Les réseaux solitaires
Le débat qui touche depuis plusieurs années Internet est symptomatique de notre conception de la technique et du politique. À travers les différentes législations qui voient le jour plus ou moins difficilement en Occident et qui vise à “réguler” Internet, se joue une reprise en main fondamentale du réseau. Alors que celui-ci a été l’un des lieux d’émergence des multitudes, comme on a pu le voir dans les différents mouvements de révolte politique de ces dernières années, les régimes occidentaux, prétendument démocratiques, tentent de soumettre cette possibilité pour chacun d’être un émetteur d’informations. La schizophrénie occidentale consistant à vouloir défendre le droit d’auteur, plus exactement le droit du producteur, et la liberté politique d’Internet, signale une tension dont nous voyons peut-être le bout. Sans vouloir prendre des paris sur l’avenir on peut penser que la période libertaire d’Internet est finie. La taille du réseau, le nombre d’internautes ên proportion de la population totale, exigent des infrastructures que les états ne prennent pas en charge et que les entreprises installent. De sorte que ce sont bel et bien celles-ci qui régulent selon leurs intérêts propres Internet qui n’est donc pas, comme certains le croient, un bien commun, une chose publique, politique, mais un instrument aux mains de l’économie de marché.
Cette tension entre la vision d’Internet comme espace de liberté et sa réalité comme dispositif économique n’apparaît-elle pas avec une acuité toujours plus vive à mesure que le réseau croît et se normalise ? N’y a-t-il pas, dans cette évolution même, quelque chose qui nous révèle une logique profonde de la technique contemporaine, toujours prise entre émancipation et contrôle, entre ouverture et capture ? Comment ne pas voir, dans ce mouvement oscillatoire qui semble caractériser l’histoire récente d’Internet, une manifestation exemplaire de cette ambivalence constitutive de toute innovation technologique ? D’un côté, la promesse d’horizontalité, de partage, de décentralisation qui a accompagné la naissance du Web : cette utopie californienne d’un espace commun échappant aux déterminations du marché et de l’État. De l’autre, la réalité d’une infrastructure lourde, coûteuse, nécessairement prise en charge par des acteurs économiques dont la logique ne peut être que celle du profit et du contrôle.
Les multiples tentatives législatives pour “réguler” le réseau — de la lutte contre le téléchargement illégal aux controverses sur la neutralité du Net, en passant par les diverses formes de surveillance généralisée — ne sont-elles pas les symptômes de cette reprise en main progressive ? N’assiste-t-on pas, à travers ces processus apparemment techniques, juridiques, économiques, à une véritable lutte politique dont l’enjeu serait précisément la possibilité même d’une parole autonome, d’une expression qui échapperait aux circuits traditionnels de production et de diffusion de l’information ? Le droit d’auteur, brandi comme étendard de la création, ne masque-t-il pas en réalité une défense acharnée des grandes industries culturelles face à l’émergence de nouveaux modes de production et de circulation des œuvres ? Cette “schizophrénie occidentale” n’est-elle pas, au fond, le symptôme d’une mutation plus profonde dans notre rapport au savoir, à la création, à l’information — mutation que nos cadres juridiques et nos modèles économiques peinent à accompagner ?
Le paradoxe c’est que au-delà des idéologies capitalistes qui tentent de réguler, c’est-à-dire de contrôler, le réseau, il y a la taille de celui-ci qui en change la nature. Le réseau recouvre la population mondiale de telle sorte que les régulateurs traditionnels se remettent en place et gagneront en force. Il y a là peut-être quelque chose d’inévitables et on peut conceptualiser cela en disant, paradoxalement, que c’est la dimension relationnelle du réseau qui la rend dépendante de dispositifs de contrôle et que donc au-delà d’une certaine dimension la relation retourne à l’autorité des médias classiques, nous replaçant dans la posture du consommateur passif. C’est justement la logique du iPad qui, au-delà de l’image publicitaire sympathique mais totalement fausse de Apple, nous met dans une posture très étonnante en nous faisant consommer du réseau comme s’il s’agissait de la télévision parce que cette machine ne permet pas fondamentalement de transformer le code.
