inPerson et les Stratégies de la Subjectivité en Réseau
Si la forme du selfie est un nouvel objet à la mode médiatique et exprime, avec quelques années de retard, le contenu commercial du web 2.0 : l’ego imagé des internautes, d’autres stratégies de la subjectivité en réseau existent. Ce constat initial ouvre vers une réflexion plus profonde sur les modalités d’existence du sujet dans l’espace numérique, sur les formes diverses que peut prendre la présence à soi et aux autres dans cet univers déterritorialisé. Le selfie, cette image de soi produite par soi, n’épuise en rien la complexité des rapports entre subjectivité et réseau, entre intimité et exposition, entre singularité et reproductibilité. Ce n’est pas le fait du hasard si le selfie a un tel succès dans le monde américanisé, tant il rejoint l’idéologie du nihilisme capitaliste : convergence troublante entre une pratique apparemment anodine et une structure économico-politique plus vaste qui l’englobe et la surdétermine.
Le succès planétaire de cette forme d’auto-représentation ne révèle-t-il pas quelque chose d’essentiel sur notre époque, sur sa manière d’articuler le singulier et le collectif, le privé et le public, le désir et sa mise en scène ? Pratique narcissique sans doute, mais narcissisme qui n’est plus celui de l’individu contemplant son reflet dans l’eau immobile d’une source – narcissisme en mouvement, narcissisme s’exposant au regard des autres, narcissisme qui se nourrit de sa propre circulation, de sa propre dissémination.
Le propre du selfie n’est pas l’image de soi, qui n’est pas un phénomène nouveau, mais le caractère homogène de toutes ces images, homogénéité liée au dispositif technologique de la prise de vue-écran (la main tendue, l’écran-appareil tourné vers soi), mais aussi à la manière dont ces images se répandent sur le réseau et se contaminent. Étrange paradoxe : ce qui prétend saisir la singularité d’un visage, d’une expression, d’un moment, d’un lieu, produit en réalité une monotonie visuelle, une standardisation du geste, une normalisation de la présentation de soi. L’unicité s’abolit dans la répétition, la différence se dilue dans la conformité au code implicite qui gouverne cette pratique. Ce qui se donne comme affirmation d’une individualité irréductible se résorbe dans un format reconnaissable entre tous, identifiable au premier coup d’œil.
On pourrait analyser longuement l’idéologie sous-jacente du selfie. Mais, j’aimerais proposer un contre-concept pour décrire des stratégies qui tout en concernant la subjectivité en son sens le plus large, ne sont pas des identifications égotiques normalisées : inPerson. Ce glissement terminologique ne relève pas d’un simple jeu de langage, mais vise à ouvrir un espace conceptuel où pourrait se penser autrement la présence du sujet dans le réseau, où pourrait s’imaginer une modalité différente de l’exposition de soi qui ne serait pas soumise à la logique marchande de l’auto-promotion, de la marque personnelle, du personal branding. “En personne” est une formule amphibologique, parce que personne veut dire une personne particulière mais aussi personne au sens privatif. Double sens qui fait vaciller la certitude de la présence, qui introduit au cœur même de l’affirmation identitaire le vertige d’une possible absence, d’une éventuelle disparition.
“Je est un autre”, parce que quand il y a quelqu’un, il n’y a personne. Résonance rimbaldienne qui fait entendre un décentrement fondamental du sujet, une non-coïncidence à soi qui serait moins une déficience qu’une richesse, moins un manque qu’une ouverture. L’identité se trouve ainsi traversée par l’altérité, habitée par elle, constituée par elle : ce qui semblait le plus propre devient le lieu même d’une expropriation, d’un dessaisissement. Ce caractère spectral, au sens derridien, de la présence est fondamental sur le réseau : hantise qui traverse toute communication électronique, toute mise en ligne de soi, toute exposition virtuelle. Qui parle vraiment derrière l’écran ? Qui se montre, qui se cache, qui se déguise dans ces flux d’images, de textes, de signes qui circulent sans cesse d’un terminal à l’autre ?
Paradoxalement cette privation de l’ego comme représentation n’est en rien négatif. La formulation renverse l’attente commune : ce qui pourrait sembler une perte, un déficit, une insuffisance se révèle au contraire comme une possibilité, comme l’ouverture d’un espace de liberté, comme la chance d’une relation différente à soi et aux autres. La négation serait plutôt du côté du selfie tant il nie, par son homogénéité picturale, les processus d’individuation et semble se préserver, s’autoimmuniser toujours de lui-même et par lui-même. Renversement paradoxal où ce qui s’affirme comme présence pleine apparaît en réalité comme absence, comme vide, comme simulacre ; où ce qui se présente comme disparition, comme effacement, comme retrait contient en réalité la possibilité d’une présence plus authentique, plus intense, plus véritable.
