Une variété de la mort
« La vie n’est qu’une variété de la mort, et une variété très rare »
(Le gai savoir, III, § 109)
La formule nietzschéenne qui place la vie comme exception dans l’immensité du néant nous invite à une méditation vertigineuse sur les catégories mêmes par lesquelles nous saisissons l’existence. Ne devrions-nous pas, dans un geste de pensée plus radical encore, dépasser l’idée même de mort et de vif, ces polarités que la tradition philosophique a érigées en distinction fondamentale? Car le fait de privilégier le mort au dépend de la vie ne constitue-t-il pas, par un paradoxe qui mérite d’être déplié, une manière détournée de privilégier encore la vie, la mort étant simplement considérée comme non-vie, comme négativité pure? Cette logique binaire perpétue subrepticement le privilège ontologique qu’elle prétend renverser.
La matière, dans son indifférence souveraine, ne s’organise peut-être pas selon la différence aristotélicienne si profondément ancrée dans notre pensée : vif-mort, animé-inanimé, cause interne-cause externe. Ces distinctions relèvent peut-être davantage de notre besoin anthropocentrique de classification que de la texture même du réel. Comment dès lors penser ce qui échappe à cette dichotomie? Il y a non seulement des mobilités inorganiques qui défient notre conception du mouvement comme propre au vivant, mais il existe aussi une dimension de la matière qui n’est ni vive ni morte : indifférente, neutre et morne, échappant aux catégories vitales que nous projetons sur elle. Cette neutralité nous confronte à une pensée troublante : pouvoir être mort, c’est-à-dire mortel, c’est nécessairement avoir été vivant, c’est passer d’un état à un autre en privilégiant toujours, par voie de conséquence, le premier état sur le second, comme si la vie demeurait l’étalon primordial de toute valeur.
La fascination nihiliste pour la mort, loin de constituer une rupture avec le vitalisme, en représente peut-être le symptôme inversé : une dramatisation de l’enjeu qui maintient paradoxalement le primat de la vie comme référence absolue. Comment sortir de cette oscillation qui nous maintient prisonniers des mêmes catégories qu’elle prétend subvertir? Comment accéder à une pensée qui ne serait ni affirmation vitale ni négation mortifère, mais suspension de cette opposition même?
Ce dépassement peut se déployer selon deux voies complémentaires qui ouvrent des horizons ontologiques inédits : premièrement, en reprenant et en retravaillant la déconstruction de la séparation entre le vif et le mort élaborée par Jacques Derrida à travers la figure énigmatique du spectre et l’expérience de la hantise. Le spectre n’est-il pas précisément cette instance paradoxale qui n’est ni présente ni absente, ni vivante ni morte, mais qui persiste dans cet entre-deux irréductible aux catégories métaphysiques traditionnelles? Il s’agirait alors de reprendre et de radicaliser la spectralogie comme forme fondamentale de l’ontologie : non plus une ontologie de la présence pleine, mais une hantologie qui constituerait la méthode privilégiée pour analyser les réactions face au refoulement de l’incertitude vif-mort qui travaille secrètement notre rapport au monde.
Deuxièmement, ce dépassement impliquerait de développer une ontologie résolument située par-delà la distinction vif-mort, organique-inorganique, animé-inanimé. Une telle ontologie ne chercherait plus à déterminer l’essence des étants à partir de leur appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories, mais s’attacherait plutôt à penser leur mode d’existence à partir de leur capacité d’affecter et d’être affectés, indépendamment de leur statut vital. Cette voie exigerait une analyse minutieuse des conditions d’accès à cette ontologie : quelles transformations de notre appareil conceptuel, de nos habitudes perceptives, de nos préjugés métaphysiques seraient nécessaires pour appréhender un monde qui ne serait plus structuré par l’opposition du vivant et du non-vivant?
La question qui se pose alors avec acuité : comment habiter un univers où la vie et la mort ne constitueraient plus des absolus ontologiques, mais de simples modalités transitoires d’une matière fondamentalement indifférente? Cette perspective ne débouche pas nécessairement sur un désenchantement nihiliste, mais pourrait au contraire ouvrir sur une éthique de l’immanence radicale : vivre dans la conscience aiguë de notre appartenance à des flux matériels qui nous traversent et nous dépassent, sans privilège ni téléologie.
Brassier, R. (2010). Nihil Unbound: Enlightenment and Extinction. Palgrave Macmillan.
Neyrat, F. (2008). L’indemne : Heidegger et la destruction du monde. Sens & Tonka.