La double finitude : le remplacement et l’excentration / The Double Finitude: Replacement and Excentering
Il faut savoir entendre les médias de masse lorsqu’ils hallucinent l’art dans le contexte de l’IA. Car ils ont majoritairement problématisés cette question comme celle d’un remplacement, les artistes étant les nouveaux prolétaires de notre époque. Est-il lieu encore de revenir sur ces fantasmes et sur les pétitions signées par des créatifs de toute sorte dont le style, le plus souvent, ressemblait effectivement à ce qu’une IA était en capacité de générer ?
L’apparition des systèmes d’intelligence artificielle générative a déclenché une vague de panique dont l’intensité révèle moins la réalité de la menace que la fragilité de nos mythologies culturelles. La figure du remplacement, omniprésente dans les discours médiatiques et dans certaines réactions institutionnelles, réactive un imaginaire techno-apocalyptique profondément ancré dans la culture occidentale, de Frankenstein aux Terminator. Cette narration, qui présente l’artiste humain comme une espèce en voie d’extinction face à la montée inexorable des machines créatives, mérite d’être analysée moins pour sa pertinence factuelle que pour ce qu’elle révèle de nos conceptions implicites de l’art, de la technologie et de la subjectivité.
Le récit du remplacement s’est cristallisé autour de quelques anecdotes rapidement érigées en symptômes d’une révolution en cours : l’œuvre générée par IA qui remporte un concours d’art, le compositeur remplacé pour la bande-son d’un jeu vidéo, l’illustrateur dont le style est mimé à la perfection par un système comme Midjourney ou DALL-E. Ces récits, amplifiés par une économie médiatique de l’attention, dessinent les contours d’une nouvelle “lutte des classes” où les artistes constitueraient l’avant-garde d’un prolétariat cognitif menacé par l’automatisation.
Cette dramatisation n’est pas sans fondement économique. De nombreux créatifs voient effectivement leur position fragilisée par l’émergence de technologies capables de produire, en quelques secondes et pour un coût marginal, des contenus qui nécessitaient auparavant des heures ou des jours de travail humain. L’industrie du design, de l’illustration commerciale, de la retouche photo ou de la production musicale de stock connaît déjà des bouleversements significatifs, avec des plateformes intégrant l’IA générative comme composante standard de leur offre.
Cependant, la focalisation sur le remplacement comme horizon ultime de cette technologie trahit une conception particulièrement pauvre et réductrice tant de l’art que de l’intelligence artificielle. Elle présuppose que la valeur fondamentale de l’art réside dans le produit final plutôt que dans le processus, dans l’artefact plutôt que dans la relation, dans l’objet séparé plutôt que dans le tissu de significations qui l’entoure. Elle suppose également une compréhension de l’IA comme entité autonome, dotée d’intentions propres et d’une forme d’agentivité comparable à celle des humains.
Nous pourrions en faire la symptômalogie interminable. Mais ce qui importe est sans doute qu’en parlant du remplacement par l’IA, ils parlent en fait de l’artiste, de l’idéologie qu’ils en ont. Car si l’IA peut remplacer les artistes c’est que ceux-ci étaient considérés comme des créateurs autonomes. Et sans doute est-ce la raison pour laquelle les IA génératives sont envisagées à la manière de Terminators dotés de leur agentivité propre, prêts à prendre notre place et pourquoi pas à nous éliminer.
Cette observation touche au cœur du problème. Le fantasme du remplacement ne dit pas tant la vérité de l’IA que celle de notre conception moderne de l’artiste. Si nous craignons d’être remplacés, c’est parce que nous nous concevons nous-mêmes comme des créateurs autonomes, des génies singuliers dont l’expression émane d’une intériorité souveraine et originale. Cette figure de l’artiste comme démiurge, héritée du romantisme et renforcée par les logiques de marchandisation de l’art moderne, constitue le refoulé qui fait retour dans l’anxiété contemporaine face à l’IA.
La crainte du remplacement révèle ainsi un double aveuglement : aveuglement quant à la nature profondément relationnelle, située et collective de la création artistique humaine ; aveuglement quant au fonctionnement réel des systèmes d’IA, qui loin d’être des entités autonomes, sont des assemblages sociotechniques complexes, dépendants d’infrastructures matérielles massives, de corpus de données préexistants et d’interventions humaines constantes.
