Ada et l’émotion vide de la machine
Ada Lovelace est une figure mythique dans le milieu de la programmation informatique, tant elle rattrape la domination masculine propre à ce domaine. Sans doute est-elle la première personne à avoir tirée les conséquences des machines automatisant le calcul dépassant le simple cadre des mathématiques.
Comment ne pas être saisi par cette figure féminine qui s’élève au milieu des brumes de l’ère victorienne, silhouette solitaire traversant les frontières entre des mondes que tout semble opposer ? Ada incarne cette tension primordiale, cette oscillation fébrile entre le calcul et l’intuition, entre la rigueur mathématique héritée de sa mère et les emportements poétiques de son père absent. N’est-ce pas dans cette intersection improbable, dans ce chiasme biographique, que se joue quelque chose d’essentiel pour comprendre notre contemporanéité numérique ? Car si le code informatique règne aujourd’hui sur nos existences, c’est bien parce qu’il parvient à cette étrange alchimie : transformer le qualitatif en quantitatif, l’affect en algorithme, la sensibilité en séquence binaire. Et ce passage, cette transmutation des substances, Ada en a eu l’intuition vertigineuse, comme si l’absence paternelle avait ouvert en elle un espace où pouvait germer l’impensable.
Il faut s’imaginer au XIXème siècle les fils entrecroisés entre les sciences et l’occulte, la raison et l’obscurité du désir. Sans doute peut-on retracer, au cœur de ce passionnant siècle qui marqua le début du phénomène si complexe qu’est l’industrialisation, la relation entre l’émotion et la machine. Le père d’Ada est Lord Byron, un père oublié qui laissa cette fille marquée par sa mère mathématicienne. Byron est sans doute la figure majeure du romantisme anglais et d’un certain agencement des affects sur lequel il ne cessa de s’expliquer. Ce père donc fut absent, Ada imagina le première algorithme.
Ce siècle où s’entrelacent les fils de la raison et de l’occulte déploie ses paradoxes comme un tapis précieux sous nos pas : d’un côté, la froide clarté des Lumières qui projette encore ses rayons, l’essor de la méthode scientifique, la classification systématique du monde ; de l’autre, la fascination pour le magnétisme animal, les tables tournantes, les séances spirites où l’on convoque les morts. Étrange époque où les savants s’adonnent parfois aux sciences occultes, où la frontière entre l’expérimentation rigoureuse et la rêverie métaphysique s’estompe dans le clair-obscur des laboratoires. C’est dans cette ambivalence fondamentale, dans cette oscillation entre le visible et l’invisible, que prend racine la relation énigmatique entre l’émotion et la machine, entre l’irrationnelle palpitation du cœur humain et la mécanique implacable des engrenages.
Byron, ce père fantomatique, ce poète fulgurant dont la vie fut aussi intense que brève, n’a-t-il pas incarné jusqu’à l’excès cette puissance des affects qui fait trembler l’ordre rationnel ? N’a-t-il pas, dans ses vers enflammés, dans sa vie scandaleuse, manifesté cette capacité du sentiment à déborder toute contention, à faire exploser les cadres établis ? Ce père n’a jamais vraiment connu sa fille, et pourtant, par la force de son absence même, par le vide qu’il a creusé dans l’existence d’Ada, n’a-t-il pas paradoxalement nourri son imagination, ouvert en elle un espace où pouvait s’épanouir une pensée radicalement nouvelle ? L’algorithme n’est-il pas aussi, à sa manière, une forme de poème, une manière de canaliser le flux chaotique de l’existence dans les structures ordonnées du langage ?
Imaginons, Ada a 27 ans à peine, elle traduit la description de la machine analytique de Babbage, et elle ajoute en note cette incroyable idée que la manipulation des signes mathématiques permettraient avec des règles appropriées d’exprimer des signes en général. Cette idée absurde à son époque même s’il reprend le fantasme cartésien d’une mathesis universalis, est le monde dans lequel nous vivons effectivement, c’est ce passage entre les signes mathématiques et les signes généraux qui défini le cœur même du “numérique”, cette traduction de toutes choses en éléments binaires. Cette traduction asémantique se place sans doute comme la continuation du destin occidental et en particulier de la manière dont tous les étants sont considérés comme une source potentielle d’énergie et sont donc soumis à la même valeur.
