De l’usage critique des plateformes d’IA génératives
L’émergence des systèmes d’intelligence artificielle dite générative et conversationnelles a profondément transformé le paysage artistique contemporain. Lors de récentes conférences , un constat s’impose : une majorité d’artistes affirment désormais intégrer des plateformes d’IA génératives dans leur pratique créative, principalement Midjourney et ChatGPT. Cette adoption massive des plateformes s’accompagne d’une double justification : d’une part, l’accessibilité technique qui permet d’éviter l’expérimentation technologique jugée trop complexe ; d’autre part, une prétendue posture critique vis-à-vis de ces mêmes plateformes à travers leur utilisation détournée. Cette contradiction apparente mérite d’être analysée à la lumière de l’histoire de l’art, des évolutions techno-capitalistes et des alternatives actuelles.
Généalogie de la critique interne : de Greenberg au Pop Art jusqu’au Post-Digital
La critique interne constitue une approche esthétique qui opère non pas en rejetant les systèmes dominants, mais en s’y insérant pour les subvertir de l’intérieur. Cette stratégie s’est imposée comme norme à partir du moment où, selon certains théoriciens, la critique externe est devenue impossible face à l’hégémonie du capitalisme et à sa capacité à intégrer toute opposition frontale. La critique interne fonctionne principalement par détournement, parasitage et exploitation des failles (glitches) des systèmes qu’elle prétend critiquer.
Le détournement, tel que théorisé par l’Internationale Situationniste dans les années 1950, consiste à prendre des éléments préexistants (images, sons, objets) pour les réutiliser dans un contexte différent, modifiant ainsi leur signification originelle. Guy Debord et Gil J. Wolman le définissaient comme “le réemploi d’éléments artistiques préexistants dans un nouvel ensemble”. Dans le contexte des IA génératives, cela pourrait signifier l’utilisation de prompts spécifiques destinés à révéler les biais du système ou à générer des contenus qui remettent en question le fonctionnement même de ces outils.
Le parasitage implique une forme d’occupation stratégique d’un système dominant, tirant parti de ses ressources tout en y introduisant des éléments perturbateurs. À la différence du détournement qui s’approprie puis transforme, le parasitage s’installe dans les interstices du système sans nécessairement le transformer de façon visible, mais en détournant subtilement ses flux d’énergie, d’information ou d’attention.
Le glitch, quant à lui, désigne l’exploitation créative des erreurs, bugs ou dysfonctionnements d’un système technique. Rosa Menkman, théoricienne du glitch art, le définit comme “un moment d’erreur qui révèle le médium lui-même” permettant de dévoiler l’infrastructure technologique habituellement invisible. Dans le contexte des IA génératives, cela consisterait à exploiter les limites et imperfections de ces systèmes pour révéler leur fonctionnement interne.
La critique interne s’inscrit dans une longue tradition artistique que nous pouvons retracer à travers plusieurs mouvements clés :
- Le Pop Art (années 1950-1960) constitue un moment fondateur de cette approche critique. Des artistes comme Andy Warhol ou Roy Lichtenstein s’approprient les images de la culture de masse et de la publicité pour les détourner et révéler les mécanismes de la société de consommation. Plutôt que de rejeter cette culture, ils l’amplifient, la répètent jusqu’à l’absurde, créant ainsi une distance critique. Comment nous sommes passés d’une autoréférentialité greenbergienne à l’hétéroréférentialité du Pop Art reste une question qu’il serait possible d’aborder en observant la transformation des médiums artistiques en médias de masse.
- Le postmodernisme américain (années 1970-1980) radicalise cette approche avec des artistes comme Barbara Kruger, Sherrie Levine, ou Richard Prince qui pratiquent l’appropriation et la citation pour questionner les notions d’originalité et d’authenticité. Jean-François Lyotard définissait le postmodernisme comme “l’incrédulité à l’égard des métarécits”, impliquant une déconstruction des grands systèmes explicatifs, y compris celui de l’art autonome et original.
- La postproduction, concept développé par Nicolas Bourriaud, désigne la tendance des artistes contemporains à travailler à partir de matériaux préexistants. Selon Bourriaud, “ces artistes qui insèrent leur propre travail dans celui des autres contribuent à abolir la distinction traditionnelle entre production et consommation, création et copie, ready-made et œuvre originale”.
