Après le cinéma

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Sans doute le cinéma constitue-t-il encore une source d’inspiration allant jusqu’au lieu commun et au cliché pour l’art contemporain, tant pour l’organisation du travail (l’artiste devenu réalisateur entouré d’une équipe à son service), que d’un point de vue esthétique. Les quatre attributs de cette esthétique sont formellement : une image aux contrastes “sales” reproduisant la luminosité de la pellicule (on ne compte plus les plugins permettant à chacun d’obtenir ce ciné-look), les travellings lents et autres mouvements en apesanteur de style steadycam, la profondeur de champ accentuée, et des narrations flottantes et indéterminées essayant de déconstruire la linéarité de la fiction aristotélicienne. Il faut d’ailleurs souligner l’homogénéité de nombreuses productions actuelles : le même filtre semble être passé sur la quasi-totalité des films d’artistes contemporains, il ne semble plus rester qu’un décor vide dont la théâtralité se serait absentée.

Je me suis longtemps intéressé à cette fascination parce qu’elle me semble symptomatique de notre époque et de sa relation à la représentation mimétique. Le dispositif cinématographique n’est pas limité à un résultat, mais est un environnement pulsionnel du travail-du-cinéma : on fantasme le cinéma quand on veut en faire.

La période du post-cinéma (Parreno, Gordon, McQueen, Huyghe à un certain moment) est sans doute terminée, au sens où historiquement parlant les oeuvres de post-cinéma actuelles sont tout au plus des réactivations d’oeuvres appartenant à une autre époque. Au-delà du post-cinéma, l’esthétique cinématographique et le devenir-cinématographique de l’art persistent, et constituent une valeur refuge pour de nombreux artistes. Si on ne sait pas très bien ce qu’est l’art, on peut tenir pour acquis ce qu’est le cinéma au moins parce qu’il est professionnellement très structuré en répondant à une division du travail, de sorte qu’il devient facile d’en déconstruire l’ordre et le fonctionnement.

Le devenir-cinéma est symptomatique de notre époque parce qu’il rejoue en arrière-plan la relation entre l’art et l’industrialisation, c’est-à-dire la production du sensible par la répétition de l’identique qui a pour conséquence une perception intensive des différences. J. Crary a thématisé cela comme le rapport toujours problématique entre l’attention et l’inattention dans les dispositifs visuels.

Or, la période dans laquelle nous entrons n’est pas seulement redevable de cette industrialisation de l’attention. Internet transforme de part en part la production, la diffusion et la perception des images, en modifiant la structure même de cette triade. Plus encore, les technologies produisent des images qui ne sont vues par personne (images de surveillance, drones, etc.), de sorte qu’il est nécessaire d’avoir des logiciels qui automatisent une partie de la perception et qui en détectant des changements quantifiables à l’image (mouvement, couleur, etc.), nous permettent de savoir ce que nous devons voir en priorité. Le regard humain devient une simple vérification d’un processus qui est machinique. C’est le regard-confirmation.

L’origine de cette automatisation des images n’est pas le cinéma, mais les images-instruments, c’est-à-dire les images militaires et les visualisations scientifiques et opérationnelles (tableau de contrôle, etc.), dont la position n’est pas seulement déterminée par le regard mais aussi par les mains. C’est pourquoi elles sont sous-la-main et orientées de façon à être manipulables. Cette différence généalogique n’est pas sans conséquence quand nombres d’artistes entreprennent d’interroger leur époque par le biais d’une technique de la modernité. Sans doute la lignée-cinéma et la lignée-instrument ont-elles des éléments communs quand on reconstitue leur émergence au XIXème siècle, mais le devenir-autonome ou solitaire de ces images me semblent beaucoup plus relever de la seconde que de la première. Et d’une certaine manière l’esthétique même des images-instruments, leur narrativité, n’est aucunement en phase avec celle du cinématographe. Ce sont des images indifférentes (et non pas seulement moyennes) et indifférenciées, et c’est la raison pour laquelle on a souvent besoin de logiciels-détecteurs pour les regarder et faire le tri.

L’esthétique du Web n’appartient pas à la lignée cinématographique du fait de la mobilisation des algorithmes dans leur fabrication, diffusion, perception, mais aussi parce qu’elle ne relève pas de la même industrialisation et de la même division des tâches. Le modèle cinématographique est pyramidal (beaucoup de récepteurs, peu de diffuseurs et la mobilisation d’argent pour réaliser cette discrimination), tandis que le modèle Internet est horizontal : le dispositif technique pour recevoir permet de diffuser également de l’information, c’est l’ordinateur qui est une machine indéterminée et software. Il y a une réversibilité du dispositif technique. Sans doute faudrait-il analyser la typologie des images sur le réseau au regard de cette autre généalogie. On décèlerait alors des liens inattendus, par exemple, entre les routines domilicaires amusantes des chats et les répétitions des machines autonomes. Jean-François Lyotard avait approché la libido de cette répétition machinique.

Sans doute le critère pour distinguer ces deux lignées consiste à se demander si des images n’ont été vues par personne. Avec le cinéma, il y a toujours quelqu’un qui a vu, dans l’objectif, dans le développement, dans le dérushage. L’être humain est penché sur “sa” machine. Le dispositif perceptif anthropologique reste entier. Avec les images-instruments, la plupart n’ont jamais été vu, de sorte qu’elles entretiennent un lien tout différent à notre perception et à la sphère anthropologique. Elles signalent d’une manière plus forte la coexistence de celle-ci avec une configuration proprement technologique. Ce sont des images dont les êtres humains sont absents.