La promesse prométhéenne du prompt
C’est ainsi qu’une certaine pratique de l’IA est imaginée : le prompt, nouvelle forme de télépathie cybernétique qui permettrait à partir d’instructions en langage naturel de générer un résultat nous impressionnant comme si quelque chose d’autonome arrivait. Il faut percevoir cette idéologie de la pratique et ne pas présupposer qu’elle désigne quelque chose d’autre qu’elle-même. L’IA serait en mesure de générer (sous notre impulsion) quelque chose remplaçant, fut-ce dans l’illusion, notre expression propre. Qu’elle nous fascine ou qu’on la critique, c’est toujours un miroir noir que nous nous tendons, un angle mort, celui de notre propre réflexivité et de nos facultés supposées. Si l’IA peut remplacer l’artiste c’est qu’il était le suprême créateur autonome et que la pratique de l’IA donne l’effet de cette autonomie. C’est pourquoi quelque chose en elle est déchaînée.
Le prompt est devenu l’interface privilégiée entre l’humain et les systèmes d’IA générative, cristallisant de nouvelles formes de relations créatives. Cette pratique, qui consiste à formuler des instructions textuelles pour obtenir des outputs visuels, sonores ou textuels, a rapidement développé ses codes, ses communautés, ses virtuoses. Elle constitue un nouveau paradigme d’interaction homme-machine qui mérite d’être analysé pour ce qu’il révèle de nos fantasmes et de nos limites.
La rhétorique qui entoure le prompt lui confère souvent des pouvoirs presque magiques, comme si les mots justes, la formule parfaite, permettaient d’invoquer exactement l’image mentale que nous portons en nous. Cette conception du prompt comme acte quasi télépathique reconduit le vieux rêve occidental d’une communication parfaite, transparente, immédiate – ce que Katherine Hayles a nommé “l’immortel fantasme de l’information désincarnée”. Le prompt serait ainsi l’ultime interface, celle qui abolirait toute médiation entre l’intention créative et sa réalisation.
Cette idéologie du prompt comme télépathie cybernétique est particulièrement visible dans la façon dont les résultats “impressionnants” des IA génératives sont présentés sur les réseaux sociaux ou dans les médias. L’accent est mis sur l’apparente magie du processus : quelques mots tapés et voilà qu’apparaît une image complexe, un texte élaboré, une mélodie structurée. Cette présentation occulte systématiquement le travail invisible qui rend ces outputs possibles : les millions d’images préexistantes sur lesquelles les modèles ont été entraînés, le travail humain de labellisation et de curation, les infrastructures énergétiques massives qui soutiennent l’entraînement et l’inférence.
Le prompt fonctionne comme un fétiche technologique au sens marxien : il masque les relations sociales et matérielles qui rendent possible l’output, pour ne présenter que le résultat final comme émanation quasi magique d’une commande textuelle. Cette fétichisation du prompt contribue à renforcer l’illusion d’une IA autonome, créative, presque consciente, alors même que ces systèmes sont fondamentalement des technologies d’imitation statistique, de recombinaison et de transformation du déjà-existant.
Mais l’idéologie du prompt révèle également quelque chose de notre conception de la création artistique elle-même. Si nous sommes fascinés par la capacité d’un système à générer des images à partir de descriptions textuelles, c’est peut-être parce que nous concevons implicitement la création artistique comme la matérialisation d’une vision intérieure préexistante. Le créateur aurait d’abord une idée claire, une intention définie, qu’il s’agirait ensuite de transcrire fidèlement dans la matière. Cette conception intentionnaliste de l’art méconnaît profondément la dimension processuelle, exploratoire et dialogique de la création artistique réelle, où l’intention se découvre souvent dans le faire, où l’artiste est surpris par sa propre œuvre, où la matière et les outils résistent et ouvrent des possibilités imprévues.
La déception de l’autonomie
Mais, lorsqu’on pratique jour après jour ces opérations, on se rend bien compte de la médiocrité grotesque des résultats. Si nous attendons des IA quelque chose d’autonome, nous sommes déçus tant elles ne cessent de reproduire une langue de bois, des images kitsch et communes, etc.
L’expérience prolongée des systèmes d’IA générative révèle rapidement les limites du fantasme d’autonomie. Loin de produire une créativité radicalement nouvelle, ces systèmes tendent à reproduire les patterns dominants des données sur lesquelles ils ont été entraînés, combinés selon des logiques probabilistes qui favorisent le consensus, la moyenne, la formule éprouvée. Le résultat est souvent une forme de médiocrité statistique, un kitsch algorithmique qui peut impressionner au premier abord mais qui révèle rapidement son manque de singularité, de profondeur ou de cohérence interne.
