La Fin d’Internet qui n’a Jamais Commencé
La fabrication d’une nostalgie impossible
Un discours récurrent émerge aujourd’hui parmi les commentateurs, intellectuels et anciens pionniers du numérique : Internet serait mort. Plus précisément, c’est l’Internet utopique, celui des possibles illimités, de la démocratisation radicale du savoir, de l’horizontalité émancipatrice, qui aurait disparu. Cette narration repose sur une temporalité binaire : un “avant” caractérisé par une innocence originelle, un espace vierge de liberté absolue, et un “après” marqué par la monopolisation des plateformes, la surveillance généralisée, la marchandisation intégrale de l’attention et la polarisation algorithmique des débats.
Selon cette lecture historique désormais dominante, nous aurions connu un “âge d’or” d’Internet – généralement situé entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000 – durant lequel le réseau aurait constitué un espace authentiquement démocratique, horizontal, fondé sur un idéal de partage désintéressé de l’information. Puis serait venue la chute : l’émergence des géants du numérique, la capitalisation boursière vertigineuse des plate-formes, la transformation des utilisateurs en produits, la fin de la neutralité du net, l’avènement de la post-vérité et des chambres d’écho algorithmiques.
Mais cette narration nostalgique d’un paradis numérique perdu repose sur une mystification historique profonde : elle présuppose l’existence effective d’un Internet originel qui aurait réellement incarné les valeurs utopiques qu’on lui attribue rétrospectivement. Je souhaite développer ici une critique fondamentale de cette mythologie numérique en montrant que, dès ses origines, Internet n’a jamais été cet espace utopique que l’on déplore aujourd’hui d’avoir perdu. L’utopie n’a jamais existé ailleurs que dans les discours et les projections qui ont accompagné le développement du réseau, mais nullement dans ses structures fondamentales ou ses usages dominants.
Ayant vécu et participé aux débuts du Web dans les années 1990, j’ai pu observer de première main l’écart croissant entre les discours utopiques qui l’accompagnaient et les réalités matérielles, économiques et géopolitiques qui le structuraient effectivement. Cet essai propose donc de déconstruire la mythologie d’un Internet originellement pur et idéal, pour révéler comment, dès sa naissance, le réseau mondial a été traversé par les logiques de pouvoir, les intérêts économiques et les stratégies géopolitiques qu’on lui attribue généralement comme symptômes de sa “fin”.
I. Généalogie d’une mythologie : les racines de l’utopie numérique
Pour comprendre la persistance du mythe de l’Internet utopique, il convient d’examiner d’abord les sources historiques et intellectuelles qui ont nourri cette vision. La mythologie de l’Internet originel comme espace de liberté absolue puise dans plusieurs traditions intellectuelles distinctes mais convergentes.
La contre-culture américaine et la cyberculture
La première et principale source de l’utopie numérique se trouve dans la contre-culture américaine des années 1960-1970. Stewart Brand et son “Whole Earth Catalog” ont joué un rôle crucial dans la transformation des idéaux contre-culturels en idéologie cybernétique. Brand a créé des ponts entre les communautés hippies, les chercheurs en informatique, les entrepreneurs de la Silicon Valley et les théoriciens des nouveaux médias, contribuant à forger le “communalisme numérique”.
Dans cette vision, les technologies de l’information devaient permettre la réalisation des idéaux communautaires de la contre-culture : horizontalité, abolition des hiérarchies, autogestion, partage des ressources. L’ordinateur personnel puis Internet ont été investis d’une mission de transformation sociale radicale qui transcendait largement leur nature technique.
La “Déclaration d’indépendance du cyberespace” de John Perry Barlow (1996), cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation et parolier des Grateful Dead, constitue l’expression paradigmatique de cette fusion entre idéaux contre-culturels et technologies numériques. Barlow y proclamait : “Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucune souveraineté là où nous nous rassemblons.”
Ce texte emblématique cristallisait l’idée d’un cyberespace comme territoire autonome, affranchi des contraintes du monde physique et des institutions traditionnelles, un espace d’émancipation absolue. Cette vision libertaire allait profondément marquer l’imaginaire collectif autour d’Internet et nourrir la mythologie d’un réseau originellement pur et libre.
L’utopie technicienne et la Silicon Valley
Parallèlement à cette influence contre-culturelle, l’utopie numérique s’est nourrie d’une longue tradition technicienne américaine, héritée notamment des théories de la communication de Marshall McLuhan, pour qui les médias électroniques devaient aboutir à un “village global” harmonieux. Cette vision techno-optimiste a trouvé un terreau particulièrement fertile dans la Silicon Valley, où s’est développée une idéologie spécifique combinant libertarianisme économique et foi dans le progrès technique comme solution universelle.