Que se passe-t-il dans l’esprit d’Ada lorsqu’elle formule cette note visionnaire, cette parenthèse qui contient en germe tout notre avenir technologique ? Que voit-elle, que pressent-elle, lorsqu’elle aperçoit ce passage possible entre les signes mathématiques et les signes généraux ? N’est-ce pas comme si, soudain, un voile se déchirait, révélant la trame secrète qui sous-tend le réel : cette possibilité vertigineuse que tout, absolument tout – les sons, les images, les pensées, les émotions – puisse être converti en une séquence de symboles manipulables selon des règles précises ? L’intuition d’Ada fait écho au rêve cartésien d’une science universelle, mais elle le dépasse aussi en lui donnant une dimension opératoire, en imaginant la machine concrète qui pourrait actualiser ce rêve.
Et cette traduction universelle, cette réduction de la qualité sensible à la quantité calculable, n’est-elle pas l’aboutissement logique d’un certain destin occidental, d’une certaine manière de se rapporter au monde ? Depuis Galilée affirmant que le livre de la nature est écrit en langage mathématique, depuis Descartes concevant l’animal comme une machine, n’assistons-nous pas à ce lent mouvement qui transforme les étants en réserve disponible, en stock d’énergie potentielle ? La révolution industrielle n’a fait qu’accélérer ce processus, mobilisant les ressources naturelles, les corps humains, le temps lui-même comme sources d’énergie exploitable. Et maintenant, avec le numérique, c’est au tour des signes, du langage, de la culture d’être soumis à cette logique de l’équivalence généralisée, de la traduction universelle : tout peut être converti en bits, en 0 et 1, tout peut circuler dans les mêmes canaux, être stocké sur les mêmes supports, être traité par les mêmes algorithmes.
C’est cette généralisation de la conception énergétique, dont les fondements conceptuels sont à rechercher dans l’energia aristotélicienne, qui va justement produire l’industrialisation. Celle-ci n’est pas simplement un phénomène instrumental et technique, elle est aussi une conception ontologique de la disponibilité de toutes choses et une certaine appréciation métapsychologique de l’être humain (en tant que pression et dépression). Elle envahit l’ensemble de ce qui est.
L’energia aristotélicienne : ce concept fondamental qui désigne le passage de la puissance à l’acte, cette dynamique qui anime l’être et le fait advenir à lui-même. Mais cette notion, en traversant les siècles, en s’inscrivant dans les dispositifs techniques et les systèmes philosophiques, n’a-t-elle pas subi une profonde métamorphose ? N’est-elle pas devenue le fondement conceptuel d’une vision du monde où tout ce qui est se trouve réduit à sa capacité à produire un effet, à sa valeur énergétique mesurable et mobilisable ? L’industrialisation, loin d’être un simple ensemble de techniques et de machines, constitue une véritable révolution ontologique : elle instaure un nouveau rapport au monde où les choses ne sont plus appréhendées dans leur singularité qualitative, dans leur être propre, mais uniquement en tant que sources potentielles d’énergie, en tant qu’éléments d’un système de production et de consommation.
Et l’être humain lui-même n’échappe pas à cette logique : n’est-il pas de plus en plus conçu en termes énergétiques, comme un système de pressions et de dépressions, de tensions et de détentes, d’excitations et d’inhibitions ? La psychologie moderne, la physiologie, l’économie même ne cessent de développer des modèles qui appréhendent l’humain comme un organisme énergétique, comme un processeur de forces qui circulent, s’accumulent, se dépensent. Et cette conception, loin d’être confinée aux laboratoires scientifiques ou aux usines, envahit progressivement l’ensemble de ce qui est : nos relations sociales, nos productions culturelles, nos paysages, notre rapport au temps. Tout se trouve soumis à cette logique de la disponibilité, de la mobilisation, de l’optimisation énergétique.
Pensons donc à Ada alors qu’elle imagine ce passage des signes vers d’autre signes grâce au formalisme. N’y aurait-il pas dans le nom du père, dans cette puissance émotive de ce romantisme fort particulier de Byron, le passage entre l’émotion et la machine, passage qui réglerait de part en part celui formel entre les signes mathématiques et les signes langagiers ? Je ne veux pas dire par là que Byron serait la source de ce passage, mais que le nom du père pour Ada ne fut pas sans conséquence. Et si, dès ce moment, aussi imaginaire et hypothétique soit-il, il y avait eu cet entrelacement entre les composantes anthropologiques, logiques et technologiques, qui règle aujourd’hui pour une part encore impensée notre être-au-monde.