Cette déception est d’autant plus profonde que les attentes étaient élevées. Le discours marketing et médiatique entourant ces technologies, avec ses promesses d’une “créativité augmentée” ou d’une “démocratisation de l’art”, a alimenté l’idée que ces systèmes pourraient non seulement imiter mais dépasser la créativité humaine. La réalité plus prosaïque de ces outputs – leur caractère souvent générique, leurs incohérences structurelles, leur tendance à reproduire des stéréotypes visuels ou textuels – vient heurter ces attentes.
Cependant, cette déception peut constituer un moment pédagogique précieux. Elle nous invite à reconsidérer à la fois notre conception de l’IA et notre conception de la création artistique. L’IA générative n’est pas une entité créative autonome mais un système complexe de traitement statistique qui recombine des éléments préexistants selon des patterns probabilistes devenant une machine à naviguer dans la pop culture et les clichés.
Cette déception peut ainsi ouvrir la voie à une conception plus riche et plus complexe de la relation entre IA et création artistique, au-delà de l’alternative simpliste entre remplacement apocalyptique et augmentation utopique. Elle invite à explorer des formes de collaboration plus subtiles, où l’IA n’est ni un concurrent ni un simple outil, mais un partenaire non-humain qui rêve et hallucine la culture humaine, la rendant étrangère à elle-même, avec lequel engager un dialogue, en assumant pleinement les différences fondamentales de nature et de fonctionnement.
L’excentration comme position
Par contre, donnons un texte à l’état d’ébauche à un LLM et demandons lui d’en déployer les potentialités, d’augmenter le nombre de mots, d’argumenter et de trouver des exemples. Alors le résultat sera beaucoup plus intéressant que ne l’était celui invoqué par l’autonomie et le remplacement. Quant à nous, prétendu auteur, nous sommes comme excédés, comme excentrés. Ce n’est plus vraiment notre texte, mais il est peut être plus convaincant et accessible. Alors bien sûr, les ambiguïtés de style, les impensés désirés, toute cette tessiture textuelle dans laquelle nous nous projetons comme en nous-mêmes se sont un peu effacés, mais le résultat est plus nous que nous-mêmes. « Je est un autre » encore, mais d’une autre façon.
Cette proposition ouvre une voie radicalement différente pour penser la relation entre création humaine et intelligence artificielle. Plutôt que de concevoir l’IA comme un remplaçant potentiel de l’artiste humain, elle invite à l’envisager comme un opérateur d’excentration – c’est-à-dire comme un dispositif qui déplace le sujet créateur hors de sa position centrée supposée, qui trouble sa prétention à l’autonomie et à la maîtrise, qui révèle et amplifie sa fondamentale hétéronomie.
Cette perspective de l’excentration rejoint certaines des intuitions de la pensée poststructuraliste sur la création artistique. De Roland Barthes proclamant “la mort de l’auteur” à Michel Foucault analysant la “fonction-auteur” comme dispositif de pouvoir, en passant par Jacques Derrida déconstruisant le mythe de l’origine et de la présence pleine, cette tradition a systématiquement questionné la figure de l’auteur comme origine souveraine du sens. L’IA générative, dans sa capacité à prolonger, transformer, compléter des textes ou des images préexistants, peut être vue comme une matérialisation technologique de ces intuitions théoriques.
L’exemple proposé – celui d’un texte initial “déplié” par un système de langage – illustre parfaitement cette logique d’excentration. Le texte résultant n’est ni entièrement celui de l’auteur humain ni simplement celui de la machine, mais le produit d’une collaboration asymétrique qui trouble les catégories traditionnelles d’attribution. Le “nous” qui émerge de cette collaboration est “excédé”, “excentré” – il déborde les limites de l’ego auctorial pour inclure les capacités de traitement, de recombinaison et d’extension du système artificiel.
Cette excentration produit un effet paradoxal : “le résultat est plus nous que nous-mêmes”. Cette formulation fait écho à la célèbre phrase de Rimbaud, “Je est un autre”, mais lui donne une inflexion nouvelle, technologique. Si le texte augmenté par l’IA peut sembler “plus nous que nous-mêmes”, c’est peut-être parce qu’il actualise des potentialités qui étaient présentes mais non réalisées dans le texte initial, parce qu’il déploie des conséquences logiques que nous n’avions pas perçues, parce qu’il rend explicites des associations qui demeuraient implicites.