La figure emblématique de cette fusion est celle du “hacker”, érigé en héros d’une nouvelle ère. La “hacker ethic”, telle que définie par Steven Levy dans son ouvrage éponyme de 1984, reposait sur plusieurs principes : l’accès libre aux ordinateurs, la libre circulation de l’information, la méfiance envers l’autorité, la valorisation du mérite technique plutôt que des critères sociaux traditionnels. Cette éthique, qui mêlait libertarianisme politique et idéal de partage, allait profondément influencer la culture d’Internet.
Comme l’a montré Patrice Flichy dans “L’imaginaire d’Internet” (2001), ces différentes influences ont convergé pour produire un “imaginaire technique” puissant qui a accompagné le développement du réseau, lui conférant une dimension quasi-messianique. Internet n’était plus simplement une infrastructure de communication, mais la promesse d’une transformation radicale des rapports sociaux dans le sens d’une plus grande liberté, égalité et fraternité.
La théorie cybernétique et le paradigme de l’auto-organisation
Une troisième source intellectuelle de l’utopie numérique réside dans la théorie cybernétique développée par Norbert Wiener, Gregory Bateson et d’autres après la Seconde Guerre mondiale. La cybernétique, en proposant un modèle de systèmes auto-régulés par des boucles de rétroaction, semblait offrir une alternative aux modèles hiérarchiques centralisés.
La vision d’un système décentralisé, où l’intelligence émerge des interactions plutôt que d’être imposée d’en haut, convenait parfaitement à l’idéal d’un Internet horizontal et auto-organisé. Dans l’imaginaire cybernétique, le réseau apparaissait comme un système nerveux planétaire, capable d’auto-régulation et d’apprentissage collectif sans autorité centrale.
Kevin Kelly, dans “Out of Control” (1994), popularisera cette vision d’un monde numérique fonctionnant selon les principes des systèmes complexes adaptatifs, où l’ordre émerge spontanément du chaos apparent des interactions. Cette conception séduisante d’une auto-organisation harmonieuse du cyberespace contribuera fortement à la mythologie d’un Internet naturellement démocratique et équilibré.
C’est sur ces fondements intellectuels et idéologiques que s’est construite la narration dominante d’un Internet originellement utopique, qui aurait ensuite été corrompu par des forces extérieures. Toutefois, cette généalogie des idées ne doit pas nous faire perdre de vue la réalité matérielle et historique du développement d’Internet, bien plus ambivalente que ce récit ne le suggère.
II. La réalité historique : Internet, un projet militaro-industriel dès l’origine
Le contraste est saisissant entre l’imaginaire utopique que nous venons de décrire et les conditions historiques réelles d’émergence d’Internet. Loin d’être né d’une aspiration communautaire spontanée, le réseau des réseaux trouve son origine dans des projets militaires et industriels américains étroitement liés aux impératifs de la Guerre froide.
ARPANET et les origines militaires du réseau
L’ancêtre direct d’Internet, ARPANET, a été développé à partir de 1969 par l’Advanced Research Projects Agency (ARPA) du Département de la Défense américain. Si la légende veut qu’ARPANET ait été conçu pour résister à une attaque nucléaire grâce à sa structure décentralisée – une légende largement démentie par les historiens comme Janet Abbate dans “Inventing the Internet” (1999) – il n’en demeure pas moins que ce projet s’inscrivait dans une stratégie militaire de supériorité technologique face à l’URSS.
La décentralisation du réseau, souvent présentée comme un principe libérateur inhérent à Internet, répondait en réalité à des impératifs pragmatiques d’efficacité et de résilience dans un contexte de compétition géopolitique. Comme le souligne Paul N. Edwards dans “The Closed World” (1996), les technologies de l’information développées durant la Guerre froide s’inscrivaient dans une vision cybernétique du monde comme système contrôlable, loin de l’idéal d’émancipation qu’on leur attribuerait plus tard.
La commercialisation précoce et planifiée du réseau
Contrairement à l’idée d’une commercialisation tardive qui aurait “corrompu” un Internet initialement désintéressé, l’intégration du réseau dans l’économie de marché était prévue dès les années 1980. La National Science Foundation (NSF), qui gérait alors le réseau académique NSFNet, planifiait explicitement sa privatisation future.
