Demain, un fablab

Ils s’organisent et se préparent. Ils font l’acquisition de matériel, lisent les notices et vont sur les forums. Ils montent les machines et font des tests. Ils vont se mettre au travail, demain.

Cette scène inaugurale, cette chorégraphie des préliminaires, cette liturgie de l’installation n’a rien d’accidentel : elle est l’essence même de ce qu’elle prétend simplement précéder. Le paradoxe qui se dessine ici est celui d’un temps suspendu, d’un présent qui se consume dans l’anticipation de son propre accomplissement, d’une activité qui s’épuise dans la préparation de sa propre effectivité. Que signifie, en effet, cette organisation, cette préparation, cette acquisition, cette lecture, cette fréquentation des forums, ce montage, ces tests sinon la constitution d’un espace-temps qui, sous couvert d’être transitoire, devient permanent ? L’installation des conditions de possibilité se substitue à leur actualisation, le moyen devient la fin, l’infrastructure absorbe en elle l’énergie qu’elle était supposée canaliser vers la production.

Ce “demain” perpétuellement annoncé, perpétuellement repoussé, n’est-il pas l’horizon fuyant d’une promesse qui tire sa valeur précisément de son inaccomplissement ? N’y a-t-il pas dans cette temporalité du “pas encore” quelque chose qui relève moins d’une étape nécessaire que d’une stratégie d’évitement ? Cette préparation sans fin, ce réglage interminable, cette mise au point perpétuelle ne sont-ils pas les symptômes d’une fascination pour le potentiel qui se détourne de l’actuel, d’une obsession pour la virtuosité technique qui se désintéresse de ses effets concrets, d’une jouissance de l’appareillage qui se suffit à elle-même ?

Et comment ne pas voir dans cette posture une métaphore plus large de notre rapport contemporain à la technique, où la maîtrise des dispositifs, l’acquisition des compétences, la familiarisation avec les interfaces deviennent des fins en soi, indépendamment de ce qu’elles permettent effectivement de réaliser, de transformer, de créer ? Comment ne pas y reconnaître cette forme particulière de fétichisme qui s’attache moins aux objets techniques eux-mêmes qu’aux possibilités qu’ils ouvrent, aux virtualités qu’ils contiennent, aux promesses qu’ils incarnent ? Un fétichisme du possible qui se détourne systématiquement de son actualisation, une érotique de la potentialité qui trouve sa jouissance dans l’anticipation plutôt que dans la réalisation.

La vogue actuelle pour les fablabs répond à l’utopie d’une émancipation productive. Ils ouvriraient la possibilité d’une autre relation à la production qui ne serait plus basée en bout de chaîne sur le consumérisme et en début de chaîne sur l’obsolescence programmée. Une rapide analyse de la situation met à mal cette image révolutionnaire, dans la mesure où ces fablabs sont largement soutenus par des entreprises privées qui y voient, à la manière de Google, l’opportunité de déléguer la production dans les foyers et d’ainsi d’investir encore plus profondément d’un point de vue affectif et existentiel le domaine privé. De plus, croire que les fablabs proviennent de la contre-culture américaine des sixties qui a été récupérée après-coup par la domination, c’est ignorer l’état actuel des connaissances qui démontre la complicité entre les deux (Fred Nelson,* From Counterculture to Cyberculture*).

Cette utopie d’émancipation productive mérite d’être interrogée non seulement dans ses présupposés historiques et économiques, mais plus fondamentalement dans sa structure même, dans ce qu’elle révèle de notre rapport contemporain au travail, à la création, à la production. Car ce qui se joue dans l’engouement pour les fablabs, c’est moins une transformation effective des modes de production qu’une reconfiguration de leur imaginaire, moins une alternative réelle au système industriel dominant qu’une modification de la manière dont nous nous représentons notre place dans ce système.

L’utopie du fablab repose sur une série de promesses séduisantes : réappropriation des moyens de production, démocratisation des compétences techniques, personnalisation des objets, court-circuitage des chaînes industrielles, autonomisation des producteurs, libération de la créativité… Autant de virtualités qui dessinent les contours d’un monde où chacun serait à la fois concepteur, producteur et consommateur de ses propres objets, où la distinction entre travail et loisir s’effacerait dans l’activité créatrice, où la dépendance envers les grandes firmes industrielles céderait la place à l’autonomie des communautés locales d’invention.

