Une poésie sans politique

Elle a le regard perdu. Parfois elle semble amusée, parfois effrayée. Elle essaye d’articuler un discours sur Butler, Preciado, puis ce « moderne », Lacan. Elle dit que ça n’a pas de sens ou en tout cas si ça en a ça doit être de l’art, de la poésie, quelque chose comme ça. Mais passer de l’art à la politique, quelle folie !

On s’amuse à la regarder et, on doit l’avouer, on a été regarder sa fiche Wikipédia pour savoir les études qu’elle avait faites. Un peu d’art et un peu de mode. On comprend qu’elle ne comprenne pas. Elle n’est pas outillée pour aborder ces auteurs. On aimerait ajouter : qui l’est ? Car ces auteurs sont, aux yeux de certains, illisibles ou inconsistants. Et ces yeux peuvent bien être académiques parfois. On connaît l’affaire Sokal. Alors on comprend cette jeune femme égarée dans ces textes qu’elle essaye de comprendre avec les moyens dont elle dispose.

Ne serait-ce pas condescendant que de lui proposer de reprendre ses études ou de participer à des clubs de lecture ? Ne serait-ce pas méprisant que de lui suggérer de les lire en suspendant ses habitudes et la croyance commune dans la relation univoque entre la communication, la signification, le langage et le référent ? Un texte ne peut-il pas se tenir à la limite de l’inconsistance pour tenter d’effleurer ce que le langage peut toujours réduire, l’incommensurable ?

Mais peut-être s’est-on trop attardé à son cas, au cas d’une personne, avec son nom et sa biographie. Car tout ceci se passe sur les réseaux sociaux où chacun s’exprime et se livre bataille pour faire exister son esprit. Il s’agit sans doute uniquement du réseau et de la manière dont la démocratisation de l’expression produit des effets inverses à ce qu’on pourrait espérer : la constitution d’une ignorance, d’un anti-intellectualisme qui a sa part de vérité et qui fut savamment anticipé par Horkeimer et Adorno dans la Dialectique de la Raison (1944).

Car la démocratisation par laquelle l’accès à la connaissance s’accroît produit des réactions à cette connaissance quand celle-ci est suturée. Il y a un obstacle de compréhension, on ne supposera pas qu’on a mal compris ou pas compris, qu’il faut relire, encore et encore, mais que ça ne veut rien dire ou que c’est de la poésie, ce qui est la même chose. On peut se réjouir de cette destitution des autorités d’écriture, ces autorités qui nous ont forcés à lire La Critique de la Raison Pure lors de l’adolescence alors que nous n’y comprenions rien, mais que nous voulions déjà y entendre un sens en réserve puisque nous supposions que l’auteur avait quelque visée hors de notre portée immédiate. Il a fallu un travail infini, des centaines d’heures pour que les mots s’organisent en phrases et les phrases en signification. Il a fallu le travail même de la patience.

Mais sur les réseaux, chacun donne son avis. Voilà pour la démocratie des esprits. Et on a bien droit de ne plus présupposer l’importance de ces grands auteurs, de les lire sans dépenser un temps qui fait dorénavant défaut sur les réseaux, et de les destituer. On y perd l’histoire, la culture, l’héritage. On y gagne son esprit, même si celui-ci est vidé des humanités.

Peut-être sommes-nous arrivés à une telle accumulation de textes, d’idées, d’esprits, qu’il devient impraticable de les métaboliser et qu’il faut s’en détacher, en finir avec tout ce passé. On pourra alors résumer à l’extrême les énoncés (cf. l’amusant destin du concept de déconstruction), les dénaturer, ou simplement les laisser de côté.