Cette analyse de la taille comme facteur déterminant ne nous invite-t-elle pas à repenser radicalement notre conception du réseau ? N’y aurait-il pas une forme de naïveté à croire qu’un dispositif technique pourrait, par sa seule structure, échapper indéfiniment aux logiques de pouvoir qui traversent nos sociétés ? La globalisation d’Internet, son extension à l’ensemble de la population mondiale, loin de réaliser l’utopie originelle d’un espace horizontal et décentralisé, semble au contraire favoriser la réémergence des hiérarchies traditionnelles, des dispositifs verticaux de contrôle et d’influence. Comme si la relation, en se généralisant, en s’étendant à des échelles inédites, appelait nécessairement sa propre limitation, sa propre structuration autoritaire.
L’exemple de l’iPad n’est-il pas particulièrement révélateur de cette évolution ? Cet objet emblématique de la consommation numérique contemporaine n’incarne-t-il pas parfaitement cette transformation insidieuse d’Internet en média traditionnel ? Sa surface lisse, son interface intuitive, sa facilité d’usage dissimulent en réalité une architecture fermée, un environnement contrôlé où l’utilisateur est ramené à une position de récepteur passif. L’iPad nous propose de “naviguer” sur Internet comme nous regardions autrefois la télévision : en consommateurs dociles d’un contenu préformaté, prédigéré, présélectionné selon des critères qui nous échappent largement. Ce que cette machine nous retire subtilement, c’est précisément cette capacité fondamentale à intervenir sur le code, à modifier les paramètres, à détourner les usages prescrits — bref, à nous approprier véritablement l’outil technique. N’est-ce pas là le signe d’une domestication progressive d’Internet, de sa transformation en dispositif de diffusion unidirectionnelle plutôt qu’en espace d’échange et de création collective ?
Le second paradoxe qui est comme l’image inversée de cette régulation produite par l’étendue du réseau, c’est peut-être que la solitude technologique sera à même de produire, ou plus exactement de ne pas empêcher, l’émergence des multitudes. Plusieurs projets étranges voient le jour qui consistent à faire des machines qui diffusent librement un réseau qui est totalement déconnecté du reste du réseau, c’est-à-dire d’Internet. Ces machines si elles se mettent en relation avec un destinataire inconnu, se coupent volontairement de la relation avec d’autres machines. En ce sens, ce sont des machines solitaire. Étrange concept qui pourrait faire croire à un anthropomorphisme qui humanise l’ordinateur, mais qui finalement conçoit la possibilité d’un isolement technologique, de quelque chose qui est en soi et qui n’est pas seulement pour nous. La conceptualisation de la solitude technologique ouvre une voie nouvelle et très riche pour l’esthétique contemporaine. Le cas de ces ordinateurs isolés des autres machines qui se mettent en relation possible avec les êtres humains de passage à proximité de leur réseau, constitue peut-être une nouvelle politique du réseau. Il faut distinguer dans un réseau les relations entre machines-humains et machines-machines selon le plan de découpe d’une destination inanticipable et d’une infrastructure capitaliste, mais ceci ne témoigne pas d’une hiérarchisation de la qualité des relations dans un réseau, cela constitue seulement une lecture de sa structure et des implications de celle-ci sur les régimes de partage et de financement.
Cette émergence de “machines solitaires” ne constitue-t-elle pas l’une des réponses les plus intrigantes, les plus fécondes peut-être, à la normalisation progressive d’Internet ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément subversif dans ce geste de déconnexion volontaire, dans cette création de réseaux autonomes, isolés du maillage global ? Ces îlots technologiques ne représentent-ils pas une forme de résistance subtile aux logiques de captation et de contrôle qui traversent aujourd’hui l’ensemble du réseau mondial ?