L’inPerson est une subjectivité qui se perd, s’oublie, disparaît dans sa présence même au réseau. Étrange modalité d’être qui trouve précisément sa consistance dans son inconsistance, sa force dans sa fragilité, sa visibilité dans son invisibilité. L’ego aura toujours été un manque : formule qui ne désigne pas une insuffisance accidentelle, une défaillance qu’il faudrait combler, mais une structure fondamentale, une condition de possibilité. Le sujet ne préexiste pas à son exposition, à sa mise en jeu, à sa circulation ; il s’y constitue, s’y invente, s’y découvre dans un processus sans fin, dans une genèse perpétuelle qui ne connaît ni origine absolue ni accomplissement définitif.
Un exemple serait par exemple un générateur biographique dont on traduirait automatiquement certains mots en images glânées sur le réseau. Proposition concrète qui donne corps à cette conception plus fluide, plus mobile, plus poreuse de la subjectivité en ligne. Il y a d’un côté un programme qui est bel et bien le signe d’une personne (le programmeur, l’auteur) mais sans autobiographie, et de l’autre côté des mémoires visuelles effectivement mémorisées sur le réseau. La rencontre des deux contient des éléments effectivement biographiques, mais la conjonction des deux produit un (im)possible qui reste suspendu dans sa possibilité et qui brouille les limites du nécessaire et du contingent.
Ce dispositif technique incarnerait ainsi une forme particulière de présence en ligne, une manière d’être là sans s’imposer, de se manifester sans se figer dans une image définitive, de s’exposer sans se réduire à cette exposition. Entre l’algorithme qui porte la trace d’une intention subjective et les images récoltées au hasard des flux numériques s’ouvre un espace intermédiaire, un entre-deux où peut se déployer une subjectivité qui ne serait ni pure expression de soi ni pure dissolution dans l’anonymat du réseau.
L’ensemble du projet Capture pourrait être compris comme une inpersonnalisation qui en l’absence de personne met en scène la faille du sujet. Cette formulation synthétique condense l’enjeu fondamental de cette démarche : non pas colmater la brèche qui traverse le sujet, non pas restaurer une illusoire complétude, mais au contraire exposer cette faille, la mettre en scène, la révéler comme le lieu même où peut s’inventer une présence différente, une relation renouvelée à soi et aux autres. Selfie et inPerson produisent deux types de fictionnalité : l’une est anecdotique et causale, l’autre est impersonnelle et contingente.
Cette distinction finale ouvre vers une typologie des modes de présence en ligne, vers une cartographie des formes diverses que peut prendre la subjectivité numérique. D’un côté, une fictionnalité anecdotique : narration de soi qui suit le fil d’une existence particulière, qui s’inscrit dans une temporalité linéaire, qui obéit à une logique de la cause et de l’effet. De l’autre, une fictionnalité impersonnelle : flux de signes qui ne se rapportent à aucun sujet stable, constellation d’éléments hétérogènes qui ne s’organisent selon aucun principe unificateur préalable, archipel de fragments qui ne dessinent aucune totalité reconnaissable.
Entre ces deux pôles s’étend tout un spectre de possibilités, toute une gamme de variations, toute une multiplicité de stratégies par lesquelles le sujet peut se manifester, se dissimuler, se transformer dans l’espace numérique. L’opposition entre selfie et inPerson ne dessine pas une frontière étanche, une ligne de démarcation stricte, mais plutôt un champ de tensions, un espace dynamique où s’inventent en permanence de nouvelles modalités de la présence en ligne, de nouvelles formes d’exposition de soi, de nouvelles manières d’habiter le réseau.
Au-delà de l’alternative simpliste entre affirmation narcissique de soi et dissolution complète dans l’anonymat collectif, ces concepts nous invitent à penser la complexité du rapport entre subjectivité et technologie numérique, entre singularité et reproductibilité, entre intimité et exposition. Ils nous rappellent que l’espace numérique n’est pas seulement le lieu d’une standardisation des formes de vie, d’une normalisation des modes d’être, mais aussi le terrain d’expérimentations inédites, d’inventions imprévisibles, de créations qui échappent aux formats préétablis et aux logiques marchandes.
La question n’est plus alors de savoir comment préserver une authenticité supposée contre les menaces de l’artificialité numérique, comment protéger une intériorité pure contre les risques de l’exposition médiatique, mais plutôt comment habiter poétiquement ces nouveaux espaces, comment y inventer des formes de vie qui ne seraient réductibles ni à la simple reproduction des modèles dominants ni à une illusoire marginalité absolue. Comment, en somme, faire de ces technologies non pas les instruments d’une normalisation généralisée mais les supports d’une individuation créatrice, d’une singularisation toujours recommencée.
Le défi que nous adresse l’inPerson n’est pas celui d’une résistance frontale à la logique du selfie, d’un refus pur et simple de la mise en scène de soi, mais celui d’une subversion plus subtile, d’un détournement plus inventif, d’une appropriation plus créatrice des dispositifs techniques qui structurent notre existence contemporaine. Il nous invite à explorer les possibilités encore inconnues de ces technologies, à expérimenter des modes de présence qui ne seraient ni simple conformité aux modèles dominants ni pure négativité critique, mais invention positive de nouvelles manières d’être ensemble, de nouvelles formes de communauté, de nouvelles modalités du partage.