L’indifférence de l’art numérique / The indifference of digital art
Il s’agit de questionner le vocable “art numérique”. Depuis plusieurs décennies des ouvrages portent sur la terminologie. La définition des concepts, la discussion sur leur portée et leur cohérence, l’adjonction de nouveaux termes permettant de décrire des pratiques toujours en mouvement, semble avoir concentré toute l’attention. Et sans doute il y a dans cette obsession terminologique quelque chose d’un peu vain. Il est facile de parler de mots, d’interminablement discuter définitions, de critiquer les anciennes, d’en proposer de nouvelles, qui immédiatement après seront à leur tour critiqué.
Alors pourquoi revenir à la critique du vocable “art numérique”? C’est sans doute que celui-ci s’impose parfois comme un mot d’ordre, comme un territoire délimité dans lequel, bon gré mal gré, on nous place. Il faut comprendre que face à cette case, à cette délimitation, on ressent un certain malaise, comme un emprisonnement. On peut bien sûr transformer cela en affirmation et revendiquer l’appartenance à un tel art, s’en faire le porteur, le manifeste. Mais pour notre part, nous nous sommes toujours sentis mal à l’aise face à cette notion, à ce territoire et à ce ghetto. Non pas parce qu’il aurait pu être remplacé par un autre mot, une formule plus juste, mais plutôt parce que face a tout mot qui donne une définition nous somme dans une position de résistance. Et au-delà même de cet affect, il y a sans doute une raison structurelle. C’est que l’art numérique n’est pas l’art vidéo, ni l’art photographique, ni l’art cinématographique, etc. si l’on prend le cas de la vidéo, cette technique prise en dehors de son utilisation artistique s’appliquait principalement à la télévision et à la vidéo amateur, son champ était les loisirs. Or avec le numérique, le champ d’application est beaucoup plus grand, l’ordinateur touche en effet l’ensemble des sphères de la vie, le privé comme public, l’intime comme le collectif, le loisir comme le travail. Quand quelqu’un sort de son travail, qu’il rentre chez lui, que fait-il? Il allume son ordinateur, un autre ordinateur à son bureau ayant été éteint, peut-être que dans le transport le ramenant chez lui a-t-il utilisé son smartphone pour naviguer sur Internet. Ce flux continu s’applique à la temporalité elle-même. Le numérique n’est donc pas dans le champ social un médium comme un autre, il opère une forme de totalisation, d’intégration des différences. De la sorte, il semble peu probable que comme médium artistique il reste indifférent à cette nature et on voit combien il faut alors bouleverser nos habitudes et nos cadres d’analyses esthétiques pour se hisser à la hauteur de cette transformation.
Cette totalisation pourrait sembler être d’ordre général. Or très paradoxalement c’est du fait de cette totalisation, qui n’est bien sûr jamais réalisée ni atteinte, que l’art numérique n’existe pas. Le numérique touchant toute chose, l’art numérique n’a pas de singularité ni de définition. Tout est numérique (ou le devient selon l’emprise onto-performative de l’ordinateur), et cette infinité de son extension en rend toute définition difficile si ce n’est impossible. Quel artiste aujourd’hui ne se revendique pas du numérique? Quel artiste aujourd’hui ne travaille pas d’une façon ou d’une autre avec un ordinateur? Et faudrait-il penser, pour délimiter l’art numérique, que celui-ci consiste en une intention : non pas seulement utiliser un ordinateur mais parler de l’ordinateur, parler au nom de ce monde, de cette technologie. Ce serait transformer l’art numérique en un kitsch low tech, une affaire de geek, de spécialistes fascinés par les machines se prenant pour des hackers alors qu’ils ne sont le plus souvent que des cyberwarriors. Ce serait aussi délimiter le champ spécifique de l’art numérique par une auto référence greenbergienne, le médium parlant au médium.
Mais il faut aller sans doute plus loin et estimer que ces difficultés à donner corps à l’art numérique parce que si général, si étendu dans son extension, il en perd toute définition, repose finalement sur un bouleversement entre les deux catégories fondamentales : la définition et l’extension. Les technologies qu’il ne faudrait prononcer qu’au pluriel, déjouent en effet la distinction platonicienne entre le monde des apparences et le monde des essences. Sans doute est-ce lié au fait que ces technologies, produits de l’être humain et le produisant, ont des rapports très étroit avec l’histoire de la métaphysique de sorte que en tant qu’étant elles ne sont jamais très loin de leur essence, c’est-à-dire de leur définition. Cette transformation radicale entre la définition et l’extension, qui rend difficile la singularisation d’une notion, sa spécification et donc son élaboration conceptuelle, nous l’avions déjà détecté à propos de la réalité virtuelle (1994).
De sorte que on aurait bien du mal à faire de l’art numérique une catégorie si ce n’est en restreindre artificiellement le champ, à exclure certaines pratiques, à délimiter les frontières artificielles que les artistes auront un certain plaisir à défier, à déconstruire, a outrepasser. Il faut plutôt voir le numérique non comme un médium, qui se rangerait à côté de l’art vidéo, du cinéma expérimental, de l’art audio, que sais-je encore, que comme un monde, un monde qui décatégorise les regroupements classiques. Ainsi l’art numérique n’est jamais là où on l’attend. Il se déplace, il est indifférencié parce que dans la société il est un peu partout. Et à notre connaissance c’est un cas unique. Quelle autre technique que l’ordinateur est aussi bien au travail qu’au domicile et ne répond pas à un usage ponctuel mais à une connexion en flux, qui tend vers une certaine permanence?
