L’inhabitable
Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d’autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles; et remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes.
(Saint-John Perse)L’homme est ce ne pas pouvoir rester et toutefois ne pas pouvoir quitter sa place.
(Martin Heidegger)
La nouvelle est tombée : dans un lointain passé, la planète Mars aurait pu accueillir de la vie. Cette possibilité suspendue à un temps immémorial est redoublée parce qu’il ne s’agit pas même de traces fossiles de vie, mais seulement d’une capacité. Mars aurait pu accueillir de la vie, ceci veut dire que cette planète aurait pu être habitable. Mais habitable pour qui ?
Par une telle recherche désespérée à travers le cosmos de planètes habitables, fut-ce dans le passé ou dans le futur, nous ne menons pas seulement une recherche scientifique pragmatique, nous poursuivons une question métaphysique qui a pour objectif de nous placer, nous les humains, nous les vivants, au coeur de l’univers. Au plus profond de cette immensité spatiale ce qui nous importe toujours et encore c’est notre place. Cette anthroposcène est le plus souvent spéculative : il ne s’agit aucunement de se questionner sur ce qui est mais ce qui était, sur ce qui sera, plus encore sur ce qui pourrait être. Nous observons les planètes, leur formation et leur disparition, pour comprendre les principes processuels, les possibilités planétaires en-deça de leurs capacités réelles et singulières, comme si nous cherchions à produire une planète parfaite de toutes pièces. Cette possibilité spéculative nous apaise, l’habitable nous accueille, et nous nous reposons sur ce sol qui n’est certes pas si ferme que le terrestre, parce qu’il n’est que possible, mais qui nous offre malgré tout une assise intellectuelle. Habiter le cosmos serait donc possible.
Les moyens déployés pour cette recherche scientifico-spéculative sont importants et nous devons comprendre la pulsion qui la détermine, cette tension nous menant à trouver coûte que coûte une autre planète d’accueil. Qu’est-ce que l’accueil ? Trouver une exoplanète dôtée d’atmosphère est sans doute l’un des objectifs principaux des observations astronomiques actuelles.
La question qui reste alors occultée et en suspend est le statut de toutes les autres planètes qui sont inhabitables. Lorsque nous en avons définis le statut anthropoexcentré (nous ne pouvons y mettre les pieds), nous cherchons parfois à savoir si avec les technologies nous pourrions y habiter malgré tout, grâce à quelques bâtiments innovateurs. Les technologies sont ici aussi spéculatives, le bâti reste un plan le plus souvent irréalisable pour des raisons économiques et sans doute il y a quelque jouissance à voir l’image d‘un projet architectural irréalisable, facteur d’imaginaire. La technè peut alors être définie comme ce qui comble l’inhabitable, un supplément permettant de replacer l’être humain au centre au moment même ou il ne l’était plus. Ainsi. on passe de la fréquence lente des flux minéraux à celle rapide des flux technologiques.
Notre regard envers les planètes non seulement inhabitables mais aussi inaménageables, est particulier. Puisque nous n’avons plus notre place spéculative sur ces surfaces, nous nous en détournons, nous estimons que ces milliards de milliards de planète sont comme des masses indifférentes. L’inhabitable et l’inconstructible à échelle intergalactique pourraient constituer une bonne définition à ce qu’est la matière en soi et pour soi. Une matière sur laquelle nous ne pouvons pas être accueilli, une matière qui nous résiste, qui ne nous concerne pas et dont nous nous détournons. La matière est cet impossible (pour nous).
“Et cela, c’est la voûte céleste, ce sont les astres, c’est la mer, c’est la terre, c’est ce qui menace constamment l’homme, mais en même temps le protège aussi, le soutient, le porte et le nourrit; c’est ce qui, menaçant et supportant ainsi, règne de soi-même, sans l’intervention de l’homme.” (Heidegger, M. (1992). Les concepts fondamentaux de la métaphysique.)