Mais cette utopie ne se contente pas de projeter un avenir désirable : elle reconfigure notre perception du présent, elle modifie notre rapport immédiat à la technique, à la production, à la consommation. Elle installe entre nous et les dispositifs techniques une relation particulière, marquée par l’anticipation, par la projection, par l’investissement affectif dans des possibles qui, paradoxalement, tirent leur valeur précisément de leur non-réalisation. Car ce qui fascine dans le fablab, ce n’est pas tant ce qu’il permet effectivement de faire que ce qu’il pourrait théoriquement permettre de faire, pas tant ce qu’il produit concrètement que ce qu’il symbolise, ce qu’il incarne, ce qu’il promet.

Cette structure projective, cette logique du “pas encore”, cette temporalité de l’attente productive constituent peut-être l’aspect le plus révélateur de la vogue des fablabs. Car ce qui s’y joue, c’est moins une transformation effective des modes de production qu’une modification de notre rapport subjectif à la production, moins une alternative réelle au système industriel dominant qu’une reconfiguration de notre place imaginaire dans ce système. Le fablab offre moins une émancipation productive qu’une émancipation symbolique, moins une autonomie effective qu’une sensation d’autonomie, moins une réappropriation des moyens de production qu’un simulacre de cette réappropriation.

Il s’agit aussi d’observer cette vogue dans la manière dont elle se livre. On ne cesse de croiser des individus qui ont comme projet ou qui ont ouvert un fablab. Ils estiment que par un tel atelier des projets seront réalisables. Il ne s’agit aucunement de remettre en cause la bonne volonté de telles démarches et leur contemporaine nécessité, mais de porter un regard critique et distancé face à une manière de faire qui n’est pas dans le faire et qui s’enthousiasme de préparer le faire, qui en reste aux conditions de possibilités. Les machines montées permettent de « faire des choses », comme on dit, on y met donc toute son énergie. Mais la plupart du temps les projets qui ne sont que la reproduction de modèles préexistants ou développent une esthétique spectaculaire adaptée au fait de recevoir quelques « likes » mais inapte à déployer une réflexion véritablement esthétique.

Cette manière de faire qui n’est pas dans le faire, cette activité qui s’épuise dans sa propre préparation, cet enthousiasme qui se consume dans l’anticipation de son propre accomplissement dessinent les contours d’une étrange économie libidinale, d’un régime particulier d’investissement du désir. Ce qui s’y révèle, c’est une forme spécifique de jouissance qui s’attache non pas à la réalisation effective, à l’accomplissement concret, à la production réelle, mais à leur perpétuelle promesse, à leur constante annonce, à leur éternelle préparation. Comme si le désir trouvait sa satisfaction non pas dans son accomplissement mais dans son maintien à l’état de tension, non pas dans sa réalisation mais dans sa perpétuation.

Cette “manière de faire qui n’est pas dans le faire” n’est pas simplement une défaillance, une insuffisance, un échec : elle est une posture, une attitude, une modalité spécifique de rapport au monde technique. Elle constitue moins une étape transitoire vers une production effective qu’une finalité en soi, moins un moment préliminaire qu’une forme d’activité autonome qui trouve sa satisfaction dans son propre déploiement. La préparation n’est pas au service de la production : elle est la production elle-même, sous une forme déplacée, différée, perpétuellement annoncée et perpétuellement repoussée.

“Faire des choses” : la formule est révélatrice par son imprécision même, par son caractère générique, par son indétermination constitutive. Car ce qui compte ici, ce n’est pas ce qui est fait, ce n’est pas le produit spécifique, l’objet déterminé, l’œuvre singulière, mais l’activité même de faire, indépendamment de ce qu’elle produit effectivement. Plus précisément : ce qui compte, c’est moins l’activité effective que sa possibilité, moins le faire réel que le pouvoir-faire, moins la production concrète que la capacité abstraite de produire. Le fablab est valorisé non pas pour ce qu’il permet effectivement de réaliser, mais pour ce qu’il pourrait théoriquement permettre de réaliser, pour les virtualités qu’il contient, pour les potentialités qu’il recèle.