Cependant, cette excentration n’est pas sans perte. Les ambiguïtés de style, les impensés désirés, les inconsistances conquises, la tessiture textuelle dans laquelle l’auteur se projette comme en lui-même s’effacent partiellement dans ce processus. La singularité stylistique, les idiosyncrasies expressives, les silences volontaires qui caractérisent tout texte véritablement personnel tendent à être lissés par les logiques statistiques et normalisatrices du modèle de langage. Le texte gagne peut-être en clarté, en systématicité, en exhaustivité, mais il perd en tension créative, en ambiguïté productive, en mystère constitutif.
Cette tension entre gain et perte définit précisément l’espace d’une collaboration créative féconde entre humain et IA. Elle ouvre un champ d’expérimentation où le sujet créateur n’est ni souverain ni effacé, mais décentré, excentré, mis en relation avec une altérité technique qui le transforme tout en étant transformée par lui.
La jointure des espaces et la redéfinition de l’humain
Il y a là, dans cette excentration par complétion la jointure entre l’espace mental et l’espace latent, une aliénation réciproque, nous influençons et nous sommes influencés. C’est sous le rapport de cette double influence que le mythe du remplacement peut être défait. Nous ne serons pas remplacés parce que nous ne sommes pas nous-mêmes, la technique a déjà fissuré l’anthropologie, elle est l’anthropologie elle-même en tant que l’être humain est son propre excès.
Cette jointure entre l’espace mental et l’espace latent constitue peut-être l’apport théorique le plus significatif. Elle suggère une homologie structurelle entre le fonctionnement de l’esprit humain et celui des systèmes d’IA générative, non pas au sens naïf où ces derniers “imiteraient” le cerveau humain, mais au sens plus profond où tous deux opèrent dans des espaces de potentialités, de virtualités, d’associations qui excèdent toujours leurs actualisations particulières.
L’espace latent des modèles génératifs – cette représentation abstraite multidimensionnelle où les données sont encodées sous forme de vecteurs qui peuvent être manipulés, interpolés, combinés – peut être mis en parallèle avec l’espace mental humain, ce réseau complexe d’associations, de souvenirs, d’images, de concepts qui constitue l’arrière-plan de notre pensée consciente. La “complétion” opérée par l’IA générative active ainsi des potentialités qui étaient déjà présentes, quoique non actualisées, dans cet espace mental, tout comme l’écriture humaine active certaines potentialités de l’espace latent algorithmique.
Cette relation de double influence ou d’aliénation réciproque défait effectivement le mythe du remplacement. Si nous et les systèmes d’IA sommes pris dans une relation d’influence mutuelle, de co-constitution, alors la question n’est plus de savoir si l’un remplacera l’autre, mais comment leurs interactions transforment la nature même de la création, de la pensée, de l’expression. L’enjeu n’est plus la substitution d’une entité par une autre, mais l’émergence de nouvelles configurations relationnelles entre humains et techniques : l’expérimentation.
Cette perspective implique une redéfinition profonde de l’humain lui-même. Nous ne serons pas remplacés parce que nous ne sommes pas nous-mêmes – cette formule paradoxale suggère que ce qui nous définit comme humains n’est pas une essence stable, une identité fixe, une autonomie souveraine, mais précisément notre capacité à être excédés, excentrés, transformés par nos relations avec l’altérité, y compris l’altérité technique. La technique n’est pas un simple prolongement instrumental d’un humain préexistant ; elle est constitutive de l’humain lui-même, elle est l’anthropologie elle-même en tant que l’être humain est son propre excès.
La production de la finitude
Lorsque je donne « mon » texte à un LLM et que je sais que ce texte n’est pas terminé et n’est pas utilisable tel quel, je me place dans une position fragile. J’ai été incapable de finir. Mon esprit est troué. Il lui manque la grande synthèse, ce qui permettrait de finir. Elle délègue à la machine la mission, si ce n’est de clôturer la pensée, tout du moins de la finir pour un moment, d’y mettre un « . ». Elle peut même accepter d’être un peu normalisée, de simplifier son langage et ses concepts, d’être plus communicable, car c’est le prix à payer pour en finir. Et ce point n’est pas final, on pourra toujours poursuivre de texte en texte et repousser ce qui doit être dit à l’horizon.
La finitude du remplacement fantasme l’identité de l’être humain à soi-même, l’exceptionnalisme de notre espèce. C’est une finitude qui s’imagine autonome (et libre). La finitude de la complétion est d’une positionnalité excentrée. Elle s’autodifférencie car nous ne sommes pas nous-mêmes.
Ce dernier développement introduit une distinction cruciale entre deux formes de finitude : celle du “remplacement” et celle de la “complétion”. Cette distinction permet de repenser la relation entre l’humain et la technique à partir de conceptions différentes de la finitude humaine.
