L’immersion comme ontologie et esthétique de l’absolu
Il m’arrive parfois, lorsque mon regard se perd dans l’écran jusqu’à oublier ses bords, de m’interroger sur cette étrange sensation d’être à la fois ici et ailleurs, présent et absent, immergé et pourtant toujours conscient de ma distance. Comment nommer cette expérience paradoxale ? Le concept d’immersion, si fréquemment invoqué, suffit-il à rendre compte de cette complexité vécue, de cette oscillation perpétuelle entre proximité et distance, fusion et séparation ? N’y a-t-il pas, dans ce mot si familier, quelque chose qui demeure impensé, un réseau de présupposés dormants qui méritent d’être éveillés à la conscience ?
Mon parcours intellectuel dans le territoire du numérique a commencé précisément par une mise en question de ce concept d’immersion. Dans mes premiers travaux, j’appliquais déjà la notion derridienne d’« enthousiasme conjuratoire » à notre rapport aux univers virtuels. Cette déconstruction avait pour objectif de clarifier ce que nous entendions véritablement lorsque nous convoquions l’immersion – ce concept alors omniprésent pour définir notre relation au monde numérique. Il me semblait qu’une telle utilisation véhiculait silencieusement de nombreux présupposés dont nous n’avions pas pleinement conscience.
Je me souviens de ces premières expériences dans les environnements immersifs des années 1990 : ce casque lourd sur ma tête, ces gants capteurs aux mains, et cette sensation étrange, presque vertigineuse, de pénétrer dans un autre monde tout en demeurant parfaitement conscient de l’artifice. Était-ce vraiment une immersion, comme on plonge dans l’eau jusqu’à ne plus sentir l’air sur sa peau ? N’était-ce pas plutôt une oscillation permanente, un va-et-vient entre adhésion et distanciation, crédulité et lucidité ?
L’immersion est d’abord un concept esthétique qui prétend définir notre relation sensible à la réalité virtuelle et, par extension, au numérique en général. Mais ce concept esthétique, qui caractérise l’objet – c’est-à-dire la chose en tant qu’elle est objectivée et placée devant moi par ma sensation – porte également des implications ontologiques puisqu’il permet, par ricochet, de définir la chose en tant que telle, c’est-à-dire la réalité dans son être propre.
C’est précisément cette double dimension, esthétique et ontologique, que je souhaitais interroger, car il me semblait que ce concept développait une philosophie quelque peu naïve, suggérant la possibilité d’un rapport direct et fusionnel avec la réalité en tant que telle. Une telle conception ne rejoue-t-elle pas les paradoxes les plus anciens de l’esthétique ? Car un rapport direct peut-il encore être un rapport ? Pour qu’il y ait relation, ne faut-il pas nécessairement qu’existe une distance, un délai, une différence d’intensité, un ou plusieurs intermédiaires ? Ma critique portait alors sur une forme d’essentialisme d’inspiration platonicienne dont l’argument ultime consistait à nous promettre un accès au réel en soi – ce qui me semblait relever d’une pensée naïve de l’absolu.
Une autre compréhension de l’immersion est-elle possible ? Lorsque nous mobilisons ce concept, sommes-nous condamnés à développer une philosophie de l’absolu ? Il faut comprendre que même en complexifiant l’immersion, en l’associant à son contraire – une sortie, une émersion – nous ne faisons que moduler un concept fondamental qui signifie, par essence, entrer totalement dans un milieu. L’immersion, c’est plonger corps et âme dans quelque chose. S’il s’agit de développer une esthétique de l’aller et du retour, de l’entrée et de la sortie, de l’immersion et de l’émersion, n’est-il pas plus cohérent et économique d’adopter un autre concept plutôt que de tordre celui d’immersion pour lui faire dire autre chose que ce qu’il dit ?