Cette indétermination n’est pas accidentelle, elle est constitutive : elle permet précisément de maintenir l’écart entre le possible et l’actuel, entre le virtuel et le réel, entre la promesse et son accomplissement. Car toute détermination concrète, toute réalisation effective, toute production spécifique impliquerait nécessairement une confrontation avec les limites réelles des dispositifs, avec les contraintes effectives des matériaux, avec les résistances concrètes des objets. Elle impliquerait une épreuve de réalité qui risquerait de démentir la promesse, de décevoir l’attente, de révéler l’écart entre les potentialités imaginées et les possibilités effectives.

On retrouve là une orientation proche de celle qui existait il y a quelques années quand beaucoup de personnes étaient obsédées par le développement de logiciels. On voyait chaque semaine de nouveaux softwares créés par des artistes-codeurs permettant de faire ceci ou cela et qui le plus souvent reproduisaient, en moins bien, des logiciels déjà existants. Ainsi, il y a eu une véritable mode pour les max-likes, « like » au sens de « comme ». L’enthousiasme était spéculatif : l’œuvre d’art étant fondée matériellement sur un logiciel, créer un logiciel s’apparentait à créer une métaoeuvre contenant des œuvres potentielles. La plupart du temps, les développeurs épuisés par la difficulté du développement de leurs logiciels n’en faisaient qu’un usage pré-critique et pré-esthétique. Formellement, les œuvres se ressemblaient alors avec leurs inévitables pixels, glitches, floculations et nuées en tout genre, leurs caractères flottants dans l’espace et autres tics pompiers de l’art dit « numérique ».

Cette continuité entre la vogue des logiciels et celle des fablabs n’est pas fortuite : elle révèle une structure commune, une logique partagée, une économie similaire du désir et de l’investissement. Dans les deux cas, ce qui est en jeu, c’est une fascination pour la méta-production, pour l’infrastructure, pour le dispositif qui permet de produire plutôt que pour la production elle-même. Dans les deux cas, la valeur s’attache moins à l’œuvre concrète, à l’objet déterminé, à la création spécifique qu’à l’outil qui les rend possibles, au système qui les engendre, à la matrice qui les génère. Dans les deux cas, l’investissement libidinal se déplace de la fin vers le moyen, du résultat vers le processus, de l’actualisation vers la virtualité.

Cette logique spéculative, qui valorise la potentialité au détriment de l’actualité, qui privilégie la possibilité abstraite sur la réalisation concrète, qui préfère l’ouverture indéterminée à la détermination effective, n’est pas sans rappeler certaines formes de spéculation financière contemporaine. De même que la valeur d’un actif financier dérivé ne dépend plus de la valeur d’usage ou d’échange d’un bien concret, mais des fluctuations anticipées de sa valeur future sur les marchés, de même la valeur du fablab ou du logiciel créé par l’artiste-codeur ne dépend plus de ce qu’ils permettent effectivement de réaliser, mais des potentialités qu’ils sont supposés contenir, des virtualités qu’ils sont censés receler, des promesses qu’ils sont réputés incarner.

Cette économie spéculative de la création, qui valorise moins l’œuvre que l’outil, moins le produit que le dispositif de production, moins l’objet que sa matrice, induit inévitablement une forme de standardisation esthétique. Car si l’œuvre n’est plus valorisée pour sa singularité propre, pour son unicité irréductible, pour sa spécificité concrète, mais pour sa capacité à exemplifier les potentialités d’un dispositif, à manifester les virtualités d’un système, à incarner les promesses d’une matrice, alors elle tend inévitablement à se conformer aux caractéristiques formelles les plus immédiatement identifiables de ce dispositif, de ce système, de cette matrice. D’où ces “inévitables pixels, glitches, floculations et nuées en tout genre”, ces “caractères flottants dans l’espace et autres tics pompiers de l’art dit ‘numérique'” qui constituent moins des choix esthétiques délibérés que des manifestations quasi-automatiques des potentialités les plus évidentes, les plus accessibles, les plus reconnaissables des dispositifs utilisés.