En 1993, le NSFNet fut effectivement privatisé, ouvrant la voie à l’Internet commercial que nous connaissons. Cette transition ne fut pas un détournement imprévu mais l’aboutissement logique d’une politique délibérée des autorités américaines, visant à créer un nouveau secteur économique dominé par les entreprises américaines.
La commercialisation d’Internet n’a pas été imposée à un réseau réticent, mais constituait au contraire une composante intrinsèque de son développement planifié. Les protocoles mêmes sur lesquels repose Internet (TCP/IP, HTTP) ont été conçus pour faciliter cette évolution commerciale.
La vision néolibérale à l’œuvre dès les débuts
Dès les années 1990, au moment même où fleurissait le discours sur l’Internet libertaire et communautaire, la politique américaine du “National Information Infrastructure” menée par l’administration Clinton-Gore s’inscrivait explicitement dans une vision néolibérale. Comme l’a analysé Olivier Vilaça dans “Les politiques américaines de développement d’Internet” (2001), l’accent était mis sur le développement d’un marché global des télécommunications dominé par les acteurs américains.
Al Gore, dans son célèbre discours sur les “autoroutes de l’information” prononcé en 1994, présentait déjà Internet comme un outil de domination économique mondiale pour les États-Unis. Loin de l’utopie d’un espace commun global, il s’agissait explicitement de construire un avantage compétitif américain dans la nouvelle économie de l’information.
Richard Barbrook et Andy Cameron, dans leur article prophétique “The Californian Ideology” (1995), avaient déjà identifié la fusion paradoxale entre contre-culture et néolibéralisme qui caractérisait l’idéologie dominante de la Silicon Valley. Cette “idéologie californienne” combinait le libertarianisme culturel hérité des années 1960 avec un libertarianisme économique radical, aboutissant à une vision techno-utopiste parfaitement compatible avec les intérêts du capitalisme avancé.
La réalité historique d’Internet révèle donc une généalogie bien différente de celle proposée par la mythologie numérique dominante. Loin d’avoir été originellement un espace utopique qui aurait ensuite été perverti, le réseau a été, dès sa conception, traversé par des logiques militaires, commerciales et géopolitiques qui déterminent encore largement son fonctionnement actuel.
III. La structure technique d’Internet : le déterminisme technologique en question
Au-delà de son histoire institutionnelle, c’est dans l’architecture même d’Internet que l’on peut discerner les limites intrinsèques de l’utopie numérique. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la structure technique du réseau serait intrinsèquement démocratique et décentralisée, une analyse attentive révèle des caractéristiques bien plus ambivalentes.
La décentralisation relative et ses limites
Si Internet est souvent décrit comme un réseau parfaitement distribué, la réalité technique est plus nuancée. Comme l’a montré Alexander Galloway dans “Protocol: How Control Exists After Decentralization” (2004), Internet combine en fait des éléments décentralisés (la topologie physique du réseau) avec des mécanismes de contrôle centralisés (les protocoles qui régissent son fonctionnement).
Les protocoles d’Internet – TCP/IP, DNS, HTTP – établissent des normes contraignantes qui structurent profondément les échanges. Le système des noms de domaine (DNS), en particulier, introduit une hiérarchie explicite dans la gestion des adresses, avec au sommet l’ICANN, organisme de droit californien longtemps sous tutelle directe du Département du Commerce américain.
Loin d’être un espace anarchique d’auto-organisation, Internet repose donc sur une architecture technique qui intègre des mécanismes de contrôle et de hiérarchisation. Ces mécanismes n’ont pas été imposés après coup mais sont constitutifs du réseau tel qu’il a été conçu.
L’infrastructure matérielle et ses déterminations politico-économiques
L’infrastructure physique d’Internet – câbles sous-marins, data centers, routeurs, satellites – est souvent oubliée dans les discours célébrant son immatérialité supposée. Cette infrastructure matérielle dessine une géographie du pouvoir bien réelle.
La distribution des câbles sous-marins, par exemple, reproduit largement les anciennes routes commerciales coloniales et concentre les flux de données entre quelques hubs stratégiques, principalement situés aux États-Unis, en Europe et en Asie de l’Est. Les data centers, quant à eux, se concentrent dans les pays disposant d’électricité abondante et peu chère, créant de nouvelles formes de dépendance énergétique.
On peut concevoir l’infrastructure numérique globale comme une mégastructure accidentelle, un nouvel appareil géopolitique qui reconfigure les souverainetés traditionnelles. Loin d’abolir les rapports de force existants, cette infrastructure les reconfigure selon de nouvelles modalités qui favorisent certains acteurs – notamment les grandes puissances technologiques américaines et chinoises.
