La lutte des esprits
Chacun pianote sur son clavier entrelaçant le flux de sa conscience au flux d’une inscription. L’un se reporte sur l’autre, la conscience est un effet de surface de l’inscription, elle est seconde. Chacun s’exprime. L’égocentrisme est-il un dispositif technique qui dépasse une intention ? Cette question nous confronte à l’essence même de notre présence numérique, à cette étrange superposition où le geste mécanique précède la pensée qu’il est censé traduire. Car dans cet univers de signes électroniques, l’expression n’est plus l’extériorisation d’une intériorité préexistante : elle devient le mouvement même par lequel une intériorité se constitue, se reconnaît, s’invente peut-être.
Chacun fait sa promotion, s’agite, produit, écrit et fait des images, poste et reposte, pas une seconde à perdre. Il faut que quelque chose arrive. Mais qu’est-ce donc qui doit arriver ? L’événement attendu est-il autre chose que cette attente même, cette tension permanente vers un horizon qui recule à mesure que nous avançons ? L’impatience contemporaine traduit cette étrange temporalité où l’instant présent est perpétuellement sacrifié sur l’autel d’un futur immédiat : celui du clic, de la notification, de la réaction. Le temps numérique est un temps paradoxal qui conjoint l’immédiateté absolue et l’attente perpétuelle. Nous vivons dans l’instantané différé, dans cette contradiction performative d’un présent qui n’existe que pour être aussitôt dépassé.
On a des choses à dire et à exprimer et on observe le nombre de likes et de partages qui s’accumulent sur sa page avec un mélange de déception et de délectation. La quantification de l’existence : voilà le phénomène proprement vertigineux qui caractérise notre condition contemporaine. Le chiffre devient l’étalon de notre présence au monde, la mesure d’une valeur qui, pourtant, prétend échapper à toute mesure. Cette arithmétique du sensible opère une transmutation alchimique de la qualité en quantité, du vécu en donnée. L’expérience humaine, dans ce qu’elle a de plus singulier et de plus ineffable, se trouve ainsi soumise à l’impératif du dénombrable, du comparable, du classable. Étrange destin que celui d’une civilisation qui, après avoir tant célébré l’unicité de l’individu, finit par l’évaluer selon des métriques uniformes et réductrices.
On ne vaut que du petit réseau qui s’est formé autour de soi et si on « like » autre chose que soi, c’est dans l’espoir d’une réciprocité. Ce calcul tacite, cette économie silencieuse des affects numériques, transforme l’altérité en monnaie d’échange. L’autre n’est plus rencontré dans sa différence irréductible, mais dans sa capacité à nous renvoyer notre propre image, à confirmer notre existence par son attention. Le narcissisme contemporain n’est pas tant l’amour excessif de soi que l’incapacité structurelle à percevoir l’autre autrement que comme un miroir potentiel. Dans ce jeu de reflets infinis, l’identité se dissout paradoxalement à mesure qu’elle cherche à s’affirmer : plus nous tentons désespérément d’être quelqu’un, plus nous devenons personne.
Tout ceci n’est plus centralisé comme au XXe siècle avec les médias de masse, cette démocratie nous opprime, nous pousse et nous écrase, la multitude ne parle que d’elle-même. Elle n’a pas le charme du spinozisme. La démocratie des flux numériques présente cette singulière caractéristique d’être à la fois horizontale dans sa structure et verticale dans ses effets : chacun peut s’exprimer, certes, mais cette liberté formelle se traduit par une contrainte réelle, celle de devoir s’exprimer. L’impératif catégorique de la visibilité ne tolère aucune exception, aucun retrait, aucun silence. Le droit à la parole s’est insensiblement métamorphosé en obligation de parler, en injonction permanente à l’auto-exposition. Ne pas être présent sur les réseaux, ne pas participer au grand concert des voix numériques, c’est aujourd’hui risquer une forme subtile d’inexistence sociale. La multitude spinoziste, cette puissance collective d’agir et de penser, s’est ainsi transformée en foule solitaire, en juxtaposition d’individualités qui s’ignorent tout en se surveillant mutuellement.