Cette standardisation esthétique n’est pas simplement le fruit d’un manque d’originalité, d’une paresse créative, d’une absence d’ambition artistique : elle est la conséquence logique d’une économie spéculative de la création qui valorise moins l’œuvre que l’outil, moins le produit que le dispositif de production, moins l’objet que sa matrice. Dans un tel régime, l’œuvre tend inévitablement à se réduire à une exemplification des potentialités les plus immédiatement reconnaissables du dispositif qui l’a engendrée, à une manifestation des virtualités les plus évidentes du système qui l’a produite, à une incarnation des promesses les plus visibles de la matrice qui l’a générée.

De la même façon, le fablab aspire toutes les énergies : on s’excite à l’idée d’en faire un, on trouve les financements (aidé par un discours politiquement adapté au développement équitable et durable), on achète, on monte et on teste (des nuits durant), ça marche plus ou moins, parfois ça marche, parfois ça tombe en panne. On passe son temps à réparer et à paramétrer. On remarque qu’il manque tel composant, telle machine pour enfin être prêt à… commencer. On reste dans la prétérition, on anticipe, on s’arrête, on recommence. Bref, on a fait du fablab une finalité en soi.

Cette aspiration de toutes les énergies, cette absorption de toutes les ressources, cette captation de tous les investissements dessinent les contours d’une économie libidinale particulière, d’un régime spécifique de canalisation et de distribution du désir. Ce qui s’y révèle, c’est une forme de jouissance qui se déploie non pas dans la production effective, dans la création concrète, dans la réalisation déterminée, mais dans leur perpétuelle annonce, dans leur constante promesse, dans leur éternelle préparation. Comme si le désir trouvait sa satisfaction non pas dans son accomplissement mais dans son maintien à l’état de tension, non pas dans sa réalisation mais dans sa perpétuation.

Cette prétérition permanente, cette anticipation perpétuelle, ce recommencement éternel ne constituent pas simplement une défaillance, une insuffisance, un échec : ils dessinent une modalité spécifique de rapport au temps, à l’action, à la production. Ce qui s’y manifeste, c’est une temporalité particulière, marquée par la suspension, par l’attente, par la promesse, où le présent n’est jamais pleinement habité, jamais pleinement investi, jamais pleinement actualisé, mais toujours projeté vers un futur qui ne cesse de se dérober, toujours tendu vers un accomplissement qui ne cesse de se différer, toujours orienté vers une réalisation qui ne cesse de s’éloigner.

Cette temporalité suspendue, cette économie de la promesse, cette logique de l’anticipation perpétuelle dessinent les contours d’une forme spécifique de subjectivité, d’un mode particulier d’être-au-monde, d’une modalité déterminée de rapport à la technique, à la création, à la production. Ce qui s’y révèle, c’est un sujet qui se définit moins par ce qu’il fait effectivement que par ce qu’il pourrait faire virtuellement, moins par ce qu’il produit concrètement que par ce qu’il serait capable de produire théoriquement, moins par ses réalisations actuelles que par ses potentialités abstraites. Un sujet qui tire sa valeur, sa légitimité, sa reconnaissance non pas de ses œuvres, de ses productions, de ses créations, mais de sa maîtrise des dispositifs qui les rendent possibles, de sa familiarité avec les systèmes qui les engendrent, de son expertise des matrices qui les génèrent.

Cette transformation du sujet producteur en sujet potentiellement producteur, cette mutation de l’homo faber en homo potentialiter faber, cette métamorphose du créateur en gestionnaire de virtualités créatives constitue peut-être l’aspect le plus révélateur de la vogue des fablabs. Car ce qui s’y joue, c’est moins une transformation effective des modes de production qu’une reconfiguration de notre rapport subjectif à la production, moins une alternative réelle au système industriel dominant qu’une modification de notre place imaginaire dans ce système. Le fablab offre moins une émancipation productive qu’une émancipation symbolique, moins une autonomie effective qu’une sensation d’autonomie, moins une réappropriation des moyens de production qu’un simulacre de cette réappropriation.

