Les blogs ou le déluge des esprits

Je reviens sur la question des blogs car il y a là un phénomène étrange et unique dans l’histoire rendu sans doute possibe par le libéralisme: jamais il n’y avait eu cette possibilité d’inscrire son individualité et de la diffuser aussi massivement. Cette possibilité est aussi celle d’un déluge: jamais il n’y a eu un déferlement d’autant d’inscriptions, un tel bruit de fond des esprits, une telle accumulation.

Je m’interroge vraiment pour savoir ce que va devenir l’Histoire, de quelle façon à l’avenir les historiens pourront trier les archives. Prendront-ils en compte ces vies individuelles et communes inscrites dans les blogs? En sortiront-ils simplement des statistiques (et l’extraction des données dans certaines oeuvres contemporaines préfigureraient-elles le travail de l’historien?)? Ou laisseront-ils simplement ces blogs de côté en estimant qu’ils sont inexploitables? Quelles seront les nouvelles modalités de tri et d’oubli historique?

L’Histoire a été souvent celle d’un homme entouré par d’autres hommes. Il y a de belles pages de Michelet sur cette question de l’action historique. L’historiographie est souvent un symptôme de notre relation épochale au monde. Il y a aussi une histoire de l’Histoire. Les blogs ne modifieront-ils pas la ligne de partage entre le connu et l’inconnu, entre le mémorisé et l’oubli, en rendant disponible ces mémoires sur des supports numériques, c’est-à-dire discontinus, à accès non-linéaire et immédiatement consultables de façon langagière?

Et que se passera-t-il pour ces blogs hébergés[1] par des sociétés privées? A qui appartiendront les données accumulées dans une vie une fois que le bloggeur décédera? A la famille du disparu? Ce sera pour beaucoup le signe le plus vivant, le plus intime de l’existence disparue. Imaginons ces adolescents sur skyblog, devenus adultes avec leurs petits secrets exposés aux regards des internautes. Effaceront-ils eux mêmes ces données une fois que le présent de leur inscription (ce qui rendait l’écriture de leur blog nécessaire à un moment donné, dans une situation donné) sera passé?

Ce déluge est le bruissement d’un peuple à venir. Les blogs, volonté d’inscrire tout, ses pensées autant que des micro-événements quotidiens, de relayer des informations, de relayer d’autres blogs, ce désir donc d’appartenir au flux en s’y inscrivant, en y ajoutant encore et encore d’autres informations pour apercevoir le point de saturation du système, n’est-ce pas un immense cimetière d’un peuple à venir qui va disparaître?

Notes:

  1. Il y a parfois des mots couramment et pour ainsi dire inconsciemment utilisés dans le domaine technologique et qui sonnent étrangement comme cette notion d’hébergement, chacun étant voyageur, passager, transporté