Incidents, ruines et fossilisation
L’incident, les ruines et la fossilisation sont trois états de l’objet qui sont aussi trois temporalités et trois esthétiques. Comment penser cette triple modalité de l’être-objet qui échappe progressivement à notre emprise anthropocentrique ? N’est-ce pas dans cette échappée même, dans cette émancipation graduelle de l’objet par rapport à notre instrumentalité, que se révèle une ontologie plus profonde, une temporalité qui excède nos catégories habituelles et nous confronte à une altérité radicale ?
L’incident : la suspension de l’instrumental
L’incident est une suspension de l’objet dans son horizon instrumental. Avec un incident, nous ne pouvons plus manier l’objet. Nous espérons peut-être pouvoir le réparer et cette espérance fait tenir notre relation avec cet objet dans un entre-deux pendant un certain laps de temps. Cette temporalité de l’attente, cette suspension du fonctionnel, n’ouvre-t-elle pas déjà une brèche dans notre rapport habituellement dominateur aux objets ? L’incident ne nous révèle-t-il pas que notre maîtrise n’est jamais totale, que l’objet porte en lui-même la possibilité de sa propre autonomie ?
Lorsqu’il sera déclaré par nous irréparable, il changera de condition et sera bon pour la poubelle, rejeté hors du monde-humain et allant dans ce monde d’objets que sont les décharges. Nous déliant de toute relation instrumentale avec cet objet, il acquiert alors un autre statut qui ne nous est pas indifférent puisqu’il peut constituer une menace pour notre écosystème. Étrange paradoxe : l’objet que nous rejetons comme inutile revient nous hanter sous la forme d’une menace écologique. Ne témoigne-t-il pas ainsi d’une persistance, d’une durabilité qui défie notre temporalité consumériste ? N’affirme-t-il pas, dans son rejet même, une forme d’existence qui résiste à notre volonté de l’oublier ?
Notre relation à l’objet se globalise, se généralise parce qu’en se séparant de notre usage, il devient diffus. Nous ne savons plus à quel endroit il est parce que nous ne savons plus à quoi il peut servir. La spatialisation est donc fonction de nos intérêts et de nos orientations fonctionnelles. Cette dispersion spatiale, cette perte de localisation précise, ne traduit-elle pas une transformation ontologique profonde ? L’objet n’est plus assigné à une place déterminée par notre usage, il échappe à notre cartographie fonctionnelle et s’inscrit dans un espace plus vaste, plus diffus, qui n’est plus entièrement soumis à notre contrôle.
Cette vie des objets est un élément fondamental de notre environnement. L’esthétique de l’incident nous rappelle à la possibilité de l’objet autonome perdant sa fonction instrumentale et donc anthropologique. L’objet peut toujours se délivrer de notre intention, sa matière n’est plus noyée dans sa fonction car celle-ci n’était pas la sienne mais la nôtre. Avec l’incident, l’objet revient comme matière brute et insistante, résistante et inoubliable. Cette matérialité qui s’impose à nous, qui résiste à notre volonté de la soumettre à nos fins, ne nous confronte-t-elle pas à une forme d’altérité radicale ? L’incident ne serait-il pas ce moment où l’objet affirme sa singularité irréductible, sa « solitude dépendante » qui n’est jamais totalement absorbée par notre instrumentalité ?
Les ruines : la disjonction temporelle
Dans la fameuse esthétique des ruines, souvent critiquée au regard de ses influences sur le national-socialisme (stade de Nuremberg), il y a sans doute l’ambition de faire passer les artefacts architecturaux humains un peu plus du côté de la chose neutre, c’est-à-dire de l’ahumain. Cette neutralité, cette ahumanité des ruines, ne serait-elle pas précisément ce qui fascine et inquiète à la fois ? Les ruines ne nous confrontent-elles pas à une temporalité qui excède notre existence individuelle et collective, à une forme de persistance qui défie notre finitude ?
