L’immersion comme ontologie et esthétique de l’absolu
Notre objet consistera ici non pas à faire le tour du concept d’immersion mais à l’éclaircir et à le problématiser. Un concept est toujours extrêmement complexe à aborder parce qu’à travers l’unité d’un mot c’est l’ensemble des renvois vers plusieurs concepts qui est en jeu. Le premier point qu’il me faut aborder consiste dans le fait que mon parcours artistique et théorique dans le numérique a commencé par une critique du concept d’immersion. Dès ma maîtrise et j’ai écrit un mémoire qui appliquait le concept de Jacques Derrida « l’enthousiasme conjuratoire » développé dans Spectres de Marx (1992) à l’immersion dans les univers virtuels. En reprenant une telle déconstruction j’avais comme objectif un de clarifier ce qu’on entend en utilisant le concept d’immersion qui était le concept le plus utilisé à cette époque-là pour définir notre rapport au monde numérique. Il me semblait qu’il y avait par une telle utilisation un très grand nombre de présupposés dormants.
L’immersion est en premier lieu un concept esthétique qui définit notre relation, c’est-à-dire notre sensibilité, à la réalité virtuelle et par extension au numérique en général. Ce concept esthétique qui définit l’objet, c’est-à-dire à la chose en tant qu’elle est objectivée et mise devant moi par ma sensation, a aussi des conséquences ontologiques parce que par ricochet il permet de définir la chose en tant que telle, c’est-à-dire la réalité.
C’est justement l’immersion comme concept aussi bien esthétique qu’ontologique que je souhaitais critiquer parce qu’il me semblait que ce double concept développait une philosophie quelque peu naïve qui croyait qu’il était possible d’avoir un rapport direct et fusionnel avec la réalité en tant que telle, rejouant par la même des paradoxes mineurs de l’esthétique parce qu’un rapport direct ne peut pas être un rapport. Pour qu’il y ait un rapport il faut de la distance, du délai, une différence d’intensité quelconque, un ou des intermédiaires. La critique que je faisais alors du concept d’immersion portait sur une forme d’essentialisme de type platonicien dont l’argument final consistait à nous donner accès au réel en tant que tel. Il s’agissait pour moi d’une pensée naïve de l’absolu.
Une autre compréhension de l’immersion est-elle possible? Lorsqu’on utilise ce concept est-on obligé de développer une philosophie absolue? Il faut bien comprendre que l’on aura beau mélanger l’immersion avec une sortie, une émersion, on aura que modulé le concept de base qui veut bel et bien dire rentrer dans un milieu de façon totale. L’immersion c’est plonger corps et bien dans quelque chose. Si il s’agit de développer une esthétique de l’aller et du retour, de l’entrée et de la sortie, de l’immersion et de l’émersion, alors il me semble beaucoup plus facile et économique d’utiliser un autre concept plutôt que de moduler le concept d’immersion et de dire quelque chose en voulant signifier autre chose.
Le corpus sur lequel je m’étais fondé en 1994 pour développer cette déconstruction du concept d’immersion était constitué principalement d’ouvrages sur la réalité virtuelle parce qu’à cette époque cette technologie représentait la pointe de la problématisation de la simulation informatique. Il me semble, en relisant ce travail, qu’il reste totalement juste quant à son argumentation actuellement. Les fondements de l’immersion d’un point de vue conceptuel n’ont pas changé, même si le contexte de l’époque, l’évolution des technologies, leur pénétration dans le corps social, ont profondément évolué. L’immersion est en effet un concept qui plonge de profondes racines dans notre histoire et dans la philosophie classique. Elle rejoue d’une certaine manière une histoire qui s’est jouée à d’autres époques, en particulier dans les philosophies de l’absolu et dans le dialogue incessant entre eux les philosophies solipsistes et idéalistes.