- Le DJing, comme pratique artistique, exemplifie cette logique d’assemblage et de remix. Le DJ sélectionne, combine et transforme des compositions préexistantes pour créer une nouvelle expérience. Cette pratique, d’abord marginale, est devenue un paradigme culturel majeur où l’art est pensé comme montage de fragments plutôt que comme création ex nihilo.
- Le Net Art (années 1990-2000) a transposé ces logiques dans l’espace numérique émergent. Des collectifs comme Jodi ou des artistes comme Olia Lialina ont exploré les potentialités critiques d’Internet en détournant ses codes, ses interfaces et ses langages. Le Net Art exploitait notamment les failles des navigateurs, les bugs des logiciels et les limites techniques du réseau pour créer des œuvres qui révèlent l’infrastructure habituellement invisible du Web.
- Le Post-Digital, enfin, émerge comme reconnaissance que la révolution numérique est désormais accomplie et banalisée. Florian Cramer le définit comme “une attitude critique face à la technologie numérique, reconnaissant à la fois son ubiquité et ses limites”. Les artistes post-digitaux interrogent les frontières entre physique et numérique, explorant les matérialités sous-jacentes aux technologies apparemment immatérielles.
L’impasse de la critique interne à l’ère des plateformes
Si la critique interne a pu être pertinente dans un contexte où les médias de masse fonctionnaient selon une logique top-down (émetteur unique, récepteurs multiples), elle rencontre aujourd’hui des limites fondamentales face aux plateformes numériques pour plusieurs raisons :
- L’intégration structurelle du détournement dans l’économie des plateformes. Avec l’avènement du Web 2.0 et la généralisation des API (Application Programming Interface), le détournement n’est plus une pratique subversive mais un mode de fonctionnement intégré aux plateformes elles-mêmes. Une API est une interface logicielle qui permet à différents programmes de communiquer entre eux selon un ensemble de règles prédéfinies. Les plateformes comme Twitter, Facebook ou les services d’IA générative proposent des API qui permettent à des tiers d’accéder à leurs données et fonctionnalités pour créer de nouvelles applications. Cette ouverture contrôlée transforme le détournement en une extension prévue du système, une ressource que les plateformes capitalisent pour étendre leur empreinte et ouvrir de nouveaux marchés.
- La transformation du rhizome en instrument de pouvoir. Le concept de rhizome, théorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, désigne une structure non hiérarchique, décentralisée et multidirectionnelle, opposée aux structures arborescentes et hiérarchiques. Initialement pensé comme modèle de résistance, le rhizome est désormais la structure même du capitalisme contemporain, qui fonctionne par connexions multiples, propagation horizontale et absence apparente de centre. Les plateformes numériques exemplifient cette logique rhizomatique : elles constituent des écosystèmes ouverts mais contrôlés, où la décentralisation apparente masque de nouvelles formes de centralisation du pouvoir.
- L’ambivalence structurelle des affects technologiques. L’attitude critique face aux technologies contemporaines oscille souvent entre fascination et horreur, critique et célébration. Cette ambivalence n’est pas accidentelle mais constitutive de notre rapport aux technologies numériques. Derrida parlerait ici de pharmakon : toute technologie est à la fois remède et poison, créant une dialectique indépassable où la critique devient un moment nécessaire de l’adoption. Les entreprises technologiques ont parfaitement intégré cette dynamique : la critique de leurs produits fait partie du cycle promotionnel, créant un “enthousiasme conjuratoire” où la dénonciation des excès technologiques accompagne et justifie leur perpétuation.
- Le spectacle comme horizon indépassable. En se contentant de commenter les technologies des plateformes, les artistes critiques reproduisent ce que Guy Debord nommait la société du spectacle : “un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images”. La critique spectaculaire des technologies spectaculaires ne fait que renforcer le spectacle lui-même, enfermant l’art dans une autoréférentialité stérile.
- Les pratiques artistiques qui utilisent les plateformes d’IA génératives tout en prétendant les critiquer adoptent ce que nous pouvons qualifier de posture pastorale. Ce terme, employé notamment par Leo Marx pour désigner une attitude romantique face à la technologie, caractérise ici une position de supériorité morale illusoire : l’artiste utilise les mêmes outils que le grand public mais s’en différencie par une conscience critique supposée.
