Le monde latent / The latent world

J’essaye d’imaginer le monde comme un espace latent d’une IA statistique. Cette tentative est vouée à l’échec. Elle restera une spéculation ou une simple analogie, car si l’espace latent produit des médias interprétables par un agent humain, elle n’est pas un monde, au sens ontique.


Je poursuis cette tentative, sans doute parce que je crois que tous ces médias sont en train d’affecter l’onticité, et je m’approche du paramètre « chaise ». Je vois alors une forme vibrante qui contient toutes les probabilités des images de chaise qu’on a fourni au réseau de neurones. C’est comme une masse à l’opacité variable dont la forme hésite, vibre et palpite. La chaise est instable, elle n’est pas une, mais plusieurs et cette quantité préalable (du dataset) ouvre un champ de variabilités futures. L’IA pourra ainsi reconnaître comme chaise, une chaise qu’elle n’a jamais vue et qui n’est pas contenu dans ses données d’apprentissage, tout comme elle pourra générer des chaises nouvelles que nous, humains, nous reconnaîtrons comme chaise. Entre un maxima et un minima, entre le possible et l’impossible, ce n’est pas une variation autour de la règle (une Forme idéale), mais une forme informe, pourtant distincte (puisqu’il y a bien le paramètre chaise séparé de la table, du verre, de la porte, etc.) à la manière d’After Uumwelt. La granularité des pixels est instable, la forme n’est pas indéfinie, elle est plutôt en formation, d’où cette étrange correspondance entre les animations de l’IA et la morphogenèse comme si la forme n’émergeait que d’un multiple statistique.


Malgré les apparences, on ne saurait ramener cela à une logique du devenir, de la métamorphose ou du processus, car dans le monde latent, il y a bien une chaise, mais cette chaise n’est pas une, elle n’est pas une simple superposition. Elle excède sa forme passée (sa mémoire, son dataset) jusqu’à la limite de ce que l’avenir peut réserver comme chance. C’est une question de limite (d’un objet) et de frontière (vers d’autres objets, vers un monde).


Je vois donc cette chaise, qui est une et multiple, statistique donc, et au loin une fleur qui est jonquille, rose, pensée, lavande, tulipe, marguerite, orchidée, tournesol, lys, coquelicot. Ce n’est pas une addition de toutes ces fleurs ou une superposition, c’est bien d’une fleur seule dont il s’agit, mais elle porte la mémoire des fleurs passées pour s’ouvrir à des fleurs inconnues à la manière d’une tension entre la logique du bouquet en occident et l’Ikebana japonais.


Je peux plier la chaise et la fleur pour appeler une chaise-fleur et créer donc un nouvel objet statistique qui va à la limite de l’épousement de ces deux formes vibrantes. La chaise-fleur est un objet hybride, mais selon un sens de l’hybridité tout différent de celui courant. La chaise est une chaise, la fleur est une fleur, il n’y a pas de troisième objet, simplement le pli des statistiques.


Je pourrais rester longtemps à imaginer ce monde latent, si proche de notre monde et si proche de l’espace latent de l’IA, et y percevoir peut être une nouvelle façon de la différence ontologique ou d’aborder la question du réalisme.


On pourrait ramener ce monde latent à un monde du devenir et du pur processus, l’identifier à l’écoulement d’un flux. Or, nous le savons, cette question des flux, qui revient si souvent dans les discours pour désigner des étants si distincts, est associée à un danger qu’il faudrait éviter au risque d’être submergé, du n’importe quoi, de l’informe. Nous savons aussi que les flux ne sont aucunement un écoulement continu, mais sont turbulents et déstabilisent certains cadres de la perception et de la réflexion. Sans doute ce questionnement sur le monde latent, cette tentative de tirer de l’espace latent de l’IA une conception ontique, est-il lié à cet autre travail que j’avais engagé sur les flux, concept dont l’usage semble s’étendre chaque jour et soutenir des affects de crainte et d’enthousiasme, de conjuration au double sens du terme.

I’m trying to imagine the world as a latent space of statistical AI. This attempt is doomed to failure. It will remain a speculation or a simple analogy, because while latent space produces media that can be interpreted by a human agent, it is not a world, in the ontic sense.


I continue this attempt, no doubt because I believe that all these media are affecting onticity, and I approach the “chair” parameter. I then see a vibrating shape that contains all the probabilities of the chair images we’ve supplied to the neural network. It’s like a mass of variable opacity whose shape hesitates, vibrates and palpitates. The chair is unstable; it’s not one, but many, and this prior quantity (from the dataset) opens up a field of future variability. The AI can thus recognize as a chair a chair it has never seen and which is not contained in its training data, just as it can generate new chairs that we humans recognize as chairs. Between a maxima and a minima, it’s not a variation around the rule (an ideal Shape), but a formless, yet distinct shape (since there is indeed the chair parameter separated from the table, glass, door, etc.) in the manner of After Uumwelt. The granularity of the pixels is unstable, and the form is not indefinite, but rather in formation, hence the strange correspondence between the AI animations and morphogenesis, as if the form only emerged from a superimposed statistical multiple.


Despite appearances, this cannot be reduced to a logic of becoming, metamorphosis or process, for in the latent world there is indeed a chair, but this chair is not one, it is not a simple superposition. It exceeds its past form (its memory, its dataset) to the limit of what the future may hold as a surprise.
So I see this chair, which is one and multiple, statistics then, and in the distance a flower that is daffodil, rose, pansy, lavender, tulip, daisy, orchid, sunflower, lily, poppy. It’s not an addition of all these flowers or a superimposition, it’s a single flower, but it carries the memory of past flowers to open up to unknown ones, like a tension between the logic of the Western bouquet and Japanese Ikebana.


I can fold the chair and the flower into a flower-chair, creating a new statistical object that goes to the limit of marrying these two vibrant forms. The flower-chair is a hybrid object, but in a very different sense of hybridity from the usual one. The chair is a chair, the flower is a flower, there is no third object, simply the fold of statistics.


I could stay a long time imagining this latent world, so close to our world and so close to the latent space of AI, and perhaps perceive in it a new way of dealing with ontological difference or the question of realism.


We could reduce this latent world to a world of becoming and pure process, identifying it with the flow of a stream. And yet, as we know, this question of flux, so often used in discourse to designate such distinct states of being, is associated with a danger that must be avoided, at the risk of being submerged in anything and everything, in the formless. We also know that flows are by no means a continuous flow, but are turbulent and destabilize certain frameworks of perception and reflection. This questioning of the latent world, this attempt to derive an ontic conception from the latent space of AI, is undoubtedly linked to the other work I’ve been doing on flows, a concept whose use seems to be expanding daily, sustaining affects of fear and enthusiasm, of conjuration in the double sense of the term.