Phidias : la découpe des flux

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Lorsque nous parcourons la grande salle dédiée à Phidias au British Museum, nous faisons subitement l’expérience des flux antiques dans leur apogée formelle et réaliste. Il est non seulement question des flux tels qu’ils se présentent habituellement à nous dans la quotidienneté phénoménologique : les cheveux, les vêtements, les corps humains poussés et repoussées, envahis et emportés par l’animalité ambigue des centaures, selon cette logique duplice que nous avons détectés précédemment du mouvement à l’arrêt. Mais des questions liées à l’usage du support et de la technique comme tels sont aussi abordées par les passages entre la surface plane et le volume propre à le  bas-relief et entre le dessin et la sculpture dans l’historicité même de l’art antique.

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Chaque passage est une dialectique, c’est-à-dire qu’il n’est jamais résolu, intégré, continu. Il y a en lui aussi de l’arrêt, le flux est barrage. Les formes émergent du fond, elles y entrent aussi parfois, la surface soutient les corps, et cette émergence alternée est elle-même une fluxiologie tant elle est travaillée simultanément de face et de profil selon le plan régulier d’une découpe d’un volume irrégulier, le corps.

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Cette frise représente l’apogée de l’art grecque, il appartient par là même a une histoire de la représentation des flux aquatiques et organiques qui est passée progressivement de la gravure, c’est-a-dire de l’inscription d’un dessin sur une surface, a un volume pathétique, sortant et revenant dans la surface-matière. Ce passage dialectique est un miracle tant sa subtilité esthétique est forte chez Phidias : les veines sur les cuisses des chevaux ne sont pas des lignes mais s’accordent et suivent la forme, la surface, sur laquelle elles s’inscrivent, et cet accord répond dans une mesure exacte à la fonction même de la veine qui est le produit d’un effort et d’un mouvement, d’une palpitation, d’un influx.

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C’est a ce point précis et infime, sur la veine de ce cheval  de Séléné, que se joue toute l’histoire de l’art : la conjonction entre le phénomène et le formel, c’est-a-dire le pathos. Ce n’est pas un cheval, mais ça machine comme un cheval.

Il y a deux autres points à soulever. Le premier concerne la mise en série des chevaux et des êtres humains. Le  bas-relief devient une chronophotographie dans la pierre dans laquelle la forme s’individue : différence dans la répétition. C’est aussi là une forme pathétique du flux puisque les tourbillons semblent en même temps être identiques et en même temps être uniques selon un paradoxe que l’art n’aura de cesse, durant son histoire, de réinterroger par la mise en série.

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Le second point est la transformation de la frise au cours du temps, non seulement découpée mais aussi abîmée. Lorsque nous l’observons, lorsque nous en faisons l’expérience cet accident n’est pas accidentel, il fait parti de l’oeuvre dans son état actuel et donc dans notre perception présente en tant qu’elle nous arrive. Ces accidents sont des perturbations qui répondent à la coupe de la surface, les coupes étant franches le plus souvent. Mais plus encore ces micro-destructions agitent la sculpture de flots incessants comme si  la pierre était agitée de glitches, de brouillages télévisuels. L’accident ne détruit pas la grande oeuvre, c’est l’oeuvre qui en tire parti que ce soit dans ce  bas-relief ou dans le Grand Verre de Marcel Duchamp. Miracle du temps et du devenir par lesquels tout arrive et rien n’arrive, mouvement à l’arrêt des phénomènes laissant des traces sur des matières et qui perturbe toute identité hylémorphique entre la forme et la matière.