Devant l’avalanche d’esprits sur Twitter, on peut être effaré, égaré et observer avec mépris l’ignorance. On peut aussi y voir un paradoxe de la démocratisation des esprits, leur fragilité, le fait qu’aucune voix n’en vaut plus qu’une autre. On relit tout de même La Dialectique de la Raison pour savoir que cette industrie culturelle appartient à une personne et que toute cette agitation est à son service et permet, par la frénésie nerveuse, d’être à son service, car aucun esprit ne se détache des autres. Partout l’extrême-droite semble régner, peut être pourraient-ils en dire autant de nous, car qu’on soit complotiste, critique ou apathique, on ne peut pas rester indemne de la domination sur Twitter (ou ailleurs). Nous sommes au service d’un autre Esprit en croyant nous livrer bataille.


She has a lost look in her eyes. Sometimes she seems amused, sometimes frightened. She tries to articulate a discourse on Butler, Preciado, then this “modern” Lacan. She says it doesn’t make sense, or at least if it does, it must be art, poetry, something like that. But to go from art to politics, what madness!
We have fun watching her and, we have to admit, we went to look at her Wikipedia entry to find out what studies she had done. A little art and a little fashion. It’s understandable that she doesn’t understand. She’s not equipped to deal with these authors. We’d like to add: who is? For these authors are, in the eyes of some, unreadable or inconsistent. And those eyes may well be academic at times. We’re all familiar with the Sokal affair. So we understand this young woman lost in these texts that she’s trying to understand with the means at her disposal.


Wouldn’t it be condescending to suggest that she go back to school or join a book club? Wouldn’t it be contemptuous to suggest that she read them, suspending her habits and the common belief in the univocal relationship between communication, meaning, language and referent? Can’t a text stand at the very edge of inconsistency in an attempt to graze on what language can always reduce, the incommensurable?


But perhaps we’ve dwelt too much on his case, the case of a person, with his name and biography. After all, it’s all happening on social networks, where everyone is expressing themselves and fighting to make their spirit exist. It’s undoubtedly all about the network, and the way in which the democratization of expression produces effects that are the opposite of what one might hope: the constitution of an ignorance, an anti-intellectualism that has its share of truth, and which was skilfully anticipated by Horkeimer and Adorno in Dialectics of Reason (1944).


For the democratization by which access to knowledge increases produces reactions to that knowledge when it is sutured. There’s an obstacle to understanding – we won’t assume that we’ve misunderstood or not understood, that we have to reread it again and again, but that it doesn’t mean anything or that it’s poetry, which is the same thing. We can rejoice in this removal of writing authorities, those authorities who forced us to read The Critique of Pure Reason in our teens when we didn’t understand a word of it, but we already wanted to hear a reserved meaning in it, since we assumed that the author had some aim beyond our immediate reach. It took an infinite amount of work, hundreds of hours, to organize words into sentences and sentences into meaning. It took the very work of patience.


But on the networks, everyone gives their opinion. So much for the democracy of the mind. And we have every right to no longer presuppose the importance of these great authors, to read them without spending the time now lacking on the networks, and to dismiss them. You lose history, culture and heritage. We gain our spirit, even if it’s drained of the humanities.


Perhaps we’ve reached such an accumulation of texts, ideas and spirits that it’s becoming impractical to metabolize them, and we need to detach ourselves from them, to put an end to the whole past. We can then summarize statements to the extreme (cf. the amusing fate of the concept of deconstruction), denature them, or simply leave them aside.


Faced with the avalanche of minds on Twitter, one can be appalled, bewildered and observe with contempt the ignorance. We can also see in it a paradox of the democratization of minds, their fragility, the fact that no one voice is worth more than another. However, if you reread The Dialectic of Reason, you’ll know that this cultural industry belongs to one person, and that all this agitation is at his service and, through nervous frenzy, makes it possible to be at his service, because no mind is detached from the others. Everywhere the far right seems to reign, perhaps they could say the same of us, for whether we’re conspiracists, critics or apathists, we can’t remain unscathed by domination on Twitter (or elsewhere). We’re in the service of another Spirit, believing we’re in battle with each other.