Le corpus sur lequel je fondais ma réflexion critique en 1994 était principalement constitué d’ouvrages traitant de la réalité virtuelle, technologie qui représentait alors la pointe avancée de la problématisation de la simulation informatique. Relisant ce travail aujourd’hui, son argumentation me semble conserver toute sa pertinence, même si le contexte, l’évolution des technologies et leur pénétration dans le corps social ont profondément changé. Car l’immersion est un concept aux racines profondes dans notre histoire intellectuelle et dans la philosophie classique. Elle rejoue, d’une certaine manière, une histoire qui s’est déroulée à d’autres époques, notamment dans les philosophies de l’absolu et dans le dialogue incessant entre les approches solipsistes et idéalistes.
Que nous dit, en définitive, l’immersion en tant que concept esthétique appliqué au numérique ? En l’utilisant, ne cherchons-nous pas à définir notre relation aux représentations informatiques comme un rapport d’adhérence, d’adéquation, de pénétration, de fusion ? Autant de pulsions qui, tant d’un point de vue philosophique qu’organique, sont fortement connotées. Par là même, ne laissons-nous pas de côté les conceptions différentielles de l’esthétique, celles qui affirment que nous ne percevons que de la différence, toujours à distance de quelque chose, dans une dissemblance structurelle ?
La philosophie esthétique de l’immersion nous dit tout l’inverse : nous percevrions dans la proximité, par identification, par projection, dans l’abolition de toute distance entre soi et la représentation numérique. N’est-ce pas là aussi l’obsession de l’avatar, le retour de l’incarnation comme ressemblance extrême entre le corps et cet autre ? Mais l’objectif fondamental n’est-il pas, à travers la médiation de l’avatar, de définir ce qu’est le corps ? Le corps serait ainsi posé comme ressemblance à soi, et non – conjuration ! – comme différent de lui-même, toujours étranger, toujours décalé, toujours en devenir. Il y aurait une base solide, réelle, palpable, qui échapperait à la fluidité du devenir.
C’est pourquoi, lorsque nous invoquons le concept d’immersion, n’y a-t-il pas toujours simultanément fascination pour le simulacre et conjuration de celui-ci ? N’est-ce pas la double face d’un même processus ? On peut dès lors critiquer l’esthétique immersive parce qu’elle simplifie la relation du sujet à l’objet – osons prononcer ces mots, malgré tout ce qu’il faudrait faire pour les déconstruire l’un après l’autre – en la réduisant à un rapport univoque où le sujet se fond dans l’objet.
Lorsque nous élaborons une philosophie de la perception, ne nous fondons-nous pas d’abord sur notre propre expérience vécue ? Et avons-nous jamais connu cette expérience d’une immersion identique à elle-même ? N’a-t-elle pas toujours été, que ce soit face à des œuvres d’art numérique, dans un dispositif de réalité virtuelle, devant un film ou plongés dans un livre, quelque chose qui ne cesse de palpiter entre l’intérieur et l’extérieur ? Comme si l’intérieur se retournait sans cesse, comme si l’extérieur se détournait perpétuellement, comme si chacun demeurait imperceptible dans sa solitude supposée.
Ce que nous remettons en cause, n’est-ce pas alors non seulement l’esthétique immersive, mais aussi l’ontologie immersive, cette ontologie de l’absolu qui nous fait croire que nous pourrions avoir accès au réel en tant que tel ? Que nous pourrions nous libérer de cette relation inextricable entre la chose et l’objet ? Relation qui n’est pas simplement un corrélationnisme, mais plutôt l’absence de preuve concernant la solitude du sujet et de l’objet. Car pouvons-nous penser autrement qu’au cœur de la pensée elle-même ? Toute sortie hors de la pensée n’est-elle pas qu’illusion ou supposition qu’il faut reconnaître comme telle, comme un produit de notre activité cognitive ?
N’est-ce pas là le paradoxe des ontologies immersives de l’absolu : elles prétendent dire la pureté et l’unité du réel, mais n’est-ce pas finalement pour mieux valoriser l’idée d’un être humain absolu, doté de cette extraordinaire faculté de penser en dehors de lui-même ? Un en-dehors qui ne serait plus une sortie, mais une pure extériorité ? Dans les philosophies de l’absolu, ne retrouvons-nous pas souvent cet autre « enthousiasme conjuratoire » qui consiste en une survalorisation simultanée du réel dans sa solitude et de l’être humain dans son absoluité ? N’est-ce pas le signe même d’une onto-théologie où l’être humain a pris la place de Dieu, tout en reproduisant la même logique, la même structure, et poursuivant les mêmes objectifs ?