La transformation du fablab en finalité en soi n’est donc pas un simple détournement, une simple déviation, un simple égarement : elle est l’aboutissement logique, la conséquence nécessaire, le destin inévitable d’une logique qui valorise la potentialité au détriment de l’actualité, qui privilégie la possibilité abstraite sur la réalisation concrète, qui préfère l’ouverture indéterminée à la détermination effective. Dans un tel régime, le fablab ne peut qu’absorber toutes les énergies, capter toutes les ressources, aspirer tous les investissements, précisément parce qu’il incarne la promesse même de la production, la virtualité même de la création, la potentialité même de la réalisation.

Demain, le travail pourra commencer.

Cette phrase finale, avec son futur qui indique moins une certitude qu’une possibilité, moins une détermination qu’une ouverture, moins une nécessité qu’une contingence, dessine l’horizon perpétuellement fuyant d’une temporalité suspendue, d’une économie de la promesse, d’une logique de l’anticipation éternelle. Ce “demain” n’est pas simplement un jour à venir, un moment futur, un temps ultérieur : il est la figure même de l’écart, de la différance, du délai qui sépare la promesse de son accomplissement, la virtualité de son actualisation, la potentialité de sa réalisation.

Ce “demain” n’est pas un moment temporel déterminé, un instant chronologique précis, une date calendaire fixe : il est l’horizon perpétuellement repoussé d’une promesse qui tire sa valeur précisément de son inaccomplissement, d’une virtualité qui préserve sa puissance précisément en évitant son actualisation, d’une potentialité qui maintient son ouverture précisément en différant sa réalisation. Ce “demain” n’est pas le jour qui suit aujourd’hui : il est cet autre jour, ce jour autre, ce jour différé qui ne cesse de s’annoncer sans jamais advenir, qui ne cesse de se promettre sans jamais se réaliser, qui ne cesse de s’approcher sans jamais arriver.

Dans cette temporalité suspendue, cette économie de la promesse, cette logique de l’anticipation éternelle, le travail n’est jamais véritablement au présent, jamais pleinement actuel, jamais effectivement réalisé : il est toujours à venir, toujours annoncé, toujours anticipé. Il n’est pas ce que l’on fait, mais ce que l’on pourrait faire ; pas ce que l’on produit, mais ce que l’on serait capable de produire ; pas ce que l’on crée, mais ce que l’on pourrait potentiellement créer. Il est moins une activité effective qu’une virtualité, moins une pratique concrète qu’une potentialité abstraite, moins une réalisation déterminée qu’une ouverture indéterminée.

Et peut-être est-ce précisément dans cette suspension, dans cette attente, dans cette anticipation perpétuelle que réside la jouissance spécifique du fablab. Car ce que le fablab offre, ce n’est pas tant la satisfaction d’un désir que son maintien à l’état de tension, pas tant l’accomplissement d’une promesse que sa perpétuelle réitération, pas tant la réalisation d’une virtualité que sa préservation à l’état de potentialité pure. Ce qu’il procure, c’est moins la jouissance de la production effective que la délectation de la production possible, moins le plaisir de la création concrète que l’exaltation de la création virtuelle, moins la satisfaction de la réalisation déterminée que l’excitation de l’ouverture indéterminée.

Le fablab incarne ainsi une forme paradoxale de jouissance, une modalité contradictoire de satisfaction, une variante ambivalente du plaisir qui se déploie non pas dans l’accomplissement mais dans l’attente, non pas dans la réalisation mais dans l’anticipation, non pas dans l’actualisation mais dans la virtualisation. Une jouissance qui trouve sa satisfaction non pas dans l’acquisition de l’objet du désir, mais dans la perpétuation du désir lui-même ; non pas dans la possession de ce qui est désiré, mais dans la tension même du désir ; non pas dans l’atteinte du but, mais dans la continuation de la quête.