Le nom du père : cette formule lacanienne résonne étrangement dans le cas d’Ada Lovelace. Car ce père absent, ce poète scandaleux dont elle ne connaîtra que le nom et la renommée, n’exerce-t-il pas paradoxalement une influence déterminante sur son destin intellectuel ? N’y a-t-il pas, dans le romantisme byronien, avec son culte de la passion, son exaltation du sentiment, son goût pour les extrêmes, quelque chose qui prépare, qui anticipe même, la révolution technologique à venir ? La révolte romantique contre le rationalisme des Lumières, contre la mécanisation du monde, n’est-elle pas, par un étrange retournement dialectique, ce qui rend possible une nouvelle alliance entre l’émotion et la machine ?
Car qu’est-ce que la machine analytique imaginée par Babbage, et dont Ada entrevoit les possibilités inouïes, sinon un dispositif capable de manipuler des symboles, de traiter non plus seulement des nombres, mais potentiellement toutes les formes d’expression humaine ? L’algorithme qu’Ada conçoit pour cette machine n’est-il pas déjà une tentative de faire entrer l’émotion musicale (puisqu’il s’agissait de calculer les nombres de Bernoulli, utilisés en théorie de la musique) dans le domaine du calculable ? N’est-ce pas le début de ce processus qui va conduire, un siècle plus tard, à la possibilité de numériser le son, l’image, et finalement toutes les formes d’expression et d’émotion humaines ?
Le nom du père, ce signifiant primordial qui inscrit le sujet dans l’ordre symbolique, prend ici une dimension particulière : Byron, le poète des passions déchaînées, le chantre de l’excès et de la transgression, devient paradoxalement la figure tutélaire d’une entreprise qui vise à formaliser, à mécaniser, à algorithmiser ces mêmes passions. Comme si la violence même de la révolte romantique contre la mécanisation du monde avait ouvert la voie à une mécanisation plus profonde, plus subtile, qui ne se contenterait plus de soumettre les corps à la discipline de l’usine, mais qui chercherait à capturer l’esprit lui-même, à traduire en formules calculables les mouvements les plus intimes de l’âme humaine.
Et si, en effet, dès ce moment inaugural, dès cette rencontre improbable entre le nom du poète romantique et l’intuition mathématique de sa fille, s’était noué cet entrelacement complexe entre l’anthropologique, le logique et le technologique qui caractérise notre contemporanéité numérique ? Et si l’humanité, à travers cette figure singulière d’Ada Lovelace, avait entrevu la possibilité d’une nouvelle alliance entre la sensibilité et la machine, entre l’affect et l’algorithme ? Une alliance qui n’annulerait pas la tension entre ces pôles apparemment opposés, mais qui tenterait au contraire de la rendre productive, de la transformer en source d’innovation et de création ?
Nous habitons aujourd’hui ce monde qu’Ada a entrevu, ce monde où les signes mathématiques et les signes langagiers circulent dans les mêmes canaux, sont traités par les mêmes machines, obéissent aux mêmes algorithmes. Nous vivons dans cet entrelacement des composantes anthropologiques (nos émotions, nos désirs, nos relations), logiques (nos systèmes symboliques, nos langages formels) et technologiques (nos dispositifs, nos réseaux, nos interfaces) qu’elle a peut-être pressenti. Et cet entrelacement règle pour une part encore largement impensée notre être-au-monde contemporain, notre manière d’habiter ce temps où la frontière entre l’humain et la machine devient de plus en plus poreuse, où nos existences sont de plus en plus médiatisées par des algorithmes, où nos affects mêmes deviennent des données quantifiables, analysables, manipulables.
Le destin d’Ada Lovelace, dans sa singularité même, dans l’étrangeté de sa position entre le romantisme paternel et la rationalité maternelle, entre la poésie et les mathématiques, nous invite à repenser cette relation complexe entre l’émotion et la machine, à interroger ce processus de traduction universelle qui transforme progressivement toutes les dimensions de l’expérience humaine en séquences de signes formels. Non pour rejeter en bloc ce processus au nom d’une authenticité supposée qui lui préexisterait, mais pour en comprendre les implications, pour en explorer les possibilités, pour en infléchir peut-être le cours vers des formes plus conscientes, plus délibérées, plus attentives à la complexité irréductible de l’être humain.