De la disnovation à la fossilisation

Nous sommes confrontés de façon quotidienne à l’innovation technologique, au récit des nouveautés qui suivent d’autres nouveautés, au flux incessant de ces changements qui nous prend de cours et que nous souhaitons suivre poussés par nos habitudes consuméristes. Ce rythme est donné par le capital, ce qui lui permet d’invoquer une croissance indéfinie du fait de l’inventivité humaine. Il constitue un instrument de domination qui nous assujettit à une organisation déterminée de l’espace et du temps.

La lumière blafarde des vitrines où s’exposent les derniers gadgets numériques : elle dessine sur nos visages des ombres mouvantes, elle projette sur nos corps les contours d’un désir façonné par d’autres. Cette lumière artificielle, continue, ininterrompue, abolit les rythmes naturels, elle uniformise le temps, elle étend le jour au-delà de lui-même. Les technologies ne sont pas innovantes, l’innovation est simplement un choix idéologique qui est hanté par la rareté, pas la lenteur, par l’arrêt. Ce choix idéologique s’inscrit dans une temporalité spécifique, celle de l’accélération perpétuelle, de la course en avant, de la fuite éperdue vers un horizon qui ne cesse de se dérober. N’est-ce pas précisément dans cette fuite que réside la puissance du capital, dans cette capacité à nous maintenir dans un état d’attente perpétuelle, de désir jamais assouvi, d’espoir toujours renouvelé ?

Le spectre de la croissance indéfinie et l’extinction, la cessation pure et simple : “Dans le cynisme de l’innovation se cache assurément le désespoir qu’il n’arrive plus rien.” Lyotard, J.-F. (1988). L’inhumain. Cette formule lapidaire de Lyotard nous invite à penser l’innovation non plus comme le signe d’une vitalité créatrice, mais comme le symptôme d’une angoisse, d’une peur du vide, d’une terreur face à la possibilité que rien ne se passe, que rien n’advienne. L’innovation technologique serait alors une manière de conjurer le spectre de l’ennui, de la stagnation, de la mort : une forme de divertissement pascalien à l’échelle d’une civilisation entière. Il faut comprendre l’intrication entre les deux, la manière dont ils se soutiennent l’un l’autre et ne pas croire que le discours catastrophiste constitue une réponse au capitalisme, il est une production de celui-ci.

Le bourdonnement incessant des machines, le vrombissement des serveurs, la vibration des smartphones dans nos poches : cette rumeur technologique constitue la bande-son de notre quotidien, elle nous enveloppe, nous traverse, nous constitue. Car le capital organise la rareté, il ne produit pas autant qu’il pourrait, il s’arrête juste au moment où le désir consumériste reste possible, ce qui suppose un certain déséquilibre entre les désirs et la réponse donnée à ceux-ci. Cette organisation de la rareté n’est pas accidentelle : elle est au cœur du fonctionnement même du capitalisme, qui ne peut survivre que dans la mesure où il maintient un écart entre ce que nous désirons et ce que nous possédons. Le désir est différé et cette différence signe le retour de l’impulsionnel. Ce report constant du désir, cette promesse toujours renouvelée d’une satisfaction à venir, constitue le moteur affectif de la consommation technologique.

Nous sommes conditionnés par l’organisation de ce manque, nous respirons son air, nous suivons son tempo. Ce conditionnement n’est pas simplement mental ou psychologique : il s’inscrit dans nos corps, dans nos gestes, dans nos postures, dans nos rythmes biologiques. L’innovation technologique façonne notre rapport au temps, à l’espace, à notre propre corporéité. Elle nous insère dans une temporalité spécifique, marquée par l’urgence, l’instantanéité, la simultanéité. Elle nous plonge dans un espace déterritorialisé, sans frontières stables, sans limites claires. Elle transforme notre corps en une interface, en un point de connexion, en un nœud dans un réseau toujours plus vaste et plus complexe.