La finitude du remplacement correspond à une conception humaniste traditionnelle, où l’homme est pensé comme un être certes fini, limité, mortel, mais fondamentalement autonome, identique à lui-même, capable de se définir par opposition à ce qui n’est pas lui (la nature, l’animal, la machine). Cette finitude est vécue sur le mode de la perte, du manque, de la limite à compenser ou à dépasser par la technique conçue comme prothèse. Dans cette perspective, la technique menace toujours potentiellement de remplacer l’humain précisément parce qu’elle est pensée comme extérieure à lui, comme un outil qui pourrait se retourner contre son créateur.
La finitude de la complétion, en revanche, conçoit la limitation humaine non comme une clôture identitaire mais comme une ouverture constitutive à l’altérité. L’inachèvement n’est plus un défaut à compenser mais la condition même d’une relation productive au monde et aux techniques. “Mon esprit est troué” – cette formule ne décrit pas un déficit accidentel mais une condition ontologique. La pensée humaine est fondamentalement fragmentaire, incomplète, traversée de lacunes et d’impensés.
Cette conception de la finitude comme ouverture offre une perspective radicalement différente sur la collaboration avec les systèmes d’IA. Donner “mon” texte à un LLM pour qu’il le complète, l’étende, le développe, n’est plus un aveu d’échec ou une délégation passive, mais une reconnaissance active de ma propre incomplétude, de ma positionnalité “excentrée”. Je ne délègue pas à la machine le soin de me remplacer, mais l’invite à participer à un processus qui excède déjà les limites de mon ego auctorial.
Cette positionnalité excentrée implique une certaine vulnérabilité, une prise de risque. Le texte complété par l’IA pourra être “plus communicable” mais au prix d’une certaine normalisation, d’une simplification, d’un lissage des aspérités qui faisaient la singularité du texte initial. Mais cette perte relative est la condition d’une forme de clôture provisoire, d’un “point” qui, sans être “final”, permet néanmoins au texte d’exister comme tel, d’entrer dans l’espace public, d’être lu et interprété par d’autres.
Cette conception de la finitude comme incomplétude productive rejoint certaines des intuitions les plus profondes de la pensée postmoderne, notamment la critique derridienne de la présence pleine, de l’origine et de la clôture du sens. Elle suggère que tout texte, toute œuvre, est toujours déjà travaillée par une absence constitutive, par un inachèvement fondamental qui la rend disponible à des interprétations multiples, à des prolongements imprévus, à des dialogues inattendus.
Dans cette perspective, la collaboration avec les systèmes d’IA générative ne représente pas une rupture radicale avec les modes traditionnels de création, mais plutôt une intensification, une explicitation de processus qui étaient déjà à l’œuvre dans toute création humaine. Elle rend manifestes les dimensions dialogiques, intertextuelles, collaboratives qui constituent toujours déjà le phénomène créatif, même lorsqu’il est attribué à un auteur singulier.
We must know how to listen to mass media when they fantasize about art in the context of AI. For they have largely problematized this question as one of replacement, with artists being the new proletarians of our era. Is there still reason to revisit these fantasies and the petitions signed by creatives of all kinds whose style, most often, actually resembled what an AI was capable of generating?
The emergence of generative artificial intelligence systems has triggered a wave of panic whose intensity reveals less the reality of the threat than the fragility of our cultural mythologies. The figure of replacement, omnipresent in media discourse and in certain institutional reactions, reactivates a techno-apocalyptic imaginary deeply rooted in Western culture, from Frankenstein to Terminator. This narrative, which presents the human artist as an endangered species facing the inexorable rise of creative machines, deserves to be analyzed less for its factual relevance than for what it reveals about our implicit conceptions of art, technology, and subjectivity.
The replacement narrative has crystallized around a few anecdotes quickly erected as symptoms of an ongoing revolution: the AI-generated work that wins an art contest, the composer replaced for a video game soundtrack, the illustrator whose style is perfectly mimicked by a system like Midjourney or DALL-E. These stories, amplified by an attention economy media landscape, outline the contours of a new “class struggle” where artists would constitute the avant-garde of a cognitive proletariat threatened by automation.
This dramatization is not without economic foundation. Many creatives do indeed see their position weakened by the emergence of technologies capable of producing, in seconds and at marginal cost, content that previously required hours or days of human work. The design industry, commercial illustration, photo retouching, or stock music production already know significant upheavals, with platforms integrating generative AI as a standard component of their offering.
