Percevoir l’espace latent / Perceiving latent space
Une nouvelle perception voit le jour, celle de l’espace latent de l’imagination artificielle. Le fait que l’ensemble des photographies puissent être codées sous une forme binaire, rassemblées en tant que dataset et calculées statistiquement selon leur probabilité dans un espace abstrait a pour conséquence que cet espace contient non seulement ces images passées, mais aussi les images qui n’existent pas encore. C’est pourquoi nous pouvons générer des images réalistes qui n’ont pas été photographiées et qui ne sont pas simplement un collage de parties d’images préexistantes. Nous sortons de la logique de la postproduction. L’idée suivant laquelle l’espace latent contient les images passées et les images futures n’est compréhensible que si l’on inscrit cet espace dans une logique des possibles.
Certains artistes développent une perception de cet espace latent et de la manière dont certains emplacements de cet espace sont utilisés par d’autres afin de pouvoir y trouver leurs propres espaces. Il devient possible avec cette perception fine de se déplacer dans l’espace latent et de trouver une place singulière qui ne reproduit pas les formes qui circulent sur les réseaux. En regardant les images générées, on sait reconnaître des facilités, des usages mécaniques et comme par défaut, des lieux communs, des normes d’usages qui répètent les normes statistiques et les renforcent. Ainsi le kitsch gothique de MidJourney ou des références à l’histoire de l’art la plus commune.
Car l’espace latent, même s’il peut apparaître comme la normalisation la plus grande des images du fait de leur mise en probabilité, ne reproduit pas nécessairement cette norme. La norme en effet est dépendante de la manière dont la majorité génère des images. Elle n’est pas inhérente à l’espace latent des probabilités lui-même, mais à la manière dont ce dernier est articulé avec un autre type d’espace latent qu’on nommera culturel et qui est explicitement ou implicitement en chacun d’entre nous. L’espace latent ne révèle sa norme que dans ses usages d’actualisation. Il restera toujours des sous-espaces inexplorés et insensés.
Nous avons en nous une espèce de cartographie culturelle qui permet de nous positionner. C’est ainsi qu’en regardant les productions d’images génératives sur les réseaux sociaux, on est moins renseigné sur le fonctionnement des logiciels que sur la manière dont les êtres humains imaginent certaines choses et souhaitent faire apparaître avec leur texte certaines images. On voit en effet alors apparaître des images impressionnistes, faussement baroque, et vraiment pompière, surréaliste à la Dali, gothique et mêlant Star Wars et l’heroic fantasy qui provoquent chez leurs auteurs une fascination sans distanciation critique (c’est particulièrement la cas des théoriciens qui se font piéger à ce jeu). C’est un immense révélateur de l’imagination humaine où l’espace culturel latent en nous s’actualise grâce à l’espace latent statistique de l’imagination artificielle.
L’artiste qui souhaite développer une pratique singulière en imagination artificielle doit donc avoir non pas une idée générale de l’espace latent, ce qui est impossible, mais doit avoir des représentations de certains usages de cet espace, ceux qui sont majoritaires et mécaniques et ceux qui sont minoritaires et singuliers. Il va de soi que ces derniers peuvent au fil du temps se transformer et être adoptés pour en fin de compte appartenir à la première catégorie. Aucune singularité n’est inabsorbable par la norme dans l’espace latent du calcul.
C’est donc bel et bien un nouveau type de perception statistique qui est en jeu et qui permet de trouver sa place et de se déplacer intelligemment et de façon sensible dans un espace latent que nous partageons avec des millions d’autres, mais où certains resteront des singularités et ne reproduiront pas la moyenne, du moins momentanément. Il va de soi que cette singularité n’est pas l’anomie artistique moderne, l’exigence d’un Evenement badiousien, mais est une différence, au sens d’une occurence, la plus minime soit-elle. Il s’agit donc d’une perception latente, dont le flottement est proche de l’écoute flottante de la psychanalyse.
The fact that the set of photographs can be coded in a binary form and statistically calculated according to their probability in an abstract space means that this space contains not only these past images, but also the images that do not yet exist. This is why we can generate realistic images that have not been photographed and that are not simply a collage of pre-existing image parts. The idea that latent space contains past and future images is only understandable if one inscribes this space in a logic of possibilities.
Some artists develop a perception of this latent space and how certain locations in this space are used by others in order to find their own spaces. It becomes possible with this fine perception to move in the latent space and find a singular place that does not reproduce the forms that circulate on the networks. By looking at the generated images, one can recognize facilities, mechanical uses and, as if by default, common places, norms of use that repeat the statistical norms and reinforce them. Thus the gothic kitsch of MidJourney.
Because the latent space, even if it can appear as the biggest normalization of the images because of their setting in probability, does not necessarily reproduce this norm. The norm is indeed dependent on the way in which the majority generates images. It is not inherent to the latent space of probabilities itself, but to the way in which the latter is articulated with another type of latent space that we will call cultural and that is explicitly or implicitly in each of us. The latent space reveals its norm only in its uses of actualization. There will always remain unexplored and senseless subspaces.
We have in us a kind of cultural cartography that allows us to position ourselves. Thus, when we look at the productions of generative images, we are less informed about the functioning of the software than about the way in which human beings imagine certain things and wish to make certain images appear with their text. We then see the appearance of impressionistic images, falsely baroque, and really pompous, surrealist in the style of Dali, gothic and mixing Star Wars and heroic fantasy. It is a huge revelation of the human imagination where the latent cultural space within us is actualized through the statistical latent space of the artificial imagination.
The artist who wishes to develop a singular practice in artificial imagination must therefore not have a general idea of the latent space, which is impossible, but must have representations of certain uses of this space, those that are majority and mechanical and those that are minority and singular. It goes without saying that the latter can over time be transformed and adopted to ultimately belong to the first category. No singularity is unabsorbable by the norm in the latent space of calculation.
It is thus a new type of statistical perception that is at stake and that allows us to find our place and to move intelligently and sensitively in a latent space that we share with millions of others, but where some will remain singularities and will not reproduce the average.