Le concept même de “solitude technologique” n’est-il pas d’une richesse philosophique considérable ? Il nous invite à penser la machine non plus simplement comme un instrument à notre service, comme un prolongement de nos capacités ou de nos désirs, mais comme une entité dotée d’une forme d’autonomie, d’une existence “en soi” qui ne se réduit pas à sa relation avec l’humain. Cette solitude n’est pas celle, anthropomorphique, d’un être conscient éprouvant un sentiment de manque ou d’isolement : elle est plutôt celle d’un dispositif technique qui, par sa configuration même, échappe partiellement aux déterminations du système global, qui se soustrait volontairement à l’interconnexion généralisée pour créer un espace relationnel d’un type nouveau.
Ces machines solitaires, en créant des réseaux locaux, temporaires, éphémères peut-être, ne permettent-elles pas l’émergence d’une sociabilité numérique alternative ? Une sociabilité qui ne serait plus fondée sur la permanence de la connexion, sur l’accessibilité universelle et instantanée, mais sur la rencontre, sur la coprésence, sur l’expérience partagée d’un temps et d’un espace communs ? N’y a-t-il pas là une manière de réintroduire dans l’expérience numérique quelque chose de l’ordre de la contingence, de l’imprévu, de la découverte — toutes dimensions que l’algorithme et ses logiques prédictives tendent précisément à éliminer ?
Cette distinction entre relations machines-humains et machines-machines n’est-elle pas également cruciale pour comprendre les enjeux politiques de ces nouvelles configurations techniques ? Dans les réseaux conventionnels, l’essentiel des échanges se produit entre machines, selon des protocoles standardisés, des chemins balisés, des procédures automatisées qui échappent largement à notre conscience et à notre contrôle. Les machines solitaires, au contraire, privilégient la relation directe avec l’humain, la communication locale, l’interaction située. Elles nous invitent ainsi à repenser fondamentalement notre rapport à la technique, à l’information, à la communication médiatisée.
Alors que le réseau Internet se rêvait d’être un Nouveau Monde, centrée sur les États-Unis, un nouveau continent immense et reliant toutes les individualités, les fondants dans une nouvelle terre, les nouveaux réseaux solitaires ont pour hypothèse une autre topologie qui est constituée de minuscules îlots selon une logique insulaire dans laquelle chacun est sur une île, espace infime que l’on peut temporairement aborder à plusieurs avant de repartir sur l’océan vers d’autres îles. Finalement le réseau Internet était malgré ce que nous avons cru une logique sédentaire parce que la totalisation de l’infrastructure et l’équidistance des points de communication (avoir accès à tous, tout le temps et partout) a comme conséquence l’institutionnalisation politique et économique de l’infrastructure technologique. Les machines solitaire quant à elle sont plus aptes à ne pas empêcher les singularités parce qu’elles sont des insularités. Elles remettent en cause la totalisation utopique d’Internet, totalisation que les capitalistes comme les utopistes politiques pouvaient revendiquer selon une réversibilité don on connaît d’avance les gagnants. C’est parce qu’elles sont seules qu’elles peuvent peut-être nous permettre de résister aux autorités et aux structures de contrôle. Si une machine solitaire s’arrête alors le réseau ne s’effondre pas parce qu’il n’y a que des réseaux locaux et aucun réseau global : une machine solitaire est la source et le lieu de partage des informations dont elle dispose. C’est là un changement de paradigme non seulement technologique mais aussi existentiel puisque nous n’avons alors affaire avec ces machines solitaire qu’à des éléments partiels dénués d’une possibilité fût-elle régulatrice de totalisation. C’est une question de flux: Internet comme flux absolu, les réseaux solitaires comme flux fini.
