Ni carte ni territoire
Il s’agit d’expliciter les relations entre art et théorie. C’est un préambule méthodologique de mon travail et un point important dans son économie. Tout travail universitaire en art présuppose, parfois malgré lui, une convergence et même une identité possible entre les deux. On nous demande de nous justifier, d’appuyer la pratique par la théorie, de rendre tout ceci consistant, d’éclairer le public. Il s’agirait de croiser art et théorie jusqu’au moment ou les deux forment un tout. Reprenant le récit de la carte et du territoire de Borges, ce décalque est bien sûr problématique parce qu’il suppose la possibilité d’un discours de vérité, d’un métalangage qui comprendrait aussi bien les oeuvres que les idées en une totalité. Mais quelle est la nature de ce métalangage et ou se positionne-t-il? Il est par ailleurs typologiquement criticable, car l’artiste devenant son propre théoricien et faisant sa propre apologie devient rapidement ridicule à force d’auto-justification.
J’aimerais signifier l’impossibilité d’un décalque entre les deux, et critiquer jusqu’à sa possibilité pour en défaire le mouvement, fut-il commençant, et appliquer la théorie du différend de Lyotard aux relations entre art et théorie pour contester les relations hiérarchiques entre les deux. Il y a pas le territoire et la carte, il y a finalement deux pratiques l’une artistique l’autre discursive, et la seconde ne s’applique pas à la première comme si quand on pensait on pensait simplement à quelque chose, cire s’appliquant une trace. Quand la discursivité se déploie elle pense aussi à elle, à son propre déploiement, à sa propre intensité, tout comme l’art.
Ces deux pratiques, toutes aussi concrètes l’une que l’autre, ne sont pas dans des relations de dépendance du type: théorisation de l’art, pratique de la théorie. Elles sont parallèles, suivent chacune leur rythme, partagent parfois des objets, parfois non, effectuant un bond insensé (la production artistique est souvent dépendante de tel bond qui défie la raison discursive). Faut-il dans le cadre de ce travail les articuler? Mais n’est-ce pas là tomber dans un écueil et élaborer un métadiscours, encore un, qui réarrange art et discursivité? Pour ma part, je refuse ce discours de vérité (l’art venant illustrer la pensée, la pensée illustrant l’art) parce que cette illustration est une mauvaise image, au sens de Deleuze, tant de la pensée que de l’art. Il s’agit de les apercevoir comme deux systèmes autonomes qui communiquent par différences d’intensités et non pas par connecteurs logiques (du type si… alors, et, donc, ou). Ce différentiel entre pratiques artistique et discursive ne saurait être reprise par un métadiscours, si ce n’est à différer le problème. Il s’agit bien au contraire de les tenir écartés et en même temps l’un contre l’autre, au pli de la page, afin que le lecteur se fasse son idée: figure du parallélisme. Cette idée qui se fait chez le lecteur ne relève justement pas du métadiscours, mais de la différence d’intensité (la mienne et la sienne) et permet l’émergence d’une singularité qui respecte les singularités artistique et discursive. Il faut donc accepter cette non-exhausivité de l’approche pour laisser une chance, non à la vérité, mais à la singularité de s’exprimer en abandonnant des images inexactes.