La main du fablab
L’importance prise par les fablab dans le récit médiatique des technologies peut être analysée comme le symptôme d’une profonde tendance de notre époque : le métaoutil, lui-même hérité du concept de médium développé par Greenberg. Derrière le fablab s’exprime la puissance d’un outil d’outils, c’est-à-dire d’un outil dépassant une fonction particulière, pour les distribuer sur des outils fabriqués. En ce sens le fablab fabrique des instruments sans être lui-même une technique dans le même sens que ce qu’il produit, mais il est de surcroît un ordinateur analogique. Il se charge en effet de tous les logiciels, de toutes les techniques, il est un métaoutil.
Cette capacité à se placer en amont du processus de fabrication confère au fablab une position singulière dans la généalogie technique contemporaine. Comment penser cette structure qui, tout en fabriquant des objets concrets, échappe à la définition classique de l’outil ? Quelle est cette étrange topologie qui fait du fablab un lieu à la fois déterminé et indéterminé, ancré dans la matérialité tout en relevant d’une logique plus abstraite ? Le métaoutil semble suspendre les catégories traditionnelles par lesquelles nous pensons habituellement la technique, inaugurant un espace paradoxal où la production devient autoréférentielle.
En se plaçant en amont il réalise dans le monde technique le destin greenbergien autopoïétique du médium, tant et si bien qu’il peut s’autorépliquer, c’est-à-dire d’autoproduire à la manière d’un feedback de la technique elle-même. Ce n’est pas le fait du hasard qu’au fil des années quelques projets artistiques ce sont présentés comme des logiciels permettant les oeuvres singulières. On retrouve là l’autoréférentialité du médium.
Cette capacité d’autoréplication constitue peut-être le trait le plus fascinant et le plus inquiétant du fablab comme phénomène contemporain. Le circuit fermé qu’il établit entre conception et production rappelle étrangement les boucles de rétroaction caractéristiques des systèmes cybernétiques : l’outil produit les conditions de sa propre reproduction, dessinant une circularité qui transcende la finalité externe traditionnellement associée à la technique. Dans cette autoréférentialité, le fablab ne fait pas que prolonger la main humaine ; il établit son propre régime d’autonomie, sa propre temporalité, son propre mode d’existence.
La référence à Greenberg n’est pas fortuite : le théoricien de l’art moderne avait précisément identifié dans l’autoréférentialité du médium artistique le principe fondamental de la modernité esthétique. Tout comme la peinture moderne se prenait elle-même pour objet en explorant ses propres conditions matérielles, le fablab fait de la possibilité technique elle-même son objet principal. Ce n’est plus seulement ce qu’il produit qui importe, mais la perpétuation et l’extension de sa propre capacité productive. Le métaoutil devient ainsi le champ d’une réflexivité technique qui n’est pas sans rappeler la réflexivité esthétique qui caractérisait, selon Greenberg, l’art moderniste.
L’outil des outils est aussi affilié à la main aristotélicienne. Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres.
Cette formulation d’Aristote résonne étrangement avec le statut contemporain du fablab. La main, dans la perspective aristotélicienne, n’est pas simplement un organe parmi d’autres, mais un méta-organe, une structure qui permet l’usage de tous les autres outils. Sa particularité réside précisément dans son indétermination, dans sa capacité à ne pas être spécialisée, à demeurer ouverte à une multiplicité d’usages. Le fablab hérite de cette indétermination fondamentale : il n’est pas un outil spécialisé, mais une matrice générale de la fabrication, un dispositif dont la définition même est de rester indéfini, disponible pour une pluralité de projets et d’intentions.
Toutefois, cette analogie avec la main aristotélicienne révèle aussi une tension inhérente au fablab. Car si la main est l’outil des outils en vertu de son appartenance à un être intelligent qui la dirige, qu’en est-il du fablab ? Sa polyvalence, sa plasticité ne risquent-elles pas de devenir une fin en soi, détachée de toute finalité véritablement humaine ? Sa capacité à tout fabriquer ne menace-t-elle pas de se transformer en une production automatisée et sans fin, détachée de tout besoin réel ?
