Le bruit du réseau
Être le plus nombreux possible à penser le plus possible.
(E. Balibar)
Dans la première cybernétique, le bruit joue un rôle fondamental. Alors qu’il était considéré comme l’ennemi du signal, son usage devient la condition du code puisque ce dernier n’est qu’une forme statistique particulière de bruit (Shannon).
Si cette conception était d’ordre logique et formel, elle change de statut avec sa socialisation. En effet, le bruit devient une composante essentielle de notre expérience quotidienne sur le Web : nous ne cessons de voir apparaître de multiples textes écrits par des anonymes. Ces textes sont autant de voix qui habituellement ne s’exprimaient que dans les cafés et les domiciles privés, et qui à présent sont visibles par tous, en particulier à l’occasion d’attentats. Nous savions qu’elles existaient, mais tout du moins pouvions-nous nous tenir à l’écart.
Il y a dans cette multitude hurlante de voix, quelque chose d’étourdissant, car même si le réseau hiérarchise implicitement les données, celles-ci sont coexistantes. L’étourdissement laisse place à la fascination-répulsion : on lit des sornettes, on est perplexe devant tant d’idées mal tournées, illogiques, par tant d’images naives likées des centaines de fois. La bêtise multipliée encore et encore, tant chaque réaction entraîne une réponse, et ainsi de suite à l’infini.
On pourrait bien sûr critiquer cette mise à plat des données qui donne la même valeur à toute chose et qui fait de la pensée une marchandise, mais on manquerait alors l’essentiel de cette platitude : le caractère chaotique et arbitraire de la pensée affecte aussi les prétendus intellectuels. Ainsi la distance entre le café du commerce et l’agora discursif se réduit, l’hystérie semble gagner chacun, car chacun réagit à la rumeur du réseau. Qu’on pense se tenir au-dedans ou à l’extérieur, nous sommes toujours au milieu du murmure noiseux. Se tenir à l’écart est encore une manière d’y être.
Je parcours Facebook, je lis les commentaires. Je suis souvent effaré par tant d’approximations et d’idées désarticulées qui estiment qu’elles peuvent et qu’elles doivent s’exprimer. Il y a dans ce sentiment qui me saisit un double symptôme : lisant ces fragments de textes, je continue à me situer au-dessus selon une vision panoptique qui fait pourtant défaut. Pour répondre à ces textes, il faudrait un temps infini et tenter des définitions, reprendre les termes du raisonnement, etc. Le temps manque. Deuxièmement cette noise du Web n’est-elle pas un produit de la démocratie ? N’est-elle pas le résultat d’un long processus, encore en cours, de prise de parole dont il faut aussi accepter cet aspect, si ce n’est à retomber dans des facilités aristocratiques qui ne sont que le masque de l’autorité égotique (le sentiment de supériorité) ? N’y a-t-il pas quelques émotions à observer ces vagues de langage ? La désorganisation de toutes ces idées, comme si nous observions là, pour la première fois, la multitude ? Ne faudrait-il pas développer une politique esthétique de ces voix que nous ne voulions pas entendre et qui à présent s’imposent à nous dans une rumeur permanente ?
Et ce court texte fait lui-même parti du flux de ce bruit.