Le numérique et son double
Pendant des décennies le numérique a été conçu comme quelque chose d’immatériel, flottant dans le ciel des Idées parmi les nuages. Prenant au pied de la lettre, la division entre matériel et logiciel dans la machine idéale de Turing, cette idéologie n’a pas été sans conséquence sur la manière de produire la matière supportant le numérique, c’est-à-dire les composants formant l’écosystème informatique. Cette occultation de la matière reste prégnante aujourd’hui, tant elle a infusé nos habitudes pensées, mais est contrebalancée par une prise en compte plus grande de la matérialité informatique : la critique de l’innovation, de l’extractivisme et de l’exploitation des travailleurs sont devenues des lieux communs.
Si notre époque est marquée par cette « matérialisation » du numérique, matérialité qui a toujours existé, mais qui devient à présent idéologiquement explicite, l’un de ses signes est, par exemple, l’explosion des prix des cartes graphiques (GPU) par le croisement entre la demande pour le minage des cryptomonnaies et de la raréfaction des matières premières difficilement recyclable.
Dans le champ artistique, force est de constater des tendances paradoxales. D’un côté, des installations « postnumériques » mêlant le numérique et la matérialité, de l’autre la montée en puissance (peut être temporaire) du NFT dont les formes esthétiques, il faut bien le souligner, sont régressives. Une esthétique nostalgique du numérique des décennies passées, une esthétique d’économisateur d’écran coloré, une esthétique 3d mêlant parfois le streetart. S’il y a bien des esthétiques du NFT, celles-ci sont implicites et, à ma connaissance, ne questionnent jamais le NFT comme médium, ou alors de manière superficiellement ironique.
Or c’est bien le télescopage entre la promesse d’idéalité logique du numérique incarnée par le blockchain et la réalité matérielle de ses effets (réchauffement climatique) qui forme la tonalité affective du NFT, mais aussi de notre époque. Chacun d’entre nous est comme pris par une infrastructure logistique dont les causes et les effets sont invisibilisés. Le culte cargo du numérique devient intenable.
Le projet au long cours « Externes » (dont voici un exemple) consiste à créer des formes matérielles et numériques. L’entrelacement entre ces deux aspects revisite la notion même d’un volume qui est dans un entre-deux formant notre expérience banale. Un corps est creusé par lui-même, comme soustrait de sa propre forme, créant une auto-empreinte. Le volume restant est imprimé sur le plan matériel, tandis que ce qui a été retiré reste sur le plan numérique et est potentiellement imprimable. Si on effectue cette dernière opération, on peut compléter la sculpture et la ramener à son état d’origine. Cette logique de la soustraction relève d’un entrelacement entre la matérialité et le numérique où chacun manque de l’autre. C’est une esthétique de l’incomplétude, c’est-à-dire d’une réalité existant par quelque chose qui n’est pas là. On retrouve cette logique dans le jardin du Royan Ji sur lequel j’ai travaillé pendant mon séjour à la Villa Kujoyama.
Il y a bien quelque chose à percevoir, mais nous savons que l’objet de notre perception est incomplet. C’est précisément ce sentiment d’incomplétude qui ouvre un monde, c’est-à-dire un horizon plus grand que le perceptible, un monde dont la nature est d’être matériel et numérique : matérialisation du numérique et numérisation de la matérialité comme deux processus indissociables. Une autre façon de dire la naturalisation de la technique et la technicisation de la nature.
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For decades, digital technology has been conceived as something immaterial, floating in the sky of Ideas among the clouds. Taking literally the division between hardware and software in Turing’s ideal machine, this ideology has not been without consequences on the way to produce the material supporting the digital, that is to say the components forming the computer ecosystem. This occultation of matter remains prevalent today, so much has it infused our thinking habits, but it is counterbalanced by a greater consideration of the materiality of computing: the criticism of innovation, extractivism and the exploitation of workers have become commonplace.
If our time is marked by this “materialization” of the digital, a materiality that has always existed, but which is now becoming ideologically explicit, one of its signs is, for example, the explosion in the price of graphics cards (GPU) by the intersection between the demand for cryptocurrency mining and the scarcity of raw materials that are difficult to recycle.
In the artistic field, paradoxical tendencies can be observed. On the one hand, “post-digital” installations mixing digital and materiality, and on the other hand, the (perhaps temporary) rise of NFT whose aesthetic forms, it must be emphasized, are regressive. A nostalgic aesthetic of the digital of the past decades, an aesthetic of colored screen saver, an aesthetic 3d mixing sometimes the streetart. If there are indeed aesthetics of the NFT, they are implicit and, to my knowledge, never question the NFT as a medium, or else in a superficially ironic way.
However, it is the telescoping between the promise of logical ideality of the digital embodied by the blockchain and the material reality of its effects (global warming) that forms the affective tone of the NFT, but also of our time. Each of us is as if caught up in a logistical infrastructure whose causes and effects are invisibilized. The cargo cult of the digital becomes untenable.
The long-term project “Externes” (*) consists in creating material and digital forms. The intertwining of these two aspects revisits the very notion of a volume that is in an in-between forming our banal experience. A body is hollowed out by itself, as if subtracted from its own form, creating a self impression. The remaining volume is printed on the material plane, while what has been removed remains on the digital plane and is potentially printable. If the latter is done, the sculpture can be completed and returned to its original state. This logic of subtraction is an intertwining of the material and the digital where each lacks the other. It is an aesthetic of incompleteness, that is to say of a reality existing by something that is not there. We find this logic in the Royan Ji garden on which I worked during my stay at the Villa Kujoyama.
There is something to perceive, but we know that the object of our perception is incomplete. It is precisely this feeling of incompleteness that opens up a world, that is, a horizon greater than the perceptible, a world whose nature is to be material and digital: materialization of the digital and digitalization of materiality as two inseparable processes. Another way of saying the naturalization of the technique and the technicization of the nature.