En effet, la ruine est un bâtiment qui n’est plus entièrement fonctionnel et qui pourtant existe encore comme forme et matière. Entre les deux, une disjonction opérant la dislocation de l’instrumentalité et de la valeur d’usage, c’est-à-dire de l’orientation pratique vers un anthropocentrisme. Cette disjonction entre forme et fonction, cette rupture de la finalité anthropocentrique, n’ouvre-t-elle pas un espace pour penser l’objet en dehors de notre emprise, pour reconnaître sa capacité à persister au-delà de nos usages et de nos intentions ?
À partir d’un certain état, le bâtiment ne sert plus à l’être humain, il est pourtant toujours là et, en ceci, son projet dépasse les raisons humaines de sa planification et de sa construction. Il devient le signe d’une temporalité longue comme en témoignent les représentations picturales classiques plaçant à l’arrière-plan les ruines par une conjonction spatio-temporelle. Cette inscription dans une temporalité longue, cette capacité à traverser les époques, ne nous révèle-t-elle pas que nos créations nous échappent toujours, qu’elles s’inscrivent dans une durée qui excède notre maîtrise et notre compréhension ?
Les ruines produisent une distance de civilisation en civilisation et ainsi elles créent une différence anthropologique entre eux, nos ancêtres, et nous. Cette distance produit un lien. Paradoxe fécond : c’est précisément dans l’écart temporel, dans la différence anthropologique, que se tisse un lien entre les générations. Les ruines ne sont-elles pas ces objets singuliers qui, tout en marquant une rupture, établissent une continuité, qui témoignent à la fois de notre finitude et de notre inscription dans une histoire qui nous dépasse ?
Comme signe du passé constitutif de l’histoire qui nous rappelle les civilisations passées, la ruine est encore en relation avec les êtres humains. Elle est un témoignage qui nous concerne. Cette relation, ce concernement, ne maintient-il pas encore la ruine dans une forme d’anthropocentrisme ? La ruine n’est-elle pas cet objet ambigu qui, tout en échappant partiellement à notre instrumentalité, reste néanmoins inscrit dans notre horizon de sens, dans notre narrativité historique ?
La fossilisation : l’horizon de l’ahumain
La fossilisation par contre, même si elle est aussi constitutive d’une historicité, nous amène à considérer des échelles de temps plus grandes et, en cela même, porte la possibilité d’un dépassement de l’être humain. Cette échelle temporelle élargie, cette inscription dans une durée qui excède radicalement notre existence individuelle et collective, ne nous confronte-t-elle pas à une forme d’altérité temporelle radicale ? La fossilisation ne nous place-t-elle pas face à un horizon où l’humain n’est plus la mesure de toute chose, où d’autres temporalités, d’autres rythmes, d’autres devenirs se déploient indépendamment de notre volonté et de notre compréhension ?
La fossilisation n’est ni un événement comme l’incident ni un effondrement comme la ruine, mais un processus lent, continu, qui commence rapidement et qui progressivement ralentit sans jamais atteindre un point fixe parce que nulle stabilisation n’est définitive. La fossilisation est un flux qui permet de reconceptualiser le flux sans son caractère impétueux. Cette lenteur, cette continuité, cette absence de finalité définie, ne nous invitent-elles pas à repenser notre rapport au temps, à reconnaître que la stabilité que nous recherchons n’est jamais qu’une illusion, que tout est toujours en devenir, même ce qui nous semble le plus figé ?
La fossilisation concerne les objets et les organismes. Il est important de remarquer que les objets techniques les plus anciens sont faits de la matière la plus stable et la plus proche du fossile (la pierre) pour aller vers des matières de plus en plus instables. Cette évolution des matériaux, ce passage de la stabilité à l’instabilité, ne traduit-il pas une transformation profonde de notre rapport au temps ? N’est-ce pas comme si, en s’éloignant progressivement de la matérialité fossile, nous nous inscrivions dans une temporalité de plus en plus éphémère, de plus en plus déconnectée de la durée longue qui caractérise les processus géologiques ?