Cette reconnaissance est-elle même un désir d’amour ou simplement le dispositif technique qui nous enchaîne ? Le besoin de reconnaissance, ce moteur fondamental de l’existence sociale selon Hegel, se trouve aujourd’hui capturé, canalisé, formaté par les architectures numériques qui en orchestrent la manifestation. Les plateformes ne se contentent pas de médiatiser notre désir d’être reconnu : elles le modèlent, le conditionnent, lui imposent leurs propres rythmes et leurs propres formes. Dans cette étrange dialectique entre le désir et le dispositif, qui instrumentalise qui ? Le flux technologique est-il au service de nos aspirations profondes ou nos aspirations sont-elles progressivement reconfigurées pour s’adapter aux contraintes du flux ? L’amour authentique, cet événement qui échappe par définition à toute programmation, peut-il encore surgir dans un espace où chaque geste est anticipé, calculé, optimisé ?
Le bruit de fond est permanent, le nôtre, celui des autres et c’est une hantise, nous nous conjurons mutuellement. Cette spectralité généralisée témoigne d’une mutation anthropologique majeure : nous n’habitons plus seulement le monde matériel, ni même le monde symbolique, mais un entre-deux instable, un espace liminal où les présences se font absences et les absences présences. Chaque trace numérique que nous laissons devient un fantôme qui nous survit, qui agit en notre nom, qui parle avec notre voix alors même que nous sommes ailleurs, occupés à produire de nouveaux spectres. Cette prolifération de doubles, de projections, d’avatars crée une atmosphère dense, saturée de signaux contradictoires. Nous vivons entourés de revenants — les nôtres, ceux des autres — qui murmurent sans cesse à nos oreilles, réclamant une attention que nous ne pouvons plus leur accorder tant ils sont nombreux.
Nous savons combien chaque texte et chaque image n’est qu’un texte et qu’une image de plus s’accumulant, disparaissant au même instant. Notre expression est obsolète. Nous attendons encore le moment propice. Cette conscience aiguë de la redondance, cette lucidité douloureuse face à l’inflation des signes, nous place dans une temporalité paradoxale : celle d’une urgence perpétuellement différée. Il faut parler maintenant, tout de suite, sans délai — mais pour dire quoi, au juste, qui n’ait pas déjà été dit mille fois ? L’attente du moment propice devient alors une figure de l’impossible : nous savons qu’il ne viendra pas, ce moment parfait où notre parole serait pleinement nécessaire, pleinement justifiée par son contenu même plutôt que par l’injonction formelle à l’expression. Et pourtant, nous continuons d’espérer, de guetter l’occasion, l’ouverture, la brèche dans le mur du déjà-dit.
Les artistes font leur promotion, postent des images de projet, ils assurent leur diffusion à une échelle microscopique. La figure de l’artiste-entrepreneur, contrainte à l’auto-promotion perpétuelle, révèle une transformation profonde du statut de la création dans nos sociétés. L’œuvre d’art elle-même devient seconde par rapport à sa mise en circulation : ce qui compte, ce n’est plus tant de créer que de rendre visible la création, de la faire exister dans le flux ininterrompu des images et des textes. L’artiste contemporain est ainsi condamné à une forme de schizophrénie productive : d’un côté, il doit préserver un espace d’intériorité, de concentration, de maturation nécessaire à la création authentique ; de l’autre, il doit constamment extérioriser, exposer, raconter ce processus même pour en assurer la reconnaissance sociale. Comment habiter cette contradiction sans s’y perdre ? Comment préserver une forme d’intégrité créative dans un système qui valorise davantage la visibilité que la vision ?
Certains philosophes se déchaînent sur Facebook, ils ne parlent que d’eux-mêmes. Ils ont rencontré telles célébrités mortes (avec en tête Deleuze et Derrida). Ils sont adoubés, adorent leurs propres textes, répondent aux réfutations avec cette assurance d’avoir réalisé une œuvre. La pensée, cette activité qui suppose par excellence la distance, le recul, la patience conceptuelle, se trouve ainsi soumise aux mêmes impératifs d’immédiateté et de visibilité que les autres formes d’expression. Le philosophe-influenceur, figure emblématique de notre contemporanéité intellectuelle, incarne cette tension entre la lenteur nécessaire à l’élaboration des concepts et l’accélération imposée par les flux numériques. Le nom-dropping, cette pratique qui consiste à invoquer les grands noms de la tradition philosophique comme autant de talismans magiques censés conférer légitimité et profondeur à un propos, trahit une conception fétichiste de la pensée où l’autorité se substitue à l’argumentation. Mais cette fétichisation n’est-elle pas, paradoxalement, l’aveu d’une nostalgie secrète pour un temps où la pensée pouvait encore prétendre à une forme de stabilité, d’ancrage dans une tradition ?