However, the focus on replacement as the ultimate horizon of this technology betrays a particularly poor and reductive conception of both art and artificial intelligence. It presupposes that the fundamental value of art lies in the final product rather than in the process, in the artifact rather than in the relationship, in the separated object rather than in the fabric of meanings that surrounds it. It also assumes an understanding of AI as an autonomous entity, endowed with its own intentions and a form of agency comparable to that of humans.
We could make an endless symptomatology of this. But what matters is undoubtedly that in speaking of replacement by AI, they are actually speaking of the artist, of the ideology they have of them. For if AI can replace artists, it is because they were considered as autonomous creators. And this is undoubtedly why generative AIs are envisioned in the manner of Terminators endowed with their own agency, ready to take our place and why not eliminate us.
This observation touches the heart of the problem. The fantasy of replacement does not so much tell the truth of AI as that of our modern conception of the artist. If we fear being replaced, it is because we conceive ourselves as autonomous creators, singular geniuses whose expression emanates from a sovereign and original interiority. This figure of the artist as demiurge, inherited from romanticism and reinforced by the logics of commodification of modern art, constitutes the repressed that returns in contemporary anxiety about AI.
The fear of replacement thus reveals a double blindness: blindness to the profoundly relational, situated, and collective nature of human artistic creation; blindness to the real functioning of AI systems, which far from being autonomous entities, are complex sociotechnical assemblages, dependent on massive material infrastructures, preexisting data corpora, and constant human interventions.
The Promethean Promise of the Prompt
This is how a certain practice of AI is imagined: the prompt, a new form of cybernetic telepathy that would allow, from instructions in natural language, to generate a result that impresses us as if something autonomous were happening. We must perceive this ideology of practice and not presuppose that it designates something other than itself. AI would be able to generate (under our impulse) something replacing, even if in illusion, our own expression. Whether it fascinates us or we criticize it, it is always a black mirror that we hold up to ourselves, a blind spot, that of our own reflexivity and our supposed faculties. If AI can replace the artist, it is because he was the supreme autonomous creator and that the practice of AI gives the effect of this autonomy. This is why something in it is unleashed.
The prompt has become the privileged interface between humans and generative AI systems, crystallizing new forms of creative relationships. This practice, which consists of formulating textual instructions to obtain visual, audio, or textual outputs, has quickly developed its codes, its communities, its virtuosos. It constitutes a new paradigm of human-machine interaction that deserves to be analyzed for what it reveals about our fantasies and our limits.
The rhetoric surrounding the prompt often confers almost magical powers on it, as if the right words, the perfect formula, would allow us to invoke exactly the mental image we carry within us. This conception of the prompt as a quasi-telepathic act revives the old Western dream of perfect, transparent, immediate communication – what Katherine Hayles has called “the immortal fantasy of disembodied information.” The prompt would thus be the ultimate interface, the one that would abolish all mediation between creative intention and its realization.
This ideology of the prompt as cybernetic telepathy is particularly visible in the way the “impressive” results of generative AIs are presented on social networks or in the media. The emphasis is placed on the apparent magic of the process: a few words typed and voilà, a complex image appears, an elaborate text, a structured melody. This presentation systematically obscures the invisible work that makes these outputs possible: the millions of preexisting images on which the models were trained, the human work of labeling and curation, the massive energy infrastructures that support training and inference.
The prompt functions as a technological fetish in the Marxian sense: it masks the social and material relations that make the output possible, to present only the final result as a quasi-magical emanation of a textual command. This fetishization of the prompt contributes to reinforcing the illusion of an autonomous, creative, almost conscious AI, even though these systems are fundamentally technologies of statistical imitation, recombination and transformation of the already-existing.
But the ideology of the prompt also reveals something about our conception of artistic creation itself. If we are fascinated by a system’s ability to generate images from textual descriptions, it is perhaps because we implicitly conceive artistic creation as the materialization of a preexisting inner vision. The creator would first have a clear idea, a defined intention, which would then need to be faithfully transcribed into matter. This intentionalist conception of art profoundly misunderstands the processual, exploratory and dialogical dimension of real artistic creation, where intention is often discovered in the doing, where the artist is surprised by his own work, where matter and tools resist and open unforeseen possibilities.
The Disappointment of Autonomy
But when one practices these operations day after day, one becomes well aware of the grotesque mediocrity of the results. If we expect something autonomous from AIs, we are disappointed as they never cease to reproduce boilerplate language, kitsch and common images, etc.