Cette opposition entre la métaphore continentale d’Internet et la logique insulaire des réseaux solitaires n’est-elle pas riche d’enseignements ? N’y a-t-il pas, dans cette image des îles éphémères que l’on aborde temporairement, quelque chose qui nous rapproche d’une expérience plus authentique, plus riche peut-être, de la relation ? Les grandes plateformes numériques nous promettent une connexion permanente, universelle, instantanée avec le monde entier : mais cette promesse n’est-elle pas illusoire, et même fondamentalement aliénante ? Ne risque-t-elle pas de nous couper d’une dimension essentielle de l’expérience humaine, celle de la rencontre contingente, de la découverte inattendue, de la relation singulière qui ne se laisse pas réduire à des algorithmes de recommandation ou à des métriques d’engagement ?
La sédentarité paradoxale d’Internet — cette fixation dans des structures de contrôle, cette institutionnalisation progressive d’un dispositif qui se rêvait nomade et libertaire — n’est-elle pas le destin inévitable de toute infrastructure globale ? Les réseaux solitaires, par leur fragmentation même, par leur insularité revendiquée, n’échappent-ils pas précisément à cette logique de totalisation qui semble indissociable des grandes infrastructures techniques ? En refusant l’interconnexion généralisée, en privilégiant la relation locale et temporaire, ne préservent-ils pas une forme de liberté, d’autonomie, de singularité que le réseau global tend inexorablement à étouffer ?
Cette question des flux — absolu pour Internet, fini pour les réseaux solitaires — ne touche-t-elle pas à l’une des questions philosophiques fondamentales de notre époque ? Le flux absolu, cette circulation ininterrompue d’informations, d’images, de données qui caractérise le réseau mondial, n’est-il pas profondément déshumanisant dans sa prétention même à l’illimitation ? Ne nous condamne-t-il pas à une forme de passivité, d’impuissance face à un déferlement continu qui excède toujours nos capacités d’assimilation, de compréhension, d’action ? Le flux fini, au contraire, par sa limitation même, par sa circonscription dans l’espace et dans le temps, ne nous offre-t-il pas la possibilité d’une relation plus maîtrisée, plus consciente, plus active avec l’information et avec autrui ?
Les machines solitaires, dans leur étrange insularité, ne nous invitent-elles pas ainsi à réinventer notre rapport au numérique, à explorer des voies alternatives qui échapperaient aux logiques dominantes de la connexion permanente, de la disponibilité absolue, de la transparence généralisée ? Ne nous suggèrent-elles pas la possibilité d’une écologie numérique qui préserverait des espaces de retrait, de silence, d’opacité même — toutes dimensions essentielles à la constitution d’une subjectivité autonome, d’une pensée critique, d’une créativité véritable ?
Car n’est-ce pas là, finalement, l’enjeu fondamental de cette réflexion sur les réseaux ? Derrière les questions techniques, juridiques, économiques qui dominent habituellement les débats sur Internet, ne se joue-t-il pas une question proprement politique, existentielle même : celle des conditions de possibilité d’une vie authentiquement libre, d’une subjectivité qui ne serait pas entièrement absorbée dans les flux informationnels, d’une relation à autrui qui préserverait sa dimension de singularité, d’imprévisibilité, de mystère ? Les machines solitaires, par leur humilité même, par leur renoncement à la totalisation, ne nous indiquent-elles pas une voie possible pour habiter autrement le monde numérique, pour y préserver des espaces de liberté, d’autonomie, de création ?
Ainsi, loin d’être une simple alternative technique parmi d’autres, ces réseaux insulaires nous invitent peut-être à repenser fondamentalement notre rapport à la technologie, à l’information, à la communication médiatisée. Ils nous suggèrent la possibilité d’un numérique qui ne serait plus dominé par les logiques d’accumulation, de surveillance, de prédiction qui caractérisent aujourd’hui les grandes plateformes, mais qui s’ouvrirait à d’autres modalités relationnelles, à d’autres temporalités, à d’autres spatialités. Un numérique qui, plutôt que de nous promettre une connexion permanente au monde entier, nous offrirait la possibilité de rencontres situées, contingentes, singulières — ces moments précieux où quelque chose d’imprévisible peut surgir, où une véritable altérité peut se manifester.