On est abasourdi par tant de naïveté, comme si le dispositif de capture des anonymes pouvait nous faire croire à l’expression de chacun alors qu’il ne s’agit que de « storage », rien de plus. Cette illusion d’expression, ce mirage d’une parole propre qui ne serait en réalité qu’un écho préformaté, constitue peut-être la mystification centrale de notre époque numérique. Nous parlons, certes, mais dans une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre, avec des mots qui portent en eux les traces de leur circulation antérieure, de leur insertion dans des chaînes algorithmiques qui en prédéterminent le sens et la portée. Le « storage », cette réduction de l’expérience humaine à une série de données stockables, analysables, exploitables, représente l’horizon ultime d’une civilisation qui a fait de l’information sa valeur suprême. Mais l’information n’est pas le savoir, encore moins la sagesse : elle n’est que la condition technique de leur possible émergence, un matériau brut qui attend d’être transformé par l’intelligence et la sensibilité humaines.
Comme si ce dispositif n’exigeait pas un certain recul, un clin d’œil, un peu d’humour de savoir reconnaître la vacuité. Cette absence d’ironie, cette incapacité à prendre distance vis-à-vis de sa propre inscription dans les flux, témoigne d’une perte inquiétante de réflexivité. L’ironie, cette forme subtile d’intelligence qui consiste à habiter simultanément plusieurs niveaux de discours, à être à la fois dedans et dehors, participant et observateur, devient une ressource critique essentielle à l’ère numérique. Elle seule permet peut-être de résister à la capture totale de la subjectivité par les dispositifs, d’introduire un décalage salutaire entre ce que nous sommes et ce que nous paraissons être. Mais cette posture ironique est elle-même menacée par l’accélération des flux : comment maintenir une distance critique quand tout nous pousse à l’immédiateté de la réaction, à l’adhérence sans recul à l’instant présent ?
Comme s’il ne fallait pas sentir la contingence (désirée) de telles expressions et leur soumission aux protocoles et aux idéologies de leur inscription commerciale. Le paradoxe ultime de notre condition contemporaine réside dans cette double contrainte : d’un côté, une injonction permanente à l’authenticité, à l’originalité, à l’expression d’une singularité irréductible ; de l’autre, une standardisation croissante des formats, des tons, des contenus imposée par les plateformes qui médiatisent cette expression. Nous sommes sommés d’être nous-mêmes dans un environnement qui rend cette exigence structurellement impossible à satisfaire. La contingence de nos expressions, leur caractère nécessairement partiel, situé, incomplet, pourrait constituer une forme de libération face à cette double contrainte : en assumant le caractère fragmentaire et provisoire de notre présence numérique, nous échapperions peut-être à l’illusion d’une cohérence forcée, d’une identité sans failles.
Dans cette soumission même il y a la jouissance de se perdre, de s’évanouir et d’être le support d’un changement dont on ne connait pas la nature. Cette dissolution du sujet dans les flux, cette extase de la disparition, constitue peut-être l’expérience métaphysique caractéristique de notre époque. Nous sommes traversés par des forces qui nous dépassent, par des courants qui nous emportent vers des rivages inconnus. Et dans ce dessaisissement même, dans cet abandon à l’indétermination des devenirs numériques, se cache paradoxalement une forme de liberté : celle de n’être plus assigné à une identité fixe, à une position stable, à un rôle prédéfini. L’être-flux, cette modalité contemporaine de l’existence, ouvre ainsi sur un horizon d’indétermination radicale : nous ne savons pas ce que peut un corps connecté, nous ignorons les métamorphoses que les technologies numériques font subir à notre constitution anthropologique la plus intime. Cette ignorance même est peut-être notre chance, l’espace où peut encore surgir l’imprévisible, l’incalculable, l’inédit.