L’écriture d’art

Un membre de jury ravit
Un membre de jury heureux

On demande aux artistes d’écrire. Ils doivent décrire le projet qu’ils désirent faire afin de recevoir une subvention, une diffusion, une aide. Il y a bien sûr un dossier visuel qui accompagne le dossier, quelques maquettes peut-être, mais le cœur de l’évaluation porte sur le texte, les images sont un supplément d’âme. C’est la qualité des mots qu’on juge.

L’importance accordée à la textualité n’est pas neutre, elle a de profondes influences sur la production elle-même et donc la matérialité esthétique des œuvres. Elle privilégie les artistes qui « savent » écrire, sans que leur écriture ne dépasse certaines bornes intellectuelles. Plus encore, elle donne la priorité aux projets qui charment par leur récit anticipatif (il faut savoir donner envie à un jury), de sorte que tout un pan de la création contemporaine passe à l’arrière-plan, celle qui a des qualités sensibles que le langage des mots ne saurait exprimer. Le récit de l’œuvre à venir correspond à un genre fort particulier : savoir susciter le désir, accaparer son destinataire par le jeu d’une histoire. L’artiste écrivant mime son propre désir pour construire celui du jury par empathie.

Dans ce jeu de prétérition, il y a des stratégies. Puisque le jury est souvent composé de « spécialistes », théoriciens et critiques, c’est-à-dire de personnes dont le médium principal est le langage, on s’adresse à eux en mimant leur univers : jeu de références à l’Histoire de l’art dans laquelle on injecte quelques clins d’œil bien sentis, histoires incongrues exhumées de l’Histoire, documentations d’une histoire de l’art alternative, mise en avant du processus, etc. Ce mimétisme est celui des dominés (les artistes) par rapport aux dominants (le jury). Il s’agit de faire communauté avec le jury, de partager le même univers de sens.

Cette exigence d’écriture produit une « littérature grise » dans laquelle de nombreux artistes investissent un temps incomparable dans l’espoir de recevoir quelques subsides. Certains sont devenus des spécialistes, des bêtes de concours et leur carrière tient moins à la qualité esthétique de leur production qu’à leur capacité de conceptualiser (mais pas trop, car il ne faut pas non plus envahir le territoire et l’autorité du jury et c’est pourquoi il y a une conceptualité particulière aux artistes de dossiers) et à se créer un réseau de connaissances.

Cette exigence a aussi des influences sur la production des œuvres. N’est-ce pas cette textualité, posée comme une condition de possibilité à la réalisation du désir de production artistique, qui provoque, au moins pour une part, ces œuvres documentaires que l’on voit circuler d’exposition en exposition ? N’est-ce pas cette structure institutionnelle qui induit aussi ces œuvres qui reprennent le fil de l’Histoire couramment enseignée pour en démonter les fils selon des relations surprenantes ? N’y a-t-il pas ainsi à considérer une stylistique propre aux « œuvres de dossiers » ? Leur qualité tient-elle plus au dossier qu’à leur forme ?

Il ne s’agit pas ici de dénoncer une manière de produire des œuvres, car ce pouvoir du texte n’est qu’un pouvoir parmi beaucoup d’autres et en le refusant on en mettrait sans doute un autre en place. La critique de l’hégémonie n’est pas une garantie contre sa propre autorité. Il s’agit simplement de déconstruire la relation entre le texte et l’œuvre, car certains artistes luttent, dans leur pratique et parfois dans leur existence même, contre le langage des mots. Qu’il y puisse y avoir une tension fondamentale entre les deux semble peu contestable. Notre époque sauvegarde-t-elle cette possibilité (qui ne doit pas devenir à son tour une norme) ? Laisse-t-elle une place au sensible ? Il s’agit également de se rendre attentif aux structures de pouvoir et de domination qui sont en place de façon concrète, surtout quand ces structures ne sont pas initialement mal intentionnées. Quel est le parcours du désir jusqu’à la réalisation de l’œuvre ? Par quels intermédiaires passe-t-elle ? L’innocence de la domination rend sa critique malaisée parce que les interlocuteurs se sentent alors individuellement visés, alors même que la domination dépasse leurs intentions respectives.

ps : Je ne peux m’empêcher de penser à la question de l’expression chez Spinoza telle qu’elle fut posée par Deleuze. L’expression de chaque attribut et de chaque mode est singulière. L’expression textuelle est-elle adaptée à chaque artiste et à chaque œuvre ?

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