La fraîcheur métallique des appareils technologiques sous nos doigts, la texture lisse des écrans tactiles, la netteté impeccable des images numériques : ces sensations constituent la phénoménologie de l’innovation, elles définissent notre expérience sensible du nouveau. Il se pourrait bien que le moyen de cette idéologie de l’innovation soit esthétique, c’est-à-dire qu’elle passe par la construction d’un imaginaire de la nouveauté : il faudrait analyser les images, le design, bref l’apparence (et par voie de conséquence le sensible) des objets technologiques, afin de comprendre comment ce dispositif fait croire à ce qui est nouveau. Cette dimension esthétique de l’innovation n’est pas superficielle : elle constitue le cœur même de son efficacité idéologique. Ce n’est pas tant par des discours, des arguments, des raisonnements que l’innovation s’impose à nous, mais par des formes, des couleurs, des textures, des sensations.

L’odeur âcre des composants électroniques, le goût métallique que laisse parfois le contact prolongé avec certains objets technologiques, la légère chaleur qui émane des batteries en fonctionnement : tous nos sens sont mobilisés dans cette expérience de l’innovation. Il faudrait réfléchir à la portée d’une société qui ne rêve que de nouveautés, source d’une possible croissance qui est un autre mythe idéologique. Cette obsession du nouveau n’est-elle pas le signe d’un certain rapport au temps, d’une incapacité à habiter le présent, d’une fuite perpétuelle vers un avenir toujours repoussé ? N’est-elle pas aussi le symptôme d’un rapport spécifique à la mémoire, d’une forme d’amnésie collective qui nous empêche de percevoir les continuités, les permanences, les répétitions qui traversent l’histoire des technologies ?

Maintenant, nous sommes du côté de ceux qui ont effectué cette étrange transformation envers leur environnement quotidien et technologique. Cette transformation n’est pas simplement intellectuelle ou conceptuelle : elle est aussi sensible, perceptive, affective. Elle implique une autre manière de voir, de toucher, d’entendre, de goûter, de sentir les objets technologiques qui nous entourent. Nous n’y voyons plus des nouveautés, mais des reprises et des répétitions, des choses fabuleusement anciennes parlant du fond de notre histoire. Ce changement de perspective n’est pas une simple inversion : il implique une complexification de notre rapport au temps, une capacité à percevoir dans le présent les traces du passé et les germes de l’avenir.

Le craquement des vieux circuits imprimés, la patine que prennent certains métaux avec le temps, la dégradation progressive des plastiques exposés à la lumière : ces signes de vieillissement, que l’idéologie de l’innovation nous pousse à considérer comme des marques d’obsolescence, deviennent pour nous les indices d’une temporalité plus profonde, plus authentique. Nous avons déconstruit l’immatérialisme numérique, nous savons que derrière le code il y a encore et toujours un signal analogique. Cette déconstruction n’est pas simplement théorique : elle s’accompagne d’une réhabilitation sensible de la matérialité numérique, d’une attention nouvelle portée aux supports, aux infrastructures, aux substances qui rendent possible l’abstraction digitale.

La poussière qui s’accumule dans les interstices des claviers, les traces de doigts sur les écrans tactiles, les rayures qui marquent progressivement les surfaces lisses des appareils : ces marques d’usage, que l’idéologie de la nouveauté nous pousse à percevoir comme des imperfections à éliminer, deviennent pour nous les signes d’une inscription dans le temps, d’une histoire vécue, d’une relation singulière aux objets. Nous avons fait entrer les techniques dans leur temporalité terrestre et les grands cycles de la matière. Cette réinscription des technologies dans le temps long de la géologie, de la biologie, de l’écologie, nous permet de percevoir leur dimension profondément matérielle, leur appartenance à la grande histoire de la Terre.

Elles ne commencent pas et ne finissent pas à notre usage, elles ne sont pas seulement formes, mais matière. Cette matérialité des technologies, que l’idéologie de l’innovation tend à occulter au profit d’une vision désincarnée, abstraite, éthérée du numérique, constitue le point de départ d’une autre esthétique, d’un autre rapport sensible aux objets technologiques. Leur usage anthropologique n’est qu’un moment de l’histoire matérielle. Cette relativisation de la perspective humaine, cette décentration de notre regard, nous permet de percevoir les technologies non plus comme des extensions de notre volonté, des prolongements de nos désirs, mais comme des entités qui existent indépendamment de nous, qui nous précèdent et nous survivront.

Une machine jetée ne disparaît pas, elle se réorganise, se transforme, rentre en relation avec la géologie et avec tous les autres éléments de la terre. Cette persistance des objets technologiques au-delà de leur obsolescence fonctionnelle, cette survie des matériaux au-delà de leur utilité humaine, constitue le point de départ d’une esthétique de la ruine, de la dégradation, de la décomposition. Les décharges électroniques, les cimetières d’ordinateurs, les amoncellements de smartphones obsolètes deviennent alors les sites d’une nouvelle beauté, d’une nouvelle poésie, d’une nouvelle forme de sublime technologique.