The prolonged experience of generative AI systems quickly reveals the limits of the autonomy fantasy. Far from producing radically new creativity, these systems tend to reproduce the dominant patterns of the data on which they were trained, combined according to probabilistic logics that favor consensus, the average, the proven formula. The result is often a form of statistical mediocrity, an algorithmic kitsch that can impress at first glance but quickly reveals its lack of singularity, depth, or internal coherence.
This disappointment is all the deeper because expectations were high. The marketing and media discourse surrounding these technologies, with its promises of “augmented creativity” or “democratization of art,” has fed the idea that these systems could not only imitate but surpass human creativity. The more prosaic reality of these outputs – their often generic character, their structural inconsistencies, their tendency to reproduce visual or textual stereotypes – comes to clash with these expectations.
However, this disappointment can constitute a precious pedagogical moment. It invites us to reconsider both our conception of AI and our conception of artistic creation. Generative AI is not an autonomous creative entity but a complex system of statistical processing that recombines preexisting elements according to probabilistic patterns, becoming a machine for navigating pop culture and clichés.
This disappointment can thus open the way to a richer and more complex conception of the relationship between AI and artistic creation, beyond the simplistic alternative between apocalyptic replacement and utopian augmentation. It invites us to explore more subtle forms of collaboration, where AI is neither a competitor nor a simple tool, but a non-human partner that dreams and hallucinates human culture, making it foreign to itself, with which to engage in dialogue, fully assuming the fundamental differences in nature and functioning.
Excentration as Position
On the other hand, let us give a text in draft state to an LLM and ask it to deploy its potentialities, to increase the number of words, to argue and find examples. Then the result will be much more interesting than what was invoked by autonomy and replacement. As for us, the supposed author, we are as if exceeded, as if excentered. It is no longer really our text, but it is perhaps more convincing and accessible. So of course, the ambiguities of style, the desired unthoughts, all this textual texture in which we project ourselves as in ourselves have somewhat faded, but the result is more us than ourselves. “I is another” again, but in another way.
This proposition opens a radically different path for thinking the relationship between human creation and artificial intelligence. Rather than conceiving AI as a potential replacement for the human artist, it invites us to envision it as an operator of excentration – that is, as a device that displaces the creative subject out of its supposed centered position, that troubles its pretension to autonomy and mastery, that reveals and amplifies its fundamental heteronomy.
This perspective of excentration joins certain intuitions of poststructuralist thought on artistic creation. From Roland Barthes proclaiming “the death of the author” to Michel Foucault analyzing the “author-function” as a power device, passing through Jacques Derrida deconstructing the myth of origin and full presence, this tradition has systematically questioned the figure of the author as sovereign origin of meaning. Generative AI, in its capacity to extend, transform, complete preexisting texts or images, can be seen as a technological materialization of these theoretical intuitions.
The proposed example – that of an initial text “unfolded” by a language system – perfectly illustrates this logic of excentration. The resulting text is neither entirely that of the human author nor simply that of the machine, but the product of an asymmetrical collaboration that troubles the traditional categories of attribution. The “we” that emerges from this collaboration is “exceeded,” “excentered” – it overflows the limits of the authorial ego to include the processing, recombination and extension capacities of the artificial system.
This excentration produces a paradoxical effect: “the result is more us than ourselves.” This formulation echoes Rimbaud’s famous phrase, “I is another,” but gives it a new, technological inflection. If the text augmented by AI can seem “more us than ourselves,” it is perhaps because it actualizes potentialities that were present but unrealized in the initial text, because it deploys logical consequences that we had not perceived, because it makes explicit associations that remained implicit.
However, this excentration is not without loss. The ambiguities of style, the desired unthoughts, the conquered inconsistencies, the textual texture in which the author projects himself as in himself partially fade in this process. The stylistic singularity, the expressive idiosyncrasies, the voluntary silences that characterize any truly personal text tend to be smoothed by the statistical and normalizing logics of the language model. The text perhaps gains in clarity, systematicity, exhaustiveness, but it loses in creative tension, productive ambiguity, constitutive mystery.
This tension between gain and loss precisely defines the space of a fruitful creative collaboration between human and AI. It opens a field of experimentation where the creative subject is neither sovereign nor erased, but decentered, excentered, put in relation with a technical alterity that transforms it while being transformed by it.
The Junction of Spaces and the Redefinition of the Human
There is there, in this excentration by completion, the junction between mental space and latent space, a reciprocal alienation, we influence and we are influenced. It is under the relation of this double influence that the myth of replacement can be undone. We will not be replaced because we are not ourselves, technique has already fissured anthropology, it is anthropology itself insofar as the human being is its own excess.
