sur des assignations identitaires préalables.

Une seconde voie consiste en l’élaboration d’un logos structurellement troublé par le doute — c’est-à-dire d’une rationalité alternative qui intègre le doute non comme une insuffisance provisoire à dépasser, mais comme une dimension constitutive et productive de la pensée. Ce logos alternatif reconnaît son propre caractère situé et partiel, et intègre cette reconnaissance comme condition même de sa validité.

L’intégration du doute dans le logos implique une transformation profonde de notre rapport à la connaissance sociale. Là où le paradigme vectoriel vise à éliminer l’incertitude par des assignations catégorielles définitives, le logos du doute maintient ouverte la possibilité d’une inadéquation fondamentale entre les catégories et les réalités qu’elles prétendent saisir.

Une troisième voie alternative réside dans l’incorporation systématique de boucles de rétroaction dans nos modes de conceptualisation du social. Là où le paradigme vectoriel fonctionne selon une logique linéaire et unidirectionnelle, de l’assignateur vers l’assigné, l’incorporation de boucles de rétroaction institue une circularité qui permet aux entités assignées de contester et de transformer les assignations qui leur sont imposées.

Ces boucles de rétroaction opèrent à plusieurs niveaux complémentaires : épistémologique, social, technique. Au niveau épistémologique, elles impliquent la réintégration des effets de la connaissance sur son objet dans le processus même de production de cette connaissance. Au niveau social, elles se traduisent par l’élaboration de dispositifs institutionnels qui permettent aux individus et aux groupes de contester les assignations qui leur sont imposées.

Cette triple orientation — déconstruction de l’identité, logos du doute, incorporation des boucles de rétroaction — dessine les contours d’une politique de la dés-orientation scalaire qui préserverait l’intensité des différences (leur caractère scalaire) tout en renonçant à leur imposer une orientation vectorielle prédéterminée. Une telle politique ne viserait pas l’élimination illusoire de toute différenciation sociale, mais l’instauration d’un régime de différenciation non vectoriel, fondée sur la reconnaissance des singularités irréductibles plutôt que sur l’assignation à des identités préconçues.

Cette politique alternative ne constitue pas une utopie abstraite, mais une orientation concrète susceptible d’informer des pratiques institutionnelles, sociales et technologiques dans de multiples domaines. Son enjeu fondamental est l’élaboration de modes de pensée et d’organisation sociale qui préservent l’irréductible singularité des existences individuelles tout en rendant possible une intelligibilité collective du social — une intelligibilité qui ne reposerait plus sur la réduction vectorielle, mais sur la reconnaissance de la complexité irréductible des configurations sociales.

Face à l’hégémonie du paradigme vectoriel, le développement d’une telle alternative constitue peut-être la tâche politique et intellectuelle fondamentale de notre temps. Cette tâche ne consiste pas à substituer de nouveaux vecteurs aux anciens, mais à élaborer des modes de pensée et d’organisation sociale qui échappent à la logique même de la vectorisation. C’est dans cet écart, dans cette dés-orientation fondamentale, que réside peut-être la possibilité d’une politique véritablement émancipatrice pour notre présent.