La monnaie du monde-affect

Nous observons des phénomènes, certains sont irréguliers. Ce sont les cours d’eau, le tumulte des nuages, la lumière non à l’horizon mais qui épouse et creuse le volume des objets, le flux des choses. Ces irrégularités sont troublantes parce qu’elles n’excluent pas certaines régularités, elles ne sont pas un chaos régulier. Nous cherchons des régularités intégrales, des lois permettant de soulager la crainte de l’inconnu et de la catastrophe. Nous cherchons derrière les apparences. Nous voulons tant passer de l’imprévisible (le singulier contingent) au prévisible (le général nécessaire). Les fleuves débordent et emportent tout sur leur passage. Le climat se transforme en nuée. Tout se disloque, s’effondre et nous disparaîtrons.

Le monde est tumultueux, il nous emporte et transforme tous nos projets, nous obligeant à nous adapter. Nos anticipations se brisent sur le fond du monde. Et il y a en nous quelque chose qui ressemble à cette eurythmie objective, ce sont nos désirs et nos affects, les mouvements de nos corps, cette agitation qui saisit le vif. Il y a au coeur même des lois et des mathématiques, une turbulence structurelle, une incomplétude de la structure en tant que structure (théorie des ensembles). Il y a cette conscience et cette différence en elle qui est sa frontière. L’isomorphie du monde et des affects est folle, elle redouble toutes les intensités. Ca va de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, ça circule dans tous les sens et quand on le prend dans une direction c’est l’autre qui se déroule (réversibilité de la conscience). La contingence est nécessaire, c’est la loi qui est contingente et sans nécessité, elle est le fruit d’un désir, d’un fantasme de contrôle sur un monde devenu régulier, le mort et le vif.

On créé une monnaie, un ordre absolu qui s’applique indifféremment au monde (des objets) et aux désirs (des objets), à la pensée comme à l’action, manière de concevoir le monde et d’agir dessus. Ainsi la faille entre les deux sera résorbée, la monnaie garantira la traduction réversible de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, son épuration. Et en ce sens, le numérique serait un autre nom de cette traduction intégrale puisque tout y est conçu, analysé, manipulé sous une forme binaire, asémantique et réversible. Le numérique appartient à cette ontologie. Économiquement, quelque chose a une valeur et cette valeur peut être retirée de sa revente avec une baisse correspondant à son usure ou à son absence de nouveauté, c’est-à-dire à la diminution d’un désir. Tout ceci est pris dans le temps de l’innovation et de la production qui est aussi le temps de l’organisation du travail et de sa division. La monnaie assure la convertibilité du monde-affect, elle est l’energia circulant sur toutes les surfaces.

Bien sûr son ordre n’est que d’apparence parce qu’elle nous déborde, la monnaie devient argent, le désir se confronte alors à l’impossibilité de sa réalisation, à la frustration d’un objet inaccessible. C’est le monde qui s’obstrue de part en part, et la violence sera la réaction. On se déchaîne, on brûle la voiture de son voisin, le magasin du quartier, on s’attaque au plus proche car le lointain a disparu. La révolte est un affect négatif mais tout du moins il prend conscience de sa condition mondaine. On retrouve dans la solution économique du monde-affect, les mêmes flux et reflux, plis et replis, tumulte et arrêt, que les turbulences des phénomènes. Nous y revenons sans cesse.

La monnaie est hantée par sa disparition, par la crise systémique effondrant le système d’encaissement, par la révolution et le chaos, par la pollution épuisant le fond du monde, etc. Car que restera-t-il ensuite? Que deviendront tous ces affects qui ne seront plus soumis à cette traduction monétaire généralisée qui leur permet de se conserver tout en étant toujours autre (par projection sur des objets convertibles) et de se répandre sur le monde ? Quel contre-investissement pour cette fin des désirs ? Que serait un désir singulier, sans langage et sans transaction ? Et toute structure sociale ne suppose-t-elle pas l’échange possible des désirs ? Que deviendra la psyché seule,  face à face avec ce flot interrompu et dont rien ne saurait plus la défaire ou la consoler ?