Les technologies sont l’ancien, en allant même au-delà de la reprise (manière de faire académique d’une part de l’art) et en inventant une esthétique de la fossilisation, de la ruine, de l’incident et de la panne, du zombie, du hors-sens et de la contingence (de l’art donc). Cette esthétique de l’ancien ne se contente pas de valoriser les objets technologiques du passé, de cultiver une forme de nostalgie ou de vintage : elle perçoit l’ancienneté au cœur même du nouveau, elle identifie la ruine potentielle dans l’objet flambant neuf, elle anticipe la fossilisation future des dernières innovations.

Le scintillement des écrans brisés, la beauté étrange des circuits imprimés corrodés, la poésie involontaire des codes source devenus illisibles : ces formes de beauté accidentelle, non intentionnelle, constituent le matériau d’une esthétique post-innovationnelle. Les œuvres reviennent au matérialisme et les technologies sont une part de l’entropie générale. Ce retour au matérialisme n’est pas un simple renversement idéologique : il implique une transformation profonde de notre rapport sensible au monde technologique, une attention nouvelle portée à la texture, à la densité, à la résistance, à la fragilité des matériaux qui composent nos appareils numériques.

Notre espèce a déjà disparu. Cette formule lapidaire, provocatrice, nous invite à adopter le point de vue d’un futur lointain, où l’humanité ne serait plus qu’un souvenir, une trace fossile, un ensemble de vestiges à déchiffrer. Cette perspective posthumaine n’est pas simplement spéculative : elle transforme notre perception du présent, elle nous permet de voir notre monde technologique avec les yeux d’une espèce disparue, d’une civilisation fossilisée, d’une culture devenue archéologique.

Les œuvres pourraient lever les yeux sur cette disparition, inquiètes et sévères. Cette inquiétude, cette sévérité ne sont pas de simples postures critiques : elles constituent une forme d’éthique esthétique, une manière de se rapporter au monde technologique avec gravité, avec responsabilité, avec une conscience aiguë de sa fragilité et de sa finitude. L’art qui adopte cette perspective ne se contente pas de représenter la disparition, la ruine, la fossilisation : il les intègre dans son processus même, il travaille avec l’entropie, avec la dégradation, avec l’obsolescence programmée.

On peut se demander si le mythe de l’innovation capitaliste comme fondement d’une croissance sans borne n’a pas une quelconque relation avec la modernité artistique et le goût du nouveau comme tabula rasa. Cette question nous invite à réfléchir aux complicités historiques entre l’avant-garde artistique et le capitalisme industriel, entre la recherche esthétique de la nouveauté et l’idéologie économique de l’innovation. Si tel est le cas, les récits d’émancipation artistique seraient au moins en partie le produit indirect du libéralisme. Cette hypothèse ne vise pas à discréditer l’avant-garde ou à nier sa dimension critique : elle nous invite plutôt à penser de manière plus complexe les relations entre art et économie, entre esthétique et politique, entre création et production.

L’écho lointain des premières machines à vapeur résonne encore dans le vrombissement de nos data centers : cette continuité sonore, cette persistence acoustique nous rappelle que les technologies numériques s’inscrivent dans une longue histoire matérielle, qu’elles prolongent et transforment des gestes, des pratiques, des rapports à la matière qui remontent aux origines de l’industrialisation. L’esthétique de la fossilisation n’est pas une simple négation de l’innovation : elle est une manière de percevoir les strates temporelles qui composent chaque objet technologique, de reconnaître dans le dernier smartphone les traces de toute l’histoire technique qui l’a rendu possible.

La rouille qui ronge lentement les structures métalliques abandonnées, la mousse qui envahit progressivement les ruines industrielles, les racines qui s’insinuent dans les fissures du béton : ces processus de dégradation, de décomposition, de retour à la nature constituent la matière première d’une esthétique post-technologique. Cette esthétique ne se contente pas de représenter la ruine : elle l’intègre comme un processus actif, comme une force créatrice, comme un principe de transformation qui agit sur les matériaux, les formes, les significations.