Les biais algorithmiques intrinsèques
La critique contemporaine des algorithmes se concentre souvent sur les biais introduits par les grandes plateformes commerciales.Ces biais ne sont pas simplement des “bugs” qui pourraient être corrigés, mais reflètent des structures de pouvoir profondément ancrées dans la conception même des systèmes d’information.
Les protocoles de base d’Internet, conçus principalement par des ingénieurs américains blancs et masculins dans un contexte culturel spécifique, incorporent inévitablement des présupposés qui favorisent certaines formes d’expression et d’interaction au détriment d’autres. L’adoption de l’anglais comme lingua franca du code et des interfaces, par exemple, a créé d’emblée une hiérarchie linguistique et culturelle rarement questionnée.
Les logiques de programmation qui sous-tendent Internet reproduisent certains schémas de pensée propres à la rationalité occidentale moderne, notamment la séparation entre sujet et objet et la vision instrumentale de la nature. Ces biais fondamentaux n’ont pas été introduits par la commercialisation ultérieure du réseau mais étaient présents dès sa conception technique.
L’analyse de l’architecture technique d’Internet révèle ainsi que, loin d’être un médium neutre qui aurait été détourné de sa vocation originelle, le réseau incorpore dès sa conception des mécanismes de contrôle, des hiérarchies et des biais qui limitent intrinsèquement son potentiel émancipateur.
IV. La mythologie numérique comme instrument de pouvoir
Si la mythologie d’un Internet originellement utopique ne correspond pas à la réalité historique et technique, il convient d’interroger sa fonction idéologique. En effet, loin d’être une simple erreur d’interprétation, cette narration a joué et continue de jouer un rôle crucial dans la légitimation de certaines formes de pouvoir.
La Silicon Valley et la légitimation du capitalisme digital
La mythologie numérique a permis aux géants technologiques de présenter leur domination économique comme l’incarnation d’un idéal émancipateur. En se positionnant comme les héritiers de la contre-culture et de l’éthique hacker, les entrepreneurs de la Silicon Valley ont pu dissimuler la nature fondamentalement capitaliste de leurs entreprises.
Google, avec sa devise initiale “Don’t be evil”, ou Facebook, avec sa mission déclarée de “connecter le monde”, ont instrumentalisé le discours utopique pour construire une image publique bienveillante, masquant leurs objectifs commerciaux et leur accumulation de pouvoir. La rhétorique de la “disruption” et de l’innovation perpétuelle a servi à légitimer des pratiques souvent hostiles aux droits sociaux et aux régulations publiques.
Cette instrumentalisation atteint son paroxysme avec le concept contestable de “capitalisme de plateforme”, qui suggère une forme entièrement nouvelle d’organisation économique, alors qu’il s’agit largement d’une intensification de logiques capitalistes préexistantes.
L’idéologie californienne et son héritage politique
L’alliance paradoxale entre contre-culture et néolibéralisme, identifiée par Barbrook et Cameron dans “The Californian Ideology”, a produit une vision politique singulièrement efficace pour neutraliser la critique sociale. En incorporant certains éléments du discours progressiste (diversité, ouverture, participation) tout en rejetant l’intervention étatique et la régulation collective, cette idéologie a permis de présenter la dérégulation et la privatisation comme des formes de libération.
La fusion entre esthétique contre-culturelle et individualisme économique s’enracine dans l’histoire culturelle américaine d’après-guerre, où la promotion de la diversité et de la participation était déjà conçue comme une alternative “démocratique” aux modèles collectivistes du bloc soviétique.
L’utopie numérique, en présentant Internet comme un espace auto-régulé où la liberté individuelle s’épanouit spontanément, a ainsi contribué à naturaliser l’idée que la régulation publique constitue une entrave plutôt qu’une garantie des libertés. Ce discours a profondément influencé les politiques numériques internationales, favorisant systématiquement les approches de “soft law” et d’autorégulation défendues par les acteurs dominants.
La nostalgie numérique comme stratégie de dépolitisation
La narration contemporaine d’un Internet utopique perdu joue paradoxalement un rôle conservateur en dépolitisant les enjeux actuels. En situant l’âge d’or d’Internet dans un passé mythique irrécupérable, cette nostalgie détourne l’attention des luttes présentes et des possibilités futures.
La rationalité néolibérale érode les fondements mêmes de la démocratie en transformant toutes les sphères de l’existence en termes économiques. La mythologie numérique participe à cette érosion en substituant à l’idéal démocratique de délibération collective un idéal techno-utopique d’auto-organisation spontanée.