C’est pourquoi, si nous voulons nous affranchir d’une pensée de l’absolu, ne devrions-nous pas également abandonner le concept d’immersion ? Ne faudrait-il pas chercher à développer une esthétique numérique qui intègre, dans la structure même de la sensibilité, cette palpitation du percevoir ? Mais les mots et les concepts sont-ils à même de dire cette palpitation infime, ce décalage, ces différences qui ne cessent de se retourner sur elles-mêmes comme dans un pli ? Comme si aucune des deux faces n’était pure et n’était finalement pensable en tant que telle ?
N’est-ce pas par le concept de flux, par cette agitation qui semble au premier abord chaotique, qu’il nous serait possible de développer une autre esthétique ? Non plus une esthétique de l’absolu, non plus même de la finitude (car la finitude présuppose encore quelque chose d’autre, un extérieur qui ne serait pas fini), mais une esthétique du vivant dans son devenir perpétuel ?
Je pense parfois à cette sensation éprouvée lors d’une récente expérience de réalité virtuelle : un instant, j’étais totalement absorbé par le monde simulé, puis soudain, la conscience aiguë du dispositif technique me revenait, puis à nouveau l’absorption, dans une alternance sans fin. Cette oscillation n’était-elle pas précisément l’expérience esthétique elle-même, plutôt qu’un échec de l’immersion ? N’est-ce pas dans ce mouvement pendulaire, dans cette impossibilité même d’une immersion totale et définitive, que réside la richesse de notre rapport au numérique ?
Le flux, contrairement à l’immersion, n’implique pas l’abolition des frontières entre le sujet et l’objet, mais leur constante redéfinition, leur perpétuelle négociation. Il ne promet pas l’accès à un réel en soi, mais reconnaît l’inextricable enchevêtrement de l’être et du percevoir. Il ne cherche pas à conjurer la différence au profit d’une identité fantasmée, mais l’accepte comme condition même de toute expérience sensible.
Dans cette perspective, l’expérience numérique ne serait plus pensée comme une plongée dans un autre monde, mais comme l’exploration d’un espace intermédiaire, d’une zone de contact et d’échange où les distinctions traditionnelles – réel/virtuel, intérieur/extérieur, sujet/objet – ne seraient plus des oppositions figées mais des polarités dynamiques, en constante reconfiguration. N’est-ce pas là une vision plus fidèle à la complexité de notre expérience vécue du numérique, à cette palpitation incessante entre présence et absence, proximité et distance, fusion et séparation ?
Cette esthétique du flux ne nous inviterait-elle pas à abandonner le rêve d’une coïncidence parfaite avec le réel – ce rêve immersif d’une transparence absolue – pour nous ouvrir à la richesse des médiations, à la fécondité des écarts, à la productivité des malentendus qui constituent notre rapport au monde, qu’il soit numérique ou non ? Ne nous rappellerait-elle pas que toute perception est déjà interprétation, que toute sensation est déjà signification, que toute présence est déjà traversée d’absence ?
En définitive, ne pourrions-nous pas voir dans cette remise en question du concept d’immersion l’occasion de développer une pensée plus subtile, plus nuancée, plus attentive aux palpitations infinitésimales du percevoir ? Une pensée qui ne chercherait plus à conjurer la complexité au profit d’une simplicité illusoire, mais qui s’efforcerait de lui rendre justice, de la respecter dans son irréductible mystère ? Une pensée, enfin, qui reconnaîtrait que l’expérience esthétique ne réside pas dans l’abolition des frontières entre le sujet et l’objet, mais dans leur perpétuelle redéfinition, dans ce jeu infini de rapprochements et d’éloignements qui constitue la texture même de notre être-au-monde ?