Cette économie libidinale particulière, ce régime spécifique de canalisation et de distribution du désir, cette modalité déterminée de jouissance constituent peut-être l’aspect le plus révélateur de la vogue des fablabs. Car ce qui s’y joue, c’est moins une transformation effective des modes de production qu’une reconfiguration de notre rapport subjectif à la production, moins une alternative réelle au système industriel dominant qu’une modification de notre place imaginaire dans ce système. Le fablab offre moins une émancipation productive qu’une émancipation symbolique, moins une autonomie effective qu’une sensation d’autonomie, moins une réappropriation des moyens de production qu’un simulacre de cette réappropriation.

Et peut-être est-ce précisément dans cette dimension symbolique, dans cette fonction imaginaire, dans cette efficacité fantasmatique que réside la véritable puissance du fablab. Car ce qu’il offre, ce n’est pas tant une transformation réelle des conditions matérielles de la production qu’une reconfiguration de notre rapport subjectif à ces conditions, pas tant une modification effective de notre place dans le système productif qu’une réorganisation de notre place imaginaire dans ce système. Le fablab ne nous libère pas tant des contraintes objectives de la production capitaliste qu’il ne nous offre la sensation subjective, l’impression intime, le sentiment intérieur de cette libération.

“Demain, le travail pourra commencer” : cette phrase n’est pas simplement l’annonce d’une activité future, la promesse d’une production à venir, l’anticipation d’une réalisation ultérieure. Elle est la formule même de cette économie libidinale particulière, de ce régime spécifique de canalisation et de distribution du désir, de cette modalité déterminée de jouissance qui trouve sa satisfaction non pas dans l’accomplissement mais dans l’attente, non pas dans la réalisation mais dans l’anticipation, non pas dans l’actualisation mais dans la virtualisation. Elle est l’expression de cette temporalité suspendue, de cette économie de la promesse, de cette logique de l’anticipation éternelle où le travail n’est jamais au présent, jamais actuel, jamais réalisé, mais toujours à venir, toujours annoncé, toujours anticipé.

Dans cette perspective, le fablab apparaît moins comme un outil de production effective que comme un dispositif de production symbolique, moins comme un moyen de transformation matérielle que comme un instrument de reconfiguration imaginaire, moins comme une technique de fabrication concrète que comme une technologie de production fantasmatique. Sa véritable fonction n’est pas tant de nous permettre de produire effectivement des objets que de nous offrir la sensation de pouvoir potentiellement les produire, pas tant de nous donner la capacité réelle de transformer le monde que de nous procurer le sentiment subjectif de cette capacité, pas tant de nous conférer une puissance d’agir concrète que de nous fournir l’impression intime de cette puissance.

Le fablab ne nous émancipe pas tant des contraintes objectives du système productif dominant qu’il ne nous offre la sensation subjective, l’impression intime, le sentiment intérieur de cette émancipation. Il ne nous libère pas tant du régime capitaliste de la production et de la consommation qu’il ne nous procure l’illusion symbolique, la fiction imaginaire, le fantasme subjectif de cette libération. Sa véritable efficacité ne réside pas tant dans sa capacité à transformer effectivement les modes de production que dans sa puissance à reconfigurer notre rapport subjectif à la production, pas tant dans son aptitude à modifier réellement notre place dans le système productif que dans sa faculté à réorganiser notre place imaginaire dans ce système.

“Demain, le travail pourra commencer” : cette promesse perpétuellement différée, cette annonce perpétuellement repoussée, cette anticipation perpétuellement renouvelée définit moins une étape transitoire vers une production effective qu’un état permanent d’attente productive, moins un moment préliminaire qu’une modalité définitive de rapport au temps, à l’action, à la création. Elle dessine les contours d’une subjectivité particulière, d’un mode d’être-au-monde spécifique, d’une manière déterminée d’habiter le temps et l’espace qui se caractérise moins par ce qu’elle fait effectivement que par ce qu’elle pourrait faire potentiellement, moins par ce qu’elle produit concrètement que par ce qu’elle serait capable de produire théoriquement, moins par ses réalisations actuelles que par ses virtualités abstraites.