Humain, inhumain, ahumain

La relecture contemporaine de Kant a pour effet de nettement distinguer, et pour tout dire de dramatiser la distinction entre le pour soi humain et l’en soi ontologique, entre la finitude et l’absolu. Ce qui est nommé et critiqué comme corrélation nous faisant perdre la chose en soi ou n’en permettant l’accès que comme accès, est une autre manière de dramatiser cette opposition.Sans doute le réalisme spéculatif a-t-il laissé de côté ce qui dans la théorie kantienne dérange le corrélationnisme et la finitude, car si dans la CRP il y a effectivement la volonté de limiter la raison à son accès, l’esthétique du sublime qui a tant inspirée Lyotard, Nancy, Lacoue-Labarthe et tant d’autres, est bien la possibilité d’une extériorité qui marque le sujet tel un trauma. Cette marque est sans doute le grand oubli du RS alors même qu’elle entretient comme sublime mathématique et comme sublime dynamique de nombreux liens avec la significativité ontologique des mathématiques et avec les flux qui débordent le corps. Le sublime ouvre la possibilité d’un dépassement de l’en soi et du pour soi (voir aussi selon une autre stratégie Marc Richir, Variations sur le sublime et le soi 1 et 2, 2010-2011).

Mais ce qui m’importe à présent est de montrer que cette dramatisation du RS doit se confronter au monde contemporain qui nous offre de nombreux objets, et des environnements complexes, qui défient ces oppositions de l’en soi et du pour soi. Les technologies ne répondent plus à la distinction du dedans et du dehors. Voici en effet des objets produits par l’humaine industrie, par imagination, projection, planification, mobilisation, qui sont pour nous en tant qu’ils sont instrumentaux et servent à quelque chose, et qui en même temps semblent se séparer de cette intention humaine, gagner en autonomie, nous former autant que nous les formons et qui sont toujours suspendus, non pas à titre d’accident mais à titre d’essence, à la possibilité de leur irréversible arrêt. Lorsque nous perdons un disque dur sur lequel nous avons inscrits des mois de travaux, nous avons l’expérience vive de cette intimité du dehors. Les objets techniques sont pour moi, pour eux et en soi. Ceci de façon inséparable. Ne pourrions-nous pas alors nous inspirer de cette configuration pour mieux approcher la relation entre phénoménologie et ontologie ? Une relation n’est-elle pensable que comme corrélation ou peut-elle être elle-même contingente ?

Dans l’Inhumain Jean-François Lyotard expose les relations ambigues entre deux inhumains. L’inhumain du développement, ce que nous nommerions aujourd’hui d’un mot trop rapide la mondialisation, et l’inhumain artistique. Or, Lyotard démontre que non seulement ces deux inhumains sont solidaires mais que de surcroît ils sont constitutifs de l’humain dans son horizon posthumaniste, c’est-à-dire dans la défaillance de la généralisation du concept. L’inhumain c’est ce qui ne tient pas l’humain pour humain, par la négation pouvant aller jusqu’à l’élimination pure et simple, par l’exigence d’un absolu, par exemple en art. Lyotard savait combien ces deux inhumains se tenaient proches et combien il était absurde d’écarter les entreprises génocidaires par des appels vers la transcendance d’une grandeur culturelle et artistique. L’inhumain n’est pas la négation de l’humain, mais la négation de l’indestructible, dont parlait Robert Antelme : la tripartition de l’humain, de l’inhumain et de l’ahumain. Il y a ces pages inoubliables chez Antelme et Delbo portant sur la persistance des pierres, des arbres, du paysage morne de l’Allemagne ou de la Pologne, vaste et gris, étendu, les nuées, cette vibration du dehors. Dans l’Inhumain, qui résonne encore aujourd’hui comme une promesse, et en particulier avec le dernier texte qui se nomme Domus et la mégapole, le philosophe ouvre la voie vers une pensée permettant d’articuler l’humain, l’inhumain et l’ahumain.

Il n’y a pas lieu d’identifier ces trois concepts mais de les analyser comme des polarités conceptuellement solidaires et matériellement distinctes. Il s’agit, par exemple en nous reposant sur les technologies, de penser les passages entre l’humain, l’inhumain et l’ahumain, mais aussi entre l’ahumain, l’inhumain et l’humain. Pour cela il faut retrouver les traces, par exemple de l’ahumain dans l’humain. Ceci veut dire qu’il faut s’attacher, ce qui peut sembler paradoxal, au non-anthropologique au coeur de l’anthropologique, non par quelque ressemblance ultime surplombant toute réalité, parce qu’alors avec un tel ordre de discours on reviendrait à un principe premier divin, mais par une autre ressemblance que nous nommons le parallélisme et qui permet de penser la ressemblance sans identité ou pour être plus précis de penser le principe de non-contradiction en abandonnant le principe d’identité, c’est-à-dire finalement de faire de la contingence la seule nécessité.

Dans le flux quadripartite qui n’est encore qu’une ébauche, il y a cette même tentative pour mettre en relation sans corréler les éléments. Nous ne pourrons jamais sortir du cercle vicieux voulant que l’absolu est encore un mode de relation (non de corrélation), que le dehors est encore et toujours une position, que l’excentration (Plessner) est un espacement, que le décentrement, s’il ne se rapporte pas à un centrement anthropologique, signale des polarités, tout comme le rapport à la mort est rapport. L’absolu est encore un effet de discours, les mathématiques tout autant, ce sont l’expression d’une volonté de puissance, et si cette volonté n’est pas exclusivement humaine (chez Nietzsche la volonté de puissance est cosmologique) elle est chargée d’un certain affect. La pensée ne pense qu’en se penchant ainsi sur ses modalités, qu’en se retournant contre elle et non pas vers elle. À moins de cela le risque est important de répéter les structures que l’on croit dépasser.

Penser l’ontologie comme absolu signifie abandonner les naivetés de l’en soi et du pour soi car pour s’assurer d’une telle division encore faudrait-il que l’ensemble des deux soient fini, alors qu’il déborde de lui-même nécessairement. Le dehors n’est pas en soi ou pour moi, il est les deux à la fois, les deux qui s’échangent les rôles par des réversions rapides. Au moment même ou l’en soi est posé il devient pour moi. Quand je pense le pour moi il s’extériorise selon le paradoxe du sens intime et de la passivité de l’autosensation. Je suis hanté par l’anonyme de la même manière que je ne cesse de projeter, dans la contemplation la plus intense, mes structures sur ce qui m’entoure. Il n’y a donc pas d’en soi et de pour soi, il n’y  pas même une solidarité entre les deux, mais des mouvements, un flux que nous avons encore du mal à approcher. Répétons-le les technologies pourraient constituer un champ passionnant de recherche phénoménologique et ontologique, parce qu’à elles seules elles catalysent les paradoxes, les tensions et les polarités des passages entre l’humain (pour), l’inhumain (contre) et l’ahumain (en). Ainsi, l’infinitude des médias variables est un cas intéressant pour comprendre comment l’absolu se produit au coeur d’une production humaine (pour) qui est réductionniste (contre) et autonome (en).