C’est sans doute pour cette raison que les projets intéressants faisant usage du fablab sont ceux qui ne pourraient pas être fait par la main humaine ou dont le caractère baroque et extravagant ne pourrait être réalisé dans une vie humaine, et c’est pourquoi bien souvent ils apparaissent comme des exagération du passé.
Cette observation nous place au cœur du paradoxe du fablab : il se présente comme l’extension ultime de la capacité humaine de fabrication, mais cette extension même risque de détacher la production de toute échelle proprement humaine. Les projets les plus significatifs sont précisément ceux qui échappent à la mesure de la main, qui dépassent les limites temporelles d’une vie humaine, qui s’inscrivent dans une démesure que seule une technique automatisée peut réaliser. Le baroque technologique qui émerge du fablab n’est pas un style parmi d’autres, mais le symptôme d’un affranchissement des contraintes anthropométriques qui avaient jusqu’alors défini les contours de la production artisanale.
Dans cette perspective, le fablab apparaît moins comme une libération de la créativité humaine que comme un dispositif qui pousse la logique productive à son extrême, jusqu’à un point où elle se détache de l’échelle et de la temporalité humaines. La fascination qu’il exerce tient précisément à cette promesse ambiguë : étendre infiniment les possibilités de fabrication tout en maintenant l’illusion d’un contrôle humain sur cette extension.
Dans la célèbre fresque de Michel-Ange, la “rencontre” entre Adam et dieu est un espacement. La main n’est pas préhension et capture, mais intentionnalité et tension vers. La main n’est pas seule, on pense à la valorisation de l’unicité de la main chez Heidegger : “Mais l’être de la main ne se laisse jamais déterminer comme un organe corporel de préhension, ni éclairer à partir de là. (…) Le singe par exemple possède des organes de préhension, mais il ne possède pas de main. Seul un être qui parle, c’est-à-dire pense, peut avoir une main et accomplir dans un maniement le travail de la main”.
Cette référence à la fresque de Michel-Ange introduit une perspective radicalement différente sur la question de la technique et de la fabrication. Dans cette image fondatrice, ce qui importe n’est pas la préhension, la capture, la production, mais l’écart, l’espace vide, la distance qui sépare et relie à la fois. La main tendue n’est pas celle qui saisit et approprie, mais celle qui désigne, qui montre, qui établit une relation sans abolir la différence. Contre la logique de transparence et d’immédiateté qui caractérise le fablab, la fresque de Michel-Ange rappelle l’importance fondamentale de la distance, de la médiation, de l’intervalle.
La lecture heideggérienne de la main vient renforcer cette perspective critique. Pour Heidegger, la main n’est pas réductible à sa fonction préhensile ; elle est indissociable de la parole et de la pensée. Ce qui fait la spécificité de la main humaine, c’est précisément qu’elle n’est pas un simple organe de préhension, mais qu’elle est intimement liée à la capacité humaine de signifier, de désigner, de montrer. La main ne se contente pas de saisir les choses, elle les montre, les désigne, établit entre elles des relations signifiantes.
Les mains ici sont doubles (deux étant cachées) et chacune appartienne à un corps distinct dans l’espace (droite et gauche) et dans l’ordre (humain et divin). Elles sont incommensurables. Loin du désir de maîtrise et de transparence à soi du fablab, qui est un avatar du flux intégral de la production des objets (on fabrique pendant son temps libre, la production est 24/7), l’écart de ces mains, de ces doigts, interroge les racines même du mode d’être de la création : l’aménagement d’une place vacante pour ce qui n’EST pas LÀ.
Cette réflexion sur l’espacement, sur l’intervalle, nous conduit au cœur d’une interrogation fondamentale sur la nature de la création. À rebours de la logique productive du fablab, qui vise à combler tous les vides, à saturer l’espace des possibles par une fabrication continue, la fresque de Michel-Ange suggère que la création authentique ne consiste pas à remplir un espace vide, mais à préserver un écart, à maintenir une distance qui est la condition même de toute relation significative. Dans cet intervalle qui sépare les doigts d’Adam et de Dieu se joue peut-être l’essence même de la relation créatrice : non pas la production d’objets, mais l’ouverture d’un espace où quelque chose peut advenir qui n’est pas déjà là.