Ce débat terminologique va perdurer. Les nouveaux venus cherchant à s’approprier le langage, défiant les définitions de leurs aînés, balbutiant d’autres mots. On peut suivre pas à pas ce dialogue au fil du temps, on peut aussi en voir la structure générale et chercher à défier le langage. Et si l’art numérique n’existait pas, d’une inexistence à la hauteur de sa généralité et de sa capacité performative sur notre monde? Cette interrogation, dont la problématicité doit être maintenue, permettrait sans doute de sauvegarder un oeil neuf, étonné et sauvage face à des pratiques que certains ont tendance à réifier et à s’approprier. Elle aurait sans doute le mérite de déconstruire la logique des écoles, des collectifs, des mouvements et des autorités.
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The aim is to question the term “digital art”. Terminology has been the subject of numerous works for several decades. The definition of concepts, the discussion of their scope and coherence, the addition of new terms to describe ever-changing practices, all seem to have been the focus of attention. And no doubt there’s something a little vain in this terminological obsession. It’s easy to talk about words, to endlessly discuss definitions, to criticize the old ones, to propose new ones, which immediately afterwards will be criticized in their turn.
So why return to criticizing the term “digital art”? It’s undoubtedly because this term sometimes imposes itself like a watchword, like a delimited territory in which, willy-nilly, we are placed. We have to understand that, faced with this box, this delimitation, we feel a certain unease, like imprisonment. Of course, you can turn this into an affirmation and claim to belong to such an art form, to be its bearer, its manifesto. But for our part, we’ve always felt uneasy about this notion, this territory and this ghetto. Not because it could have been replaced by another word, a more accurate formula, but rather because we are in a position of resistance to any word that provides a definition. And beyond this affect, there’s undoubtedly a structural reason. Digital art is not video art, nor photographic art, nor cinematographic art, etc. If we take the case of video, this technique, outside its artistic use, was mainly applied to television and amateur video, its field was leisure. With digital technology, however, the field of application is much wider: the computer touches all spheres of life, private as well as public, intimate as well as collective, leisure as well as work. What do people do when they get home from work? He turns on his computer, another computer at his desk having been switched off, perhaps on the journey home he uses his smartphone to surf the Internet. This continuous flow applies to temporality itself. In the social sphere, then, digital technology is not a medium like any other; it operates a form of totalization, an integration of differences. As an artistic medium, it is unlikely to remain indifferent to this nature, and we can see how much we need to shake up our habits and our aesthetic frames of analysis to rise to the challenge of this transformation.
This summation might seem to be of a general nature. And yet, paradoxically, it is because of this totalization – which, of course, is never achieved or attained – that digital art does not exist. As the digital affects everything, digital art has no singularity or definition. Everything is digital (or becomes digital according to the onto-performative grip of the computer), and this infinite extension makes definition difficult if not impossible. What artist today doesn’t claim to be digital? What artist today doesn’t work in one way or another with a computer? And to define digital art, would we have to think that it consists of an intention: not just to use a computer, but to speak about the computer, to speak in the name of this world, of this technology. To do so would turn digital art into low-tech kitsch, a geeky affair, with specialists fascinated by machines who think they’re hackers when in fact they’re usually just cyberwarriors. It would also be to delimit the specific field of digital art by a Greenbergian self-reference, the medium speaking to the medium.
But we need to go further, and consider that these difficulties in fleshing out digital art, because it is so general and so extensive in its extension that it loses all definition, ultimately rests on an upheaval between the two fundamental categories: definition and extension. Technologies, which should only be pronounced in the plural, thwart the Platonic distinction between the world of appearances and the world of essences. This is undoubtedly due to the fact that these technologies, as products of and producing human beings, are so closely linked to the history of metaphysics that, as beings, they are never very far from their essence, i.e. their definition. This radical transformation between definition and extension, which makes it difficult to singularize a notion, to specify it and thus to elaborate it conceptually, has already been detected in connection with virtual reality (1994).
So we’d be hard-pressed to define digital art as a category other than to artificially restrict its scope, to exclude certain practices, to delimit artificial boundaries that artists will take a certain pleasure in defying, deconstructing and overstepping. Rather, we should see digital art not as a medium, to be placed alongside video art, experimental cinema, audio art and so on, but as a world, a world that decategorizes conventional groupings. Digital art is never where you expect it to be. It moves around, undifferentiated, because in society it’s just about everywhere. And as far as we know, this is a unique case. What other technology than the computer is equally at home and at work, and doesn’t respond to a one-off use but to a flowing connection, tending towards a certain permanence?
This terminological debate will continue. Newcomers seek to make the language their own, defying the definitions of their elders and stammering out new words. We can follow this dialogue step by step over time, or we can see the general structure and seek to challenge the language. What if digital art didn’t exist, a non-existence commensurate with its generality and performative capacity on our world? This question, whose problematicity must be maintained, would undoubtedly enable us to keep a fresh, astonished and wild eye on practices that some people tend to reify and appropriate. It would undoubtedly have the merit of deconstructing the logic of schools, collectives, movements and authorities.