Que nous dit finalement l’immersion en tant que concept esthétique pour le numérique? En l’utilisant on cherche à définir notre relation aux représentations informatiques comme un rapport d’immersion, c’est-à-dire d’adhérence, d’adéquation, de pénétration et de fusion. Autant de pulsions qui sont tant d’un point de vue philosophique qu’organique fortement connotées. Par la même, on critique, où on laisse de côté, les conceptions différentielles de l’esthétique, celles qui disent qu’on ne perçoit que de la différence, qu’à distance de quelque chose, dans une dissemblance structurelle. La philosophie esthétique de l’immersion nous dit tout l’inverse : on perçoit à proximité, parce qu’on s’identifie, parce qu’on se projette, parce qu’il n’y a plus aucune distance entre soi et la représentation numérique. C’est là aussi l’obsession de l’avatar, le retour de l’incarnation, comme ressemblance la plus extrême entre le corps et cet autre. Mais l’objectif fondamental ici ne consiste absolument pas à dire par exemple les relations entre le corps et l’avatar, mais seulement par l’intermédiaire de l’avatar de dire ce qu’est le corps. Le corps serait la ressemblance à soi, il ne serait pas, conjuration, différents à lui-même, toujours étranger, toujours décalé, toujours en devenir. Il y aurait une base solide, réelle, palpable. C’est pourquoi lorsqu’on utilise le concept d’immersion il y a toujours tout aussi bien la fascination pour le simulacre que sa conjuration. C’est la double face d’un même processus. On peut critiquer dès lors l’esthétique immersive parce qu’elle simplifie la relation du sujet à l’objet, on ose à peine prononcer ces mots tant il faudrait les déconstruire l’un après l’autre, à n’être plus qu’une relation univoque dans lequel le sujet se fond dans l’objet.
Lorsqu’on fait une philosophie de la perception on se fonde d’abord sur sa propre expérience. Et nous n’avons jamais vécu cette expérience de l’immersion identique à elle-même. Elle a toujours été que ce soit devant les oeuvres d’art numérique, devant la réalité virtuelle, ou devant un film de cinéma ou encore un livre, quelque chose qui ne cessait de palpiter entre l’intérieur et l’extérieur, comme si l’intérieur se retournait, comme si l’extérieur se détournait, et que chacun d’entre eux étaie imperceptible dans leur solitude.
De sorte que, ce qu’on remet en cause ce n’est pas seulement l’esthétique immersive, c’est aussi l’ontologie immersive, ontologie de l’absolu qui nous fait croire que nous pourrions avoir accès au réel en tant que tel, que nous pourrions nous départir de cette relation inextricable entre eux, la chose et l’objet qui n’est pas seulement un corrélationnisme mais plutôt l’absence de preuve, de preuve de la solitude du sujet et de l’objet. Parce qu’on ne peut penser qu’au coeur de la pensée et que toute sortie de la pensée n’est qu’une illusion ou une supposition qu’il faut reconnaître comme telle, comme un produit cognitif. Et c’est là le paradoxe des ontologies immersive de l’absolu : on croit dire la pureté et l’unité du réel mais c’est finalement pour mieux mettre en avant l’idée d’un être humain absolu qui aurait cette extraordinaires faculté de penser en dehors de lui-même, sans que cette en dehors soit encore une sortie, mais soit une pure extériorité. Dans les philosophies de l’absolu, il y a souvent cet autre enthousiasme conjuratoire qui consiste en une survalorisation du réel dans sa solitude et une survalorisation de l’être humain dans son absoluité. C’est le signe même d’une onto-théologie même si à la place de Dieu il y a l’être humain, mais finalement c’est la même logique, la même structure, et les mêmes objectifs.
C’est pourquoi si l’on veut abandonner une pensée de l’absolu il faut aussi abandonner le concept d’immersion et chercher à développer une esthétique numérique qui prenne en compte dans la structure même de la sensibilité cette palpitation du percevoir. Mais les mots et les concepts sont-ils à même de dire cette palpitation infime, ce décalage, ces différences qui ne cessent de se retourner sur elle-même comme dans un pli, comme si aucune des deux faces n’était pure et finalement n’était pensable en tant que telle? C’est sans doute par le concept de flux, par cette agitation qui semble au premier abord chaotique, qu’il nous sera possible de développer une autre esthétique, non plus de l’absolu, non plus même de la finitude (parce que la finitude suppose quelque chose d’autre, un extérieur qui n’est pas fini), mais du vivant.