Cette perspective nous invite à reconsidérer radicalement le phénomène du fablab. Car si la création authentique implique la préservation d’un écart, d’une distance, alors la fascination contemporaine pour le fablab pourrait être interprétée comme le symptôme d’un oubli de cette dimension fondamentale. Dans sa volonté de tout produire, de tout rendre possible, de tout matérialiser, le fablab risque de sacrifier précisément cet espace vide qui est la condition de possibilité de toute création véritable.
Une autre piste à analyser : le succès idéologique du fablab est lié au retour au “réel” et donc à un refus du numérique comme numérique qui serait critiqué en tant que simulacre. Si ce refus est ontologiquement absurde (le numérique n’est pas moins réel que tout autre chose), il témoigne d’un rejet classique du simulacre.
Cette dernière piste nous ouvre à une dimension supplémentaire du phénomène des fablabs : leur situation ambiguë entre le numérique et le matériel. Le fablab se présente volontiers comme un retour au “réel”, à la fabrication concrète, par opposition à la virtualité supposée du numérique. Cette opposition entre le réel et le virtuel, entre la matérialité et l’immatérialité, repose pourtant sur un malentendu fondamental. Car le numérique n’est pas moins réel que n’importe quelle autre dimension de notre expérience ; il constitue une modalité spécifique du réel, avec sa propre matérialité, ses propres contraintes, ses propres effets.
L’idéologie qui sous-tend la valorisation du fablab comme “retour au réel” relève en fait d’un platonisme technologique assez naïf, qui oppose la vérité supposée des objets tangibles à l’illusion des images numériques. Cette opposition manque précisément ce qui fait la spécificité du numérique contemporain : non pas sa séparation d’avec le réel, mais son imbrication de plus en plus profonde avec toutes les dimensions de notre expérience. Le fablab lui-même, avec ses imprimantes 3D, ses découpeuses laser, ses machines à commande numérique, est entièrement tributaire de cette imbrication entre le numérique et le matériel.
Paradoxalement, le fablab, tout en se présentant comme un retour à la matérialité contre la virtualité supposée du numérique, ne fait que confirmer l’impossibilité de maintenir cette opposition. Car ce qu’il produit, ce sont précisément des objets où le numérique s’incarne, se matérialise, prend corps. Loin d’être un “retour au réel” contre le simulacre numérique, le fablab marque plutôt l’extension du domaine du numérique à des dimensions de plus en plus vastes de la production matérielle.
Ce paradoxe nous ramène à notre interrogation initiale sur le statut du fablab comme métaoutil. Sa position singulière, ni simplement matérielle ni simplement numérique, mais à l’articulation des deux, en fait un révélateur particulièrement intéressant des transformations contemporaines de notre rapport à la technique. Le fablab n’est pas seulement un lieu où l’on fabrique des objets ; c’est un espace où se reconfigure notre relation au faire, à la production, à la matérialité.
La fascination qu’il exerce tient précisément à cette ambiguïté. D’un côté, il promet une réconciliation avec la matérialité, un retour à la fabrication concrète, à l’encontre de la dématérialisation supposée de l’économie numérique. De l’autre, il représente l’extension ultime de la logique productive, la possibilité de transformer instantanément toute idée en objet, de matérialiser sans délai tout concept, abolissant ainsi la distance, l’écart, le temps de la maturation qui caractérisent traditionnellement le processus créatif.
Cette tension inhérente au fablab nous invite à repenser fondamentalement notre rapport à la technique et à la création. Contre la logique de la production continue, de la fabrication sans fin, de la transformation immédiate de toute idée en objet, il importe peut-être de réaffirmer la valeur de l’intervalle, de l’écart, de la distance. Car c’est dans cet espace vide, dans cette interruption du flux productif, que peut s’ouvrir la possibilité d’une relation authentique à la technique, qui ne se réduise pas à la simple production d’objets, mais qui permette l’émergence de significations nouvelles.