De l’insuffisance de l’approche critique pour expérimenter l’IA / On the insufficiency of the critical approach to experimenting with AI

Comment expliquer une certaine méfiance ressentie envers les raisonnements critiques envisageant l’intelligence artificielle selon son extractivisme, son exploitation, sa consommation énergétique ? Pourtant cette approche est matérialiste et met en avant la logistique comme un élément fondamental de compréhension des dispositifs technologiques. Je partage bien sûr ce matérialisme de longue date. En effet, j’ai toujours considéré les technologies comme des dispositifs inextricablement idéologique et matériel et j’ai depuis 1992 déconstruit l’immatérialisme numérique.


Si je ne me retrouve pas dans ce discours critique, ce n’est donc pas du fait de sa nature matérialiste. C’est plutôt que j’ai remarqué, dans de nombreux échanges, que cette critique de la causalité matérielle était chez certains le premier et le dernier mot du raisonnement. C’est-à-dire qu’il faisait office de pensée et permettait d’invalider d’autres méthodes. Ceci n’est pas vraiment gênant dans une approche académique en sciences humaines et sociales où on peut évidemment décider de limiter son étude à cette indispensable analyse. Mais un tel réductionnisme, cela devient plus problématique quand il s’agit de pratiques artistiques.


Celle-ci devient en effet de plus en plus souvent une pratique documentaire qui retranscrit sous une forme visuelle les résultats des recherches des sciences humaines et sociales. Elle devient non seulement illustrative, et on s’interroge pour savoir quel est l’intérêt de répéter ainsi ce qui est dit clairement dans des livres si ce n’est de faire de la vulgarisation, mais encore elle détermine l’art dans une relation littérale avec la réalité.

J’ai souvent été frappé par le sentiment de satisfaction qu’avaient certaines personnes lorsqu’elles réduisaient la compréhension de l’intelligence artificielle à sa causalité matérielle. Si par là elles présupposaient que les conséquences technologiques sont identiques à leurs causes, alors même que les premières sont dans des agencements qui sont rarement présents dans les secondes, j’avais aussi le sentiment que cela permettait de clôturer la discussion et de mettre de côté d’autres approches. Car a-t-on vraiment besoin de l’art pour faire du pastoralisme consistant à diffuser la bonne parole et à avoir la prétention de convertir les gens à des idées exactes ? Il y a là une position de surplomb autoritaire qui me semble gênante tant elle manque de tremblement, d’incertitude, de flou, d’hésitation et de fragilité.

L’autre possibilité occultée par la critique matérialiste du dispositif de l’intelligence artificielle et bien sûr l’expérimentation proprement artistique. Car que disent ces artistes à d’autres artistes qui précisément expérimentent ? Ils leur expliquent que cette expérimentation n’a absolument aucun intérêt si on ne dénonce pas, si on ne documente pas l’extractivisme, l’exploitation et le consumérisme. C’est le premier et le dernier mot. Mais une fois qu’on a, à juste titre, dénoncé cela, que peut ajouter ? Par là on réduit l’art à être une critique sociale et politique, et donc très paradoxalement à fermer la possibilité de la politique comme perspective du possible.

Ceci signifie qu’en entrant dans une conflictualité avec la domination, on met celle-ci en scène puisqu’elle devient notre interlocutrice. L’expérimentation quant à elle n’est pas seulement dans un jeu oppositionnel, mais mets déjà en œuvre d’autres possibilités et d’autres gestes. Elle invente déjà d’autres mondes, sans sous-estimer l’hégémonie de la domination, elle sait pluraliser le possible.


En ce sens, la critique nous désarme en croyant nous armer. Elle nous fait réagir, ce qui est bien sûr indispensable, mais par la même l’indignation nous soumet à un monde dominé plutôt que d’expérimenter l’ambivalence des dispositifs technologiques. Car ce qui est frappant en ceci, et en particulier avec l’intelligence artificielle, c’est l’extrême écart entre des pratiques communes et des pratiques expérimentales.

La critique juge d’en haut, mais son adversaire est peut-être moins la domination dont elle est finalement le secret complice que l’expérimentation, c’est-à-dire les tentatives matérielles d’autres gestes que seul l’art, me semble-t-il, peut porter dans un contexte technologique parce que l’œuvre d’art est la seule à pouvoir suspendre l’instrumentalité anthropologique qui est le fondement commun de la domination et de la critique de la domination. 