La question de savoir ce que sera la fossilisation des artefacts humains est fondamentale parce que, vu le nombre de ceux-ci, leur fossilisation change le peuplement souterrain de la terre. Il y a beaucoup plus d’objets techniques que d’êtres humains. Cette prolifération d’objets, cette saturation technologique de notre environnement, ne transforme-t-elle pas radicalement les conditions mêmes de la fossilisation ? Ne sommes-nous pas en train de créer un nouvel horizon géologique, une strate anthropotechnique qui modifiera durablement l’avenir de la planète ?
Considérons une conscience non-humaine visitant la terre dans quelques millions d’années, comment spéculera-t-elle sur le peuplement de cette planète au regard des traces fossiles ? De quelle façon pourra-t-elle déduire un découpage historique au regard du peu de fossiles de certaines périodes et du caractère excessif d’autres ? Cette perspective spéculative, cette tentative de nous décentrer radicalement pour adopter le point de vue d’une conscience non-humaine du futur lointain, ne nous aide-t-elle pas à prendre conscience de notre inscription dans une temporalité qui nous dépasse infiniment ? Ne nous confronte-t-elle pas à l’étrangeté fondamentale de notre propre existence, à la contingence radicale de notre présence sur Terre ?
La fossilisation signale que toutes choses, indifféremment de leur nature esthétique, vivante comme non-vivante, appartiennent au même plan selon l’échelle temporelle adoptée : un retour dans et sous la terre, l’enfouissement. Cette égalisation ontologique, cette indifférence de la fossilisation aux distinctions que nous établissons entre le vivant et le non-vivant, l’humain et le non-humain, ne nous invite-t-elle pas à repenser fondamentalement notre place dans le monde ? Ne nous révèle-t-elle pas que nos catégories, nos hiérarchies, nos valorisations ne sont que des constructions temporaires vouées à disparaître dans le grand mouvement de l’enfouissement terrestre ?
Le mouvement polarisé : humain et ahumain
Il faut considérer l’incident, la ruine et la fossilisation comme un mouvement polarisé : humain et ahumain, les deux étant solidaires non comme une relation causale (corrélation) mais un flux rapide et lent, mobile et immobile, excès et manque. Cette polarité, cette tension constitutive entre l’humain et l’ahumain, ne nous offre-t-elle pas une voie pour penser au-delà de l’anthropocentrisme sans pour autant nier notre singularité ? Ne nous permet-elle pas de reconnaître que nous sommes à la fois inscrits dans ce monde et irréductiblement différents de lui, que notre existence est à la fois dépendante de ce qui n’est pas nous et irréductible à cette dépendance ?
Cette solidarité non corrélative, ce flux différentiel qui articule le rapide et le lent, le mobile et l’immobile, l’excès et le manque, ne nous offre-t-elle pas un modèle pour penser notre rapport aux objets techniques au-delà des alternatives stériles de la domination et de la soumission ? Ne nous invite-t-elle pas à reconnaître que les objets que nous créons nous échappent toujours, qu’ils s’inscrivent dans des temporalités et des spatialités qui excèdent notre maîtrise, tout en restant liés à nous par des relations complexes de dépendance et d’autonomie ?
En définitive, l’incident, la ruine et la fossilisation nous confrontent à l’altérité fondamentale des objets, à leur capacité à exister indépendamment de notre volonté et de notre compréhension. Ils nous révèlent que notre monde est peuplé d’entités qui ne sont pas réductibles à nos catégories et à nos usages, qui persistent au-delà de notre existence individuelle et collective. Mais cette altérité n’est pas absolue : elle s’inscrit dans un mouvement polarisé, dans un flux différentiel qui articule l’humain et l’ahumain, le fonctionnel et le non-fonctionnel, le présent et l’absent.
C’est peut-être dans cette tension constitutive, dans cette polarité jamais résolue, que réside la possibilité d’une relation authentique aux objets, une relation qui reconnaît à la fois leur autonomie et leur dépendance, leur altérité et leur familiarité. Une relation qui accepte que les objets nous échappent toujours, qu’ils s’inscrivent dans des temporalités et des devenirs qui excèdent notre compréhension, tout en restant liés à nous par des fils ténus mais résistants de sens et d’histoire.