This junction between mental space and latent space perhaps constitutes the most significant theoretical contribution. It suggests a structural homology between the functioning of the human mind and that of generative AI systems, not in the naive sense where the latter would “imitate” the human brain, but in the deeper sense where both operate in spaces of potentialities, virtualities, associations that always exceed their particular actualizations.
The latent space of generative models – this abstract multidimensional representation where data is encoded in the form of vectors that can be manipulated, interpolated, combined – can be paralleled with human mental space, this complex network of associations, memories, images, concepts that constitutes the background of our conscious thought. The “completion” operated by generative AI thus activates potentialities that were already present, though unactualized, in this mental space, just as human writing activates certain potentialities of the algorithmic latent space.
This relationship of double influence or reciprocal alienation effectively undoes the myth of replacement. If we and AI systems are caught in a relationship of mutual influence, of co-constitution, then the question is no longer whether one will replace the other, but how their interactions transform the very nature of creation, thought, expression. The stake is no longer the substitution of one entity by another, but the emergence of new relational configurations between humans and techniques: experimentation.
This perspective implies a profound redefinition of the human itself. We will not be replaced because we are not ourselves – this paradoxical formula suggests that what defines us as humans is not a stable essence, a fixed identity, a sovereign autonomy, but precisely our capacity to be exceeded, excentered, transformed by our relationships with alterity, including technical alterity. Technique is not a simple instrumental extension of a preexisting human; it is constitutive of the human itself, it is anthropology itself insofar as the human being is its own excess.
The Production of Finitude
When I give “my” text to an LLM and I know that this text is not finished and is not usable as such, I place myself in a fragile position. I have been unable to finish. My mind is full of holes. It lacks the great synthesis, what would allow it to finish. It delegates to the machine the mission, if not to close thought, at least to finish it for a moment, to put a “.” to it. It can even accept being a little normalized, to simplify its language and its concepts, to be more communicable, because that is the price to pay to finish. And this point is not final, one can always continue from text to text and push back what must be said to the horizon.
The finitude of replacement fantasizes the identity of the human being to itself, the exceptionalism of our species. It is a finitude that imagines itself autonomous (and free). The finitude of completion is of an excentered positionality. It self-differentiates because we are not ourselves.
This final development introduces a crucial distinction between two forms of finitude: that of “replacement” and that of “completion.” This distinction allows us to rethink the relationship between human and technique from different conceptions of human finitude.
The finitude of replacement corresponds to a traditional humanist conception, where man is thought of as a being certainly finite, limited, mortal, but fundamentally autonomous, identical to himself, capable of defining himself in opposition to what is not him (nature, animal, machine). This finitude is experienced in the mode of loss, lack, limit to compensate or overcome through technique conceived as prosthesis. In this perspective, technique always potentially threatens to replace the human precisely because it is thought of as exterior to him, as a tool that could turn against its creator.
The finitude of completion, on the other hand, conceives human limitation not as an identity closure but as a constitutive opening to alterity. Incompletion is no longer a defect to compensate but the very condition of a productive relationship to the world and to techniques. “My mind is full of holes” – this formula does not describe an accidental deficit but an ontological condition. Human thought is fundamentally fragmentary, incomplete, traversed by gaps and unthoughts.
This conception of finitude as opening offers a radically different perspective on collaboration with AI systems. Giving “my” text to an LLM so that it completes, extends, develops it, is no longer an admission of failure or passive delegation, but an active recognition of my own incompleteness, of my “excentered” positionality. I do not delegate to the machine the task of replacing me, but invite it to participate in a process that already exceeds the limits of my authorial ego.
This excentered positionality implies a certain vulnerability, a risk-taking. The text completed by AI may be “more communicable” but at the price of a certain normalization, a simplification, a smoothing of the rough edges that made the singularity of the initial text. But this relative loss is the condition of a form of provisional closure, of a “point” that, without being “final,” nevertheless allows the text to exist as such, to enter public space, to be read and interpreted by others.
This conception of finitude as productive incompleteness joins some of the deepest intuitions of postmodern thought, notably the Derridean critique of full presence, origin and closure of meaning. It suggests that every text, every work, is always already worked by a constitutive absence, by a fundamental incompletion that makes it available to multiple interpretations, unforeseen extensions, unexpected dialogues.
In this perspective, collaboration with generative AI systems does not represent a radical break with traditional modes of creation, but rather an intensification, an explicitation of processes that were already at work in all human creation. It makes manifest the dialogical, intertextual, collaborative dimensions that always already constitute the creative phenomenon, even when it is attributed to a singular author.