Dans le silence du réseau
Adolescent je n’ai jamais tenu de journal intime pour y raconter mes secrets et mes colères inavouables. Tout juste me suis-je envoyé à moi-même une ou deux lettres à décacheter 10 ans plus tard, serment fait à soi, lettres que j’ai bien sûr perdues. Je vis à présent une situation pour le moins paradoxale que je ne peux m’éviter d’analyser et donc d’une certaine manière de suspendre. Est-ce là une façon de la distanciation? Ou est-ce seulement que ce qui m’arrive autobiographiquement, et encore faudrait-il savoir ce qu’est cet auto, cette bio et cette graphie, joue sur une scène publique ce qui s’était joué en cours lorsque j’avais enseigné à l’université sur le thème de l’inversion du public et du privé.
Mon idée, comme depuis longtemps, est de démontrer que les technologies sont entrelacées à nos affects et que si historiquement elles proviennent d’une volonté rationnelle, celle-ci est hantée de part en part par les sentiments et pour tout dire par le pathos. La dénégation de celui-ci semble être une marque de notre époque qui alterne entre l’affirmation de l’individu et le rejet de celui-ci jusqu’à la fêlure victimaire.
La séparation, même lorsque celle-ci est voulue, reste un événement mystérieux chez l’individu. On peut bien sûr jouer le rôle de celui très terre à terre la ramenant à un événement parmi d’autres, mais il n’empêche qu’elle met en jeu certains mécanismes fondamentaux, la relation à l’autre, à soi, à l’amour, à l’abandon, à la solitude, à la rencontre. Il y a dans la séparation quelque chose que l’on tente d’oublier car on essaye de passer à travers et de faire en sorte de sortir de ce mauvais moment. Mais ce moment est pourtant révélateur de ce dont nous sommes d’une manière très spécifique que nul autre événement n’est à même de faire apparaître. Il ne faut donc pas tourner la page si vite, il faut laisser cette page un peu suspendue en l’air, hésitante sur la face de sa tombée, question de la tranche et de ce qui tombant ainsi tranche, coupe, aiguise. Restons un moment dans ce flottement.
La séparation est manque, absence de communication, arrachement à l’autre aimé et même si on ne l’aime plus (et qu’est-ce que signifie alors que de ne plus aimer?), il fait défaut, quelque chose insiste. Cette chose est sans doute cette étrange répartition entre l’idéalisation de l’amour (vouloir aimer et être aimé anonymement) et l’accidentel de l’amour (aimer cette personne en particulier). Il va de soi que cette répartition est au net désavantage du second car, on s’en rend bien compte quand tout prend fin, il ne reste pas grand chose de l’autre une fois que l’idée de l’amour s’est évanouie et qu’elle a été transféré sur une autre corps et un autre destin.
La séparation ouvre donc une lacune qui empêche le langage: il faut un moment ou on ne parle plus, ou on laisse le temps faire son oeuvre, cicatriser les plaies, ou l’autre nous ignore comme nous l’ignorons. Cette ignorance dans laquelle nous souhaitons nous maintenir pour entériner la séparation ne va pas de soi (il peut aller de soi dans le présent mais l’après-coup est alors encore plus violent), elle est problématique car elle met en jeu ce que nous sommes, dans toutes les tensions laissées à cet être, de désir, de corps, de pensée, de volonté, de lâcher-prise, de passivité, etc. Il y a le secret de ce que nous sommes là, secret qui est sans langage, indécelable, secret de rien, secret idiot et infiniment solitaire.
Que se passe-t-il quand cette ignorance est ouverte par un support ou les gens inscrivent leurs affects quotidiennement? Que se passe-t-il quand la distance souhaitée ne peut être maintenue car une partie de la vie sociale, et donc amoureuse, est présentée aux yeux de tous et surtout de soi? Que reste-t-il alors de la solitude? C’est sans doute l’effet très paradoxal de Facebook que de publiciser la vie sociale et amoureuse et de laisser les amants passés dans le secret de cette communication? Il y a là une monstruosité intéressante, l’inscription de nos affects et de nos socialisations entraînent une guerre des esprits amoureux qui ne sont jamais en paix. Chacun sait que telle personne est avec telle personne, se sépare et va, quelques jours plus tard, avec telle autre personne qui sera également séparée, qui elle-même rencontrera. Il faudrait tracer le réseau de toutes ces rencontres, de toutes ces séparations menant à d’autres rencontres s’arrêtant un instant, pour fonder une famille, puis reprenant quand les blessures mal résolues reviennent et que l’idéalisation amoureuse se craquèle.
Réaliser un graph amoureux est sans doute impossible sans l’accord de l’entreprise nommée Facebook à laquelle appartient l’accès de tous ces destins, l’accès et la répétition. En ayant accès à la base de données Facebook, et non pas seulement au présent de son actualisation dans les mini-feeds, sans doute pourrait-on garder la trace des sentiments amoureux mondiaux, de ces flux qui circulent d’être en être. Et sans doute que l’époque première que nous vivons prendra fin, on ne laissera plus ensuite dans son profil d’indices de sa vie privée de peur de voir sa vie révélée lors d’un effondrement. La question est de savoir ce que donne à voir Facebook. Pour quelles raisons nous donnons à voir ce qui finalement nous regarde, pour paraphraser un livre fameux d’Esthétique. Cette réversibilité de celui qui voit et ce celui qui est vu dans la publicisation du privé modifie en profondeur nos existences dans ces moments si intimes de la rencontre et surtout de la séparation.
Le retrait doit-il être la réponse? Que signifierait alors de se mettre en retrait de ce type de socialisation pour protéger son intimité? Quel centre voudrions-nous alors protéger? Il y a là à travailler et à penser ce phénomène d’inscription sociale qui donne à voir la part la plus intime. Il s’agit d’un capitalisme des affects car ce que souhaite l’entreprise Facebook c’est générer du trafic convertible en consommation publicitaire et donc en argent. Il n’y a là aucun machiavélisme, aucun plan général trafiqué par on ne sait quelle puissance occulte. Il n’empêche que le résultat est là, nous nous livrons, et moi le premier, à cette entreprise de publication de la vie privée pour y attirer le regard de ceux qui passent.
Il faut faire le récit de cette séparation sur Facebook, des signes et des échos, de cette vie-là. C’est la nôtre.