La main du fablab

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L’importance prise par les fablab dans le récit médiatique des technologies peut être analysée comme le symptôme d’une profonde tendance de notre époque : le métaoutil, lui-même hérité du concept de médium développé par Greenberg. Derrière le fablab s’exprime la puissance d’un outil d’outils, c’est-à-dire d’un outil dépassant une fonction particulière, pour les distribuer sur des outils fabriqués. En ce sens le fablab fabrique des instruments sans être lui-même une technique dans le même sens que ce qu’il produit, mais il est de surcroît un ordinateur analogique. Il se charge en effet de tous les logiciels, de toutes les techniques, il est un métaoutil. En se plaçant en amont il réalise dans le monde technique le destin greenbergien autopoïétique du médium, tant et si bien qu’il peut s’autorépliquer, c’est-à-dire d’autoproduire à la manière d’un feedback de la technique elle-même. Ce n’est pas le fait du hasard qu’au fil des années quelques projets artistiques ce sont présentés comme des logiciels permettant les oeuvres singulières. On retrouve là l’autoréférentialité du médium.

L’outil des outils est aussi affilié à la main aristotélicienne.

Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus  intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas  un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. (Aristote, Les parties des animaux)

C’est sans doute pour cette raison que les projets intéressants faisant usage du fablab  sont ceux qui ne pourraient pas être fait par la main humaine ou dont le caractère baroque et extravagant ne pourrait être réalisé dans une vie humaine, et c’est pourquoi bien souvent ils apparaissent comme des exagération du passé.

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Dans la célèbre fresque de Michel-Ange, la “rencontre” entre Adam et dieu est un espacement. La main n’est pas préhension et capture, mais intentionnalité et tension vers. La main n’est pas seule, on pense à la valorisation de l’unicité de la main chez Heidegger : “Mais l’être de la main ne se laisse jamais déterminer comme un organe corporel de préhension, ni éclairer à partir de là. (…) Le singe par exemple possède des organes de préhension, mais il ne possède pas de main. Seul un être qui parle, c’est-à-dire pense, peut avoir une main et accomplir dans un maniement le travail de la main” (Martin Heidegger, Qu’appelle t-on penser?)

Les mains ici sont doubles (deux étant cachées) et chacune appartienne à un corps distinct dans l’espace (droite et gauche) et dans l’ordre (humain et divin). Elles sont incommensurables. Loin du désir de maîtrise et de transparence à soi du fablab, qui est un avatar du flux intégral de la production des objets (on fabrique pendant son temps libre, la production est 24/7), l’écart de ces mains, de ces doigts, interroge les racines même du mode d’être de la création : l’aménagement d’une place vacante pour ce qui n’EST pas LÀ.

Une autre piste à analyser : le succès idéologique du fablab est lié au retour au “réel” et donc à un refus du numérique comme numérique qui serait critiqué en tant que simulacre. Si ce refus est ontologiquement absurde (le numérique n’est pas moins réel que tout autre chose), il témoigne d’un rejet classique du simulacre.