Cette posture présente plusieurs problèmes :
- Indifférenciation pratique : L’utilisation “critique” des plateformes ne se distingue pas formellement de leur utilisation ordinaire. L’intention critique reste souvent une simple déclaration qui n’affecte pas substantiellement les œuvres produites.
- Redondance du discours critique : Les critiques formulées (biais, extractivisme, consommation énergétique) ne font que répéter les critiques déjà largement diffusées dans les médias grand public, sans apporter de perspective nouvelle ou de connaissance spécifique.
- Autoréférentialité stérile : Ces œuvres deviennent principalement des commentaires du médium lui-même, une mise en abyme qui, à force de répétition, se transforme en cliché esthétique. Cette autoréférentialité, capable de s’appliquer indifféremment à toutes les technologies, devient une figure de style vide qui tourne sur elle-même.
- Kitsch technologique : Dans la continuité du Pop Art, ces pratiques produisent ce qu’on pourrait appeler un kitsch technologique : une esthétique de la récupération qui simule la subversion tout en participant à la normalisation des technologies qu’elle prétend critiquer.
Vers une approche expérimentale et locale
Face aux limites de la critique interne, une alternative se dessine : l’expérimentation technologique directe. Contrairement à ce que suggère la dévalorisation de cette approche dans certains milieux artistiques, l’expérimentation ne constitue pas une fuite hors du domaine de l’art mais un engagement plus profond avec les conditions matérielles de la création contemporaine.
Cette approche implique une distinction fondamentale entre technique et technologie :
- La technique, dans son acception instrumentale, désigne l’ensemble des procédés permettant de produire un résultat déterminé. Sa dialectique interne est celle de l’outil et de la panne : l’incident technique révèle l’infrastructure habituellement invisible et la matérialité sous-jacente à tout processus apparemment fluide. Martin Heidegger parlerait ici de “dévoilement” (aletheia) : c’est dans la rupture que l’essence de la technique se manifeste.
- Les technologies, toujours au pluriel car résistant à toute définition unitaire, intègrent une dimension logique (logos) qui les distingue de la simple technique. Les technologies informatiques, en particulier, traitent du langage et produisent du sens, brouillant ainsi les frontières entre outil et expression. Elles affectent les facultés a priori de l’être humain dans une rétroaction incessante rendant difficile la distinction entre le moyen et le sujet. Cette dimension symbolique explique en partie pourquoi les technologies numériques remettent plus radicalement en question l’illusion d’un génie créateur autonome : elles révèlent le caractère toujours déjà technique et médiatisé de toute création.
L’expérimentation technologique consiste précisément à explorer cette tension entre technique et technologie, entre instrument et expression, entre matérialité et symbolique. Elle implique un engagement avec les conditions matérielles de production numérique, au-delà de l’interface utilisateur proposée par les plateformes.
Face aux plateformes propriétaires d’IA générative, il existe des alternatives concrètes qui permettent une approche différente, tant sur le plan technique que politique et esthétique :
- Les logiciels locaux désignent des programmes qui s’exécutent sur l’ordinateur de l’utilisateur plutôt que sur des serveurs distants. Cette approche transforme radicalement le rapport à l’outil en permettant un contrôle direct sur les processus computationnels. Dans le domaine de l’IA générative, des solutions comme Stable Diffusion ou Llama permettent de générer des images sur sa propre machine, sans dépendre den totalité ‘une infrastructure distante.
- Les logiciels open source sont des programmes dont le code source est librement accessible, modifiable et redistribuable. Cette ouverture permet non seulement une transparence technique mais aussi la possibilité d’adapter l’outil à des besoins spécifiques. Dans le contexte des IA génératives, l’open source permet de comprendre et potentiellement de modifier les mécanismes générateurs, ouvrant ainsi la voie à une véritable appropriation créative.
Ces alternatives présentent plusieurs avantages concrets face aux critiques habituellement adressées aux plateformes d’IA :
- Réduction de l’impact environnemental : L’utilisation locale réduit considérablement la demande en ressources par rapport à l’accès massif à des serveurs centralisés qui doivent maintenir un temps de réponse optimal pour des millions d’utilisateurs simultanés.
- Conscience matérielle : Faire fonctionner l’IA sur sa propre machine permet une expérience directe des contraintes matérielles (puissance de calcul, mémoire, temps de traitement) habituellement masquées par les plateformes, favorisant ainsi une compréhension plus profonde des processus en jeu.
