L’invention du récit

Chacun se racontait des histoires. Inlassablement. Dans la pénombre des chambres vides. Dans le silence des voitures solitaires. Dans le bourdonnement anonyme des cafés. Des histoires pour comprendre l’incompréhensible, pour donner forme à l’informe, pour contenir ce qui déborde.

Il y avait des séparations – corps qui s’éloignent après s’être connus, orbites divergentes d’astres autrefois en collision. Des drames – le grand théâtre intérieur où chacun est à la fois acteur, metteur en scène et unique spectateur. Des trahisons – lignes rouges franchies, contrats invisibles rompus, confiance évaporée comme rosée au soleil. Des serments violés – paroles prononcées avec solennité puis abandonnées au vent comme feuilles mortes. Des désillusions – voiles arrachés, images idéalisées qui s’effritent, révélant la nudité imparfaite de l’autre et de soi-même.

Et toujours, obstinément, le désir d’y croire à nouveau. De replonger dans l’illusion nécessaire. De reconstruire sur les ruines. Tous les ressorts de la narration la plus classique s’activaient dans ce théâtre intime. Aristote aurait reconnu ces mécanismes immuables: exposition, développement, péripéties, crise, dénouement. La plus vieille histoire du monde, rejouée dans des millions de variations singulières.

C’était une manière de faire passer la douleur, cet influx nerveux dévastateur qui parcourait le corps comme un courant électrique mal régulé. Lui donner une raison, à cette souffrance qui n’en avait aucune, qui n’obéissait à aucune logique, qui ne servait aucun dessein. La douleur n’a pas besoin de justification pour exister, mais nous avons besoin de lui en trouver une pour la supporter.

On se répétait ces histoires, d’abord à soi-même, dans le monologue intérieur incessant qui accompagne nos jours et nos nuits. Essayant sans doute, de personne en personne, d’inventer un fil conducteur, de discerner des motifs récurrents dans le chaos des émotions. Cherchant des répétitions et des dissemblances, des schémas qui donneraient une cohérence rétrospective à ce qui n’en avait pas eu dans l’instant vécu.

Parfois, quand le poids devenait trop lourd à porter seul, on en parlait à d’autres. Aux amis qui écoutaient patiemment la même histoire racontée pour la dixième fois, avec de légères variations, comme un musicien qui improvise sur un thème connu. À la famille qui recevait ces confidences avec un mélange de compassion et de lassitude. On parlait quand le corps faisait encore mal et que le langage devait s’incarner en lui, devenir chair palpitante, vibration sonore, souffle exhalé – comme si la douleur ne pouvait s’évacuer que par la bouche, transformée en mots qui l’apprivoiseraient.

Mais le plus souvent, on en parlait seul. Dans la solitude des insomnies. Dans l’isolement des trajets quotidiens. Comme si cette parole ne concernait que nous, dialogue fermé entre soi et soi, cercle parfait, serpent qui se mord la queue. Le “je” se dédoublait: celui qui raconte et celui qui écoute, celui qui souffre et celui qui observe la souffrance, celui qui a vécu et celui qui cherche à comprendre ce qui a été vécu.

On laissait passer le temps du corps en se murmurant ces mots. Invocations, exorcismes, litanies profanes. On faisait usage du langage pour se rassurer, s’accrocher à cette présence étrangère et familière de la voix prononcée – même à voix basse, même en silence, articulée seulement dans l’espace mental. Et peu à peu, la secousse s’émoussait sans jamais s’arrêter complètement. Elle diminuait d’intensité, passant de la douleur aiguë à la douleur sourde, puis à l’inconfort, puis à la simple conscience, jusqu’à devenir notre mémoire. Sédiment déposé au fond de l’être, strate qui s’ajoute aux précédentes pour former le relief accidenté de notre histoire personnelle.

C’était peut-être la première forme de récit: l’histoire des séparations et des sentiments amoureux. Avant l’épopée, avant le mythe, avant le conte, il y eut cette nécessité fondamentale de raconter l’amour perdu, de donner sens à l’insensé de la rupture, de transformer le chaos émotionnel en cosmos narratif.

Pourtant, à y regarder de près, la rencontre de deux corps était simplement moléculaire. L’entrechoc de particules dans une configuration passagère. Des atomes qui s’attirent puis se repoussent selon les lois indifférentes de la physique. Des hormones qui circulent, des neurotransmetteurs qui s’activent, des synapses qui s’embrasent puis s’éteignent. Il n’y avait aucune raison dans tout cela, aucun sens préexistant, aucun dessein cosmique – simplement la danse aveugle de la matière.

Mais nous avions besoin d’un sens, alors nous répétions tout ce qui s’était passé. Nous le vivions par le langage une seconde fois, non plus dans l’immédiateté brute de l’expérience, mais dans la reconstruction narrative. Nous agencions des événements qui, dans leur déroulement réel, n’avaient peut-être eu ni ordre ni logique. Nous établissions des enchaînements, des causalités parfois rigoureuses, d’autres fois fantaisistes. Nous introduisions des énervements et des sursauts là où n’avaient existé que des réactions chimiques et des impulsions neurologiques.

La conquête du sens était une invention – peut-être la plus grande, la plus nécessaire des inventions humaines. L’invention même du récit, de cette capacité à transformer l’expérience brute en histoire cohérente, à donner un avant et un après à ce qui s’était peut-être vécu dans la simultanéité confuse des sensations.

Raconter pour ne pas sombrer. Raconter pour donner forme à l’informe. Raconter pour faire surgir un “je” stable du flux chaotique des perceptions. Raconter pour transmuter la douleur incompréhensible en souffrance signifiante. Raconter pour inscrire l’expérience individuelle dans la communauté des expériences humaines. Raconter pour se rappeler qu’on n’est pas le premier à vivre cela, qu’on ne sera pas le dernier.

Dans ce processus alchimique de la narration, chacun devenait à la fois le matériau brut et l’artisan, la matière première et le sculpteur, la page blanche et l’écrivain. Chacun transformait sa vie vécue en vie racontée, son chaos en cosmos, son cri en chant. Non pas pour s’élever artificiellement au-dessus de la condition commune, mais pour l’habiter plus pleinement, plus lucidement, avec cette conscience douloureuse et nécessaire que tout ce qui est vécu peut – doit – devenir récit.

Et dans ce passage de l’expérience à la narration, quelque chose se perdait et quelque chose se gagnait. Se perdait l’immédiateté brute, l’intensité première, la présence pure de l’instant vécu. Se gagnait le sens, la cohérence, l’intégration dans une trame plus large. La possibilité de partager, de communiquer, de faire communauté autour de récits qui, pour être personnels, n’en touchaient pas moins à l’universel.

Car nous sommes ce que nous nous racontons. Nos identités ne sont pas des essences immuables mais des narrations en constante réécriture. Des histoires que nous nous racontons à nous-mêmes et aux autres, et qui nous racontent en retour. Des fictions nécessaires pour habiter le réel, pour donner consistance à ce flux insaisissable qu’est une vie humaine.

Et c’est pourquoi, sans doute, chacun se racontait des histoires. Pour survivre à la douleur. Pour donner forme au chaos. Pour transformer l’expérience en mémoire. Pour faire de sa vie non pas seulement une succession d’événements, mais une histoire digne d’être racontée. Une histoire qui, même dans ses moments les plus douloureux, affirmerait: “J’ai vécu cela. Je l’ai traversé. Et maintenant, je peux le raconter.”