Il n’y a pas de manque de critiques de l’IA. Bien au contraire, quand chatGPT a émergé, il est devenu immédiatement un objet de réflexion critique et de dénonciation dont les présupposés restaient totalement implicites et impensés. Les critiques se sont multipliées jusqu’à devenir insignifiantes. Ce qui manque est l’expérimentation (ce qui exige plus de temps que la critique) qui permettrait d’essayer des agencements inanticipables entre l’être humain et les technologies. La critique est une manière de penser qui fait partie du dispositif de domination technologique, car elle est une pensée profondément instrumentale et finaliste. (idée à modérer car la théorie critique, par exemple dans La dialectique de la raison, offre des solutions méthodologiques à cette contradiction interne).

How can we explain a certain distrust felt towards critical reasoning that considers artificial intelligence according to its extractivism, its exploitation, its energy consumption? Yet this approach is materialist and puts forward logistics as a fundamental element of understanding technological devices. Of course, I share this long-standing materialism. Indeed, I have always considered technologies as inextricably ideological and material devices and I have since 1992 deconstructed digital immaterialism.

If I do not find myself in this critical discourse, it is not because of its materialist nature. It is rather that I have noticed, in many exchanges, that this criticism of material causality was for some the first and last word of the reasoning. That is to say, it served as a thought and allowed to invalidate other methods. This is not really a problem in an academic approach in the humanities and social sciences, where one can obviously decide to limit one’s study to this indispensable analysis. But such a reductionism, it becomes more problematic when it is about artistic practices.

This one becomes indeed more and more often a documentary practice which retranscribes under a visual form the results of the researches of the human and social sciences. It becomes not only illustrative, and one wonders what is the interest to repeat thus what is said clearly in books if it is not to make vulgarization, but it determines the art in a literal relation with the reality.

I have often been struck by the sense of satisfaction that some people have when they reduce the understanding of artificial intelligence to its material causality. If by this they presupposed that technological consequences are identical to their causes, even though the former are in arrangements that are rarely present in the latter, I also had the feeling that this made it possible to close the discussion and to put aside other approaches. For do we really need art to do the pastoralism of spreading the word and pretending to convert people to correct ideas? There is there a position of authoritative overhang which seems to me embarrassing so much it misses tremor, uncertainty, vagueness, hesitation and fragility.

The other possibility occulted by the materialist criticism of the device of the artificial intelligence and of course the properly artistic experimentation. For what do these artists say to other artists who are precisely experimenting? They explain to them that this experimentation has absolutely no interest if one does not denounce, if one does not document extractivism, exploitation and consumerism. It is the first and last word. But once one has, rightly, denounced that, what can be added? By this we reduce art to be a social and political criticism, and therefore very paradoxically to close the possibility of the politics as perspective of the possible.

This means that by entering in a conflictuality with the domination, we put this one in scene since it becomes our interlocutor. The experimentation as for it is not only in an oppositional game, but already puts in work other possibilities and other gestures. It already invents other worlds, without underestimating the hegemony of the domination, it knows to pluralize the possible.

In this sense, the criticism disarms us by believing to arm us. It makes us react, which is of course indispensable, but by the same token the indignation subjects us to a dominated world rather than to experiment the ambivalence of the technological devices. For what is striking in this, and in particular with artificial intelligence, is the extreme gap between common practices and experimental practices.
The critic judges from above, but his adversary is perhaps less the domination of which it is finally the secret accomplice than the experimentation, that is to say the material attempts of other gestures that only the art, it seems to me, can carry in a technological context because the work of art is the only one to be able to suspend the anthropological instrumentality which is the common foundation of the domination and the criticism of the domination. 

There is no lack of criticism of AI. On the contrary, when chatGPT emerged, it immediately became an object of critical reflection and denunciation whose presuppositions remained totally implicit and unthought. The criticisms multiplied until they became meaningless. What is missing is the experimentation (which requires more time than the criticism) that would allow to try out unanticipated arrangements between the human being and the technologies. Criticism is a way of thinking that is part of the device of technological domination, because it is a profoundly instrumental and finalist thought. (an idea to be moderated because critical theory, for example in The Dialectic of Reason, offers methodological solutions to this internal contradiction).