- Personnalisation des modèles : Le fine-tuning (ou ajustement précis) des modèles d’IA permet d’adapter les systèmes génériques à des corpus spécifiques ou à des esthétiques particulières. Cette technique consiste à réentraîner partiellement un modèle préexistant sur un ensemble de données plus restreint et ciblé. Dans le cas de Stable Diffusion, il est possible de créer des checkpoints personnalisés (états sauvegardés du modèle après fine-tuning) qui incorporent des styles visuels particuliers ou des domaines sémantiques spécifiques.
- Exploration des espaces latents : Les modèles d’IA générative fonctionnent à partir d’espaces latents, des représentations mathématiques multidimensionnelles qui encodent les caractéristiques des données d’entraînement. Un espace latent est un espace vectoriel de grande dimension dans lequel chaque point représente une configuration possible des données (par exemple, une image potentielle). L’utilisation locale de ces modèles permet d’explorer ces espaces de manière plus approfondie et systématique, ouvrant la voie à des expérimentations impossibles dans le cadre contraint des plateformes.
Vers le disréalisme
L’approche expérimentale des IA génératives ouvre la voie à ce que nous pourrions appeler un disréalisme : non pas une simple critique de la réalité existante, mais la production active de réalités alternatives au sein même de notre monde. À la différence du surréalisme qui cherchait à révéler une surréalité cachée, le disréalisme produit délibérément des écarts, des divergences, des mondes possibles qui ne prétendent ni à l’authenticité ni à la vérité et qui déconstruisent par là même la vérité de la prétendue réalité.
Cette approche se distingue fondamentalement de l’esthétique des plateformes qui, malgré leur diversité apparente, tendent vers une homogénéisation stylistique dictée par les données d’entraînement et les contraintes techniques des systèmes centralisés. Les IA expérimentales, en revanche, permettent l’émergence d’esthétiques singulières qui ne reproduisent pas simplement ce que nous connaissons déjà.
Le disréalisme opère plusieurs déplacements importants :
- De la représentation à la génération : l’art n’est plus pensé comme représentation d’un monde préexistant mais comme génération de mondes possibles.
- De la critique à l’invention : plutôt que de commenter critiquement le réel et de le renforcer par cette mise en scène d’un « grand ennemi », il s’agit d’inventer des alternatives concrètes.
- De l’identité à la différence : contre l’homogénéisation esthétique des plateformes, le disréalisme cultive la singularité et l’écart.
- Du commentaire à l’expérience : au lieu de produire un méta-discours sur les technologies, il propose des expériences dans des réalités alternatives.
Pour une politique expérimentale
Face à l’hégémonie des plateformes d’IA générative et aux limites de la critique interne, l’approche expérimentale apparaît comme une alternative à la fois esthétique, technique et politique. Elle permet de dépasser l’opposition stérile entre technophilie naïve et technophobie nostalgique pour explorer les potentialités réelles des technologies numériques contemporaines.
Cette approche implique un triple engagement :
- Engagement technique : comprendre et s’approprier les infrastructures technologiques au-delà des interfaces utilisateur standardisées.
- Engagement esthétique : explorer des formes et des langages qui échappent à l’homogénéisation des plateformes.
- Engagement politique : développer des pratiques numériques qui résistent à la centralisation et à la marchandisation du Web.
Plutôt que de reproduire indéfiniment le geste critique du Pop Art, devenu anachronique à l’ère des API et des plateformes, il s’agit aujourd’hui de développer des pratiques qui explorent véritablement les possibilités de ces technologies sans se soumettre à leurs logiques ou plus exactement aux logiques implantées par les plateformes pour réduire le champ des possibles de ces technologies. C’est seulement ainsi que l’art pourra contribuer non pas simplement à commenter le monde technologique contemporain, mais à y créer des espaces de liberté.
Il est donc essentiel de déconstruire la tendance à parler de “l’IA” au singulier, comme si tous les systèmes d’intelligence artificielle relevaient d’une même logique, c-à-d. d’une définition comprenant son extension et confondant donc ce qui relève de la technique et des technologies. Cette unification conceptuelle ne fait que renforcer la naturalisation des formes dominantes d’IA, masquant la diversité des approches possibles. Contre cette réduction, il faut affirmer la multiplicité irréductible des intelligences artificielles et des mondes qu’elles peuvent contribuer à faire émerger.