En présentant la “fin d’Internet” comme une fatalité liée à sa commercialisation, cette narration obscurcit les choix politiques qui ont façonné et continuent de façonner le réseau. Elle naturalise des évolutions qui résultent en fait de décisions conscientes et de rapports de force spécifiques, rendant plus difficile l’imagination d’alternatives concrètes.
La mythologie numérique fonctionne ainsi comme un puissant instrument de pouvoir, légitimant la domination des acteurs technologiques dominants tout en neutralisant la critique sociale et politique de leurs pratiques.
V. Repenser l’histoire d’Internet : une autre généalogie possible
Face à cette mythologie dominante, il devient nécessaire de construire une histoire alternative d’Internet qui, sans tomber dans un pessimisme déterministe, reconnaisse les ambivalences fondamentales du réseau depuis ses origines. Cette généalogie alternative permettrait de mieux comprendre les tensions qui traversent Internet et d’identifier des points d’appui pour une réappropriation démocratique.
Les communautés réellement existantes : entre utopie et compromis
Plutôt que de postuler un Internet originellement utopique qui aurait été corrompu, il convient d’examiner comment des communautés concrètes ont tenté, dès les débuts du réseau, de réaliser certains idéaux tout en composant avec les réalités économiques et techniques.
Les communautés du logiciel libre sont des “publics récursifs” qui produisent simultanément des technologies et des discours sur ces technologies. Ces communautés n’ont jamais été purement utopiques mais ont développé des pratiques hybrides, combinant idéaux de partage et adaptations pragmatiques aux contraintes du marché.
De même, les premières communautés en ligne comme The WELL, étudiées par Howard Rheingold dans “The Virtual Community” (1993), présentaient déjà des tensions entre idéaux communautaires et réalités commerciales. The WELL était à la fois un espace d’expérimentation sociale et une entreprise devant assurer sa viabilité économique.
Ces expériences historiques montrent que l’opposition binaire entre un Internet “pur” et un Internet “corrompu” ne tient pas : les communautés numériques ont toujours négocié des compromis entre différentes valeurs et contraintes, produisant des formes sociales hybrides et ambivalentes.
Les alternatives techniques : du Minitel aux réseaux autonomes
Une généalogie alternative d’Internet doit également prendre en compte les voies technologiques non empruntées, les alternatives qui auraient pu configurer le réseau différemment. Le Minitel français, par exemple, offrait un modèle distinct de réseau informatique, plus centralisé mais aussi plus égalitaire dans son accès et plus explicitement régulé.
Le minitel, souvent moqué pour sa supposée obsolescence technique, préfigurait pourtant certains usages sociaux qui ne se développeraient sur Internet que des années plus tard, comme le commerce électronique ou les réseaux sociaux.
De même, les réseaux autonomes contemporains, comme ceux développés par des communautés indigènes ou des collectifs hacktivistes, explorent des architectures techniques alternatives qui intègrent explicitement des valeurs de souveraineté locale et de gouvernance démocratique. Ces expérimentations montrent que d’autres configurations techniques sont possibles.
Cette diversité d’approches techniques contredit le déterminisme qui présente l’évolution d’Internet comme inévitable et souligne au contraire la multiplicité des trajectoires possibles pour les technologies de réseau.
Résistances?
Une histoire non mythologique d’Internet doit enfin accorder une place centrale aux diverses formes de résistance et de détournement qui, dès les débuts du réseau, ont contesté ses logiques dominantes.
Le mouvement hacktiviste a développé des tactiques sophistiquées pour détourner les infrastructures numériques vers des fins politiques critiques. Des groupes comme Anonymous ou WikiLeaks ont exploité les vulnérabilités du système pour exposer ses contradictions internes.
L’art numérique a également joué un rôle crucial en explorant les potentialités critiques des technologies de réseau. Des artistes comme Heath Bunting, Natalie Bookchin ou le collectif Critical Art Ensemble ont créé des œuvres qui révèlent et contestent les logiques de contrôle incorporées dans les infrastructures numériques.
Ces pratiques de résistance ne sont pas extérieures à l’histoire d’Internet mais en constituent une dimension essentielle, révélant les tensions politiques inhérentes au réseau depuis ses origines. On peut s’interroger sur le rôle ambivalent de ces résistances qui mettent en scène et construisent un ennemi.
Une généalogie alternative d’Internet, attentive à ces communautés, alternatives techniques et pratiques de résistance, permet de dépasser la narration mythologique dominante pour révéler un paysage plus complexe et plus riche de possibilités politiques.