Un personnage sans histoire
Dans la fiction sans narration (FsN), les personnages n’ont pas la même fonction que dans le récit classique. Avec celui-ci, le personnage était une surface de projection et de rétrojection qui permettait, par identification, la guérison du spectateur, c’est-à-dire une certaine résolution après un sentiment conflictuel. La fiction garantissait alors le retour du spectateur vers lui-même, son adéquation à lui-même et l’expérience d’étrangeté était résolue avant qu’il ne sorte de la salle. Non pas que nous nous confondions avec le ou les personnages, mais parce que nous devions faire usage d’empathie, tant d’un point de vue sentimental que technique (parce qu’il faut faire un effort pour se rapprocher d’un médium quelconque). Ce rapprochement, accueilli dans la lacune, permettait d’accrocher la fiction et la vie, la vie au sens d’un sentiment vague de l’existence qui traîne d’événement en événement, comme un destin qui est un mélange d’expériences personnelles et de clichés sociaux : la déception humaine, amoureuse ou sentimentale, la mort d’autrui, la trahison, le désir inassouvi et tant d’autres.
Cette identification est devenue impossible avec la FsN. Du fait du caractère interminable de ce type de fiction, on ne peut pas synchroniser l’évolution d’un personnage dans une fiction et notre propre évolution macroscopique dans la vie, microscopique dans le sentiment esthétique. Il y a une disproportion temporelle entre le temps effectivement passé devant la fiction et le temps possible de la fiction, un décrochage donc entre le sujet et l’objet. Cette infinitude de la FsN est aussi une infinitude du langage, les paroles ne cessent jamais, et de l’action qui est sans perspective de terminaison. La tension ne se résout alors jamais. L’identification suppose un arrêt, une fin nécessaire qui permet, au fil du récit, de palpiter à la mesure de l’évolution du personnage. Avec la FsN, les personnages eux-mêmes ne guérissent jamais. Ils sont sans solution, et c’est du fait de cette proximité avec l’existence empirique, car de quoi guérit-on jamais?, que la projection devient difficile si ce n’est impossible. La persistance est sans fin.
Quelle est alors notre relation à de tels personnages ? Est-elle encore esthétique ? N’est-elle pas teintée d’une certaine indifférence ? Ceci ne fait aucun doute, mais cette indifférence est toute proche que celle que nous ressentons dans l’existence quotidienne face à des anonymes que nous croisons par exemple dans les rues d’une ville. Or c’est celle-ci qui rend possible un rapprochement, cette autre suspension, cet autre arrêt, cet incident. Les personnages de la FsN nous restent étrangers. Peut être nous intéresserons-nous seulement à eux le temps de l’exposition de leur existence. Peut être les abandonnerons-nous ensuite à leurs problèmes, puisque ceux-ci ne finissent jamais. Mais dans ce retrait, dans cette platitude humaine quelque chose peut encore nous toucher : l’indéfinissable proximité qui elle n’est pas fondée sur la représentation, la projection et l’identification, c’est-à-dire sur une théorie du modèle à laquelle nous avait habitué la fiction avec narration.
Ils sont seuls et nous sommes seuls. Cette solitude des objets et des sujets n’est bien sûr pas semblable, mais c’est la réflexion de cette solitude qui permet dans un redoublement qui diffère la production d’une esthétique, c’est-à-dire d’un rapport de ce qui est sans rapport. Etre mis en relation avec ce qui est sans relation